Au lendemain de la mort d’Elizabeth II, retour sur les multiples révolutions musicales qui ont jalonné les 70 ans de son règne : de “God Save the Queen” à “The Queen Is Dead”.
Soudain, le drapeau britannique de la résidence royale de Balmoral en Écosse est mis en berne en ce 8 septembre 2022. Les témoins saisissent immédiatement le symbole : Elizabeth II, reine depuis soixante-dix ans vient de s’éteindre ici même, à 96 ans. Alors que depuis des heures, des farceur·euses de Twitter chassaient leur quart d’heure warholien en annonçant “en premier” le décès de la souveraine, la nation pouvait officiellement pleurer. Pas seulement pleurer Elizabeth Alexandra Mary Windsor, mais surtout la peur du vide, des lendemains qui déchantent, de ce qui fut (sans doute dans les fantasmes) et ne sera plus jamais. Le Royaume-Uni vient d’atteindre un tournant déterminant. Et il n’y a plus de garde-fous.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On s’émerveille souvent en France de cette monarchie pittoresque et de la longévité spectaculaire du règne d’Elizabeth II. Mais on commente plus les chapeaux ou le folklore que les fondements même de ce régime en place (avec des pauses) depuis le Moyen Âge. Au Royaume-Uni, il est pourtant de plus en plus ouvertement remis en question, du formidable militant Peter Tatchell au réalisateur Ken Loach, de l’écrivain Martin Amis à la journaliste Julie Burchill. Un capharnaüm de penseur·euses et activistes qui dépasse largement le clivage conservateurs/travaillistes. Et qui dénonce ouvertement l’anachronisme et les privilèges d’une famille royale qui “ne lève pas un doigt pour gagner sa vie”, comme le martèle la comique Jo Brand. Ça a suffi à faire d’elle une cible régulière des tabloïds.
God Save The Queen
Effectivement, on n’a pas souvent dû voir un prince ou une princesse passer du Roundup dans les allées du parc de Buckingham. N’empêche : entre 1952 et 2022, la Reine a accompagné aussi pacifiquement et paisiblement que l’énormité de la tâche le permettait, la dislocation d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Ce fut un chantier titanesque, où son mélange de fermeté et de compassion déplaça des montagnes. À ces pays où la Grande-Bretagne s’était imposée par les larmes et les armes, il a fallu permettre une émancipation sans heurts et sans pleurs. Ne restera à Charles III qu’à brader les quelques résidus de l’Empire britannique encore présents sur le globe pour que soit complète l’opération de retrait et de retour à la maison-mère. Soldes de tous comptes, malgré eux. Car beaucoup de ces territoires se sont révélés plus royalistes que la Reine. Je me souviens avoir parlé avec l’administrateur de l’île de Tristan da Cunha, perdue au milieu de l’Atlantique Sud. J’avais évoqué le ridicule d’y faire résonner chaque matin God Save the Queen, et il s’en était offusqué.
Il faudra également accompagner un jour la réunification probable de l’Irlande et gérer l’indépendance de l’Écosse : ainsi s’achèvera, dans une tradition stoïque instaurée par Elizabeth II, le Royaume-Uni. Le trésor extérieur épuisé, la Reine n’a pu que constater la vente aux enchères du trésor intérieur, hérité de siècles de labeur. Les trains, les postes, les hôpitaux n’ont pu que se plier à la marchandisation de tout. La nation ne possède plus rien. Un des exemples les plus symptomatiques reste la privatisation sans remous, presque résignée de Royal Mail, après plus de cinq siècles dans le bien public.
Symbole d’une vieille Angleterre sclérosée par les traditions
Un trait d’union entre les générations
Ça n’a pas empêché ce service, désormais aux mains d’un entrepreneur tchèque, de rester fidèle à l’Angleterre et un autre de ses trésors : la pop music. Royal Mail a ainsi publié des timbres à l’effigie de New Order, The Clash, Primal Scream ou The Smiths. Avec le choix osé ou inconscient de la pochette de The Queen Is Dead, affublée d’un profil de la Reine.
Ça paraît trop beau pour être vrai, mais l’une des chansons préférées de la Reine était… Dancing Queen d’ABBA. Et malgré les sarcasmes et attaques frontales de pas mal de musicien·nes britanniques, elle n’a jamais cessé de distribuer médailles et honneurs à des artistes auxquel·les elle ne comprenait que pouic. La Grande-Bretagne a pourtant connu sous son règne une ahurissante série de révolutions culturelles, des spasmes inédits. La Reine n’y est pour rien et pourtant pour beaucoup : elle a maintenu le cap. Elle accepta avec réticence le monde reconstruit, le contemplant avec une nostalgie sépia. Son pays est une île. Et dans cette île, Elizabeth II était une île. C’est cette insularité, cette vie parallèle qui fit de la Reine ce personnage irréel, intouchable, mais aussi un trait d’union entre les générations.
Démarré quasiment en même temps que celui du King Elvis, le règne d’Elizabeth II a ainsi connu naissance et parfois décès de dizaines de mouvements de jeunesse : rock, pop, psychédélisme, hard rock, glam, punk, new wave, hip-hop, raves, techno, grime… Elle n’en a embrassé aucun, n’en a critiqué aucun, même quand elle était attaquée frontalement comme symbole d’une vieille Angleterre sclérosée par les traditions. Des Smiths (“The Queen is dead”) aux Sex Pistols (“God save the Queen”), des Stone Roses (“Elizabeth my dear”) aux Manic Street Preachers (“Repeat after me: fuck Queen and country”), des rappers Bob Vylan (“Kill the fucking queen”) à Slowthai (“Elizabeth you cunt”), chaque génération s’est essayée au crime de lèse-majesté. Souvent plus par principe que par conviction : les authentiques républicains ont bien compris que les punchlines restaient de dérisoires outils face à ce folklore huilé et tout-puissant. Comme on jette des cacahuètes au zoo, la Reine a choisi, pour apprivoiser les ardeurs des un·es et féliciter la participation active à la balance commerciale des autres, de distribuer inlassablement des médailles aux musicien·nes. Les Beatles ont ainsi été décorés dès 1965, la liste des médaillé·es ou même anobli·es accompagnant depuis l’invention de la pop chaque soubresaut des charts locaux. Alors que la plupart des artistes, rebelles compris·es, ne manqueraient pour rien au monde les honneurs et dorures de Buckingham Palace, certain·es ont rejeté ce faste d’un autre temps, comme Keith Richards, Paul Weller ou David Bowie.
Elizabeth II incarnait la constance, l’immuable
La Reine n’a jamais prétendu “être dans le coup” comme le singent celles et ceux qui sont résolument hors du coup. Il suffit d’avoir vu Boris Johnson danser comme un Claude François mité pour s’en convaincre. Je ne pense pas qu’il y aura des banderoles, des cris de joie et des concerts de klaxons cette nuit en Angleterre, comme ça avait été le cas lors du décès de Margaret Thatcher, ennemie visible et identifiable par toute une population qu’elle avait humiliée.
“Après moi le déluge”, promettait un autre monarque, Louis XV. En anglais, pour décrire une personne qui a marqué son époque, écrasant l’histoire de sa présence massive, on dit “a hard act to follow”, “Ça sera dur de lui succéder”. C’est un euphémisme d’imaginer suite aussi vertigineuse que ce règne qui a tout connu, tout accompagné, tout traversé. Peu de pays au monde ont vécu une évolution économique, sociétale, sociale et culturelle comme le Royaume-Uni depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Instable, le pays a connu dans cette période quinze premier·ères ministres, mais une seule monarque. Elizabeth II incarnait la constance, l’immuable.
Certain·es qui avaient réservé en viager la couronne royale ont trouvé le temps long. Dans les velours épais des palais se sont étripé·es en une tragédie grecque de soap-opera les prétendant·es au trône. Ses acteur·trices endimanché·es dans la modernité manquaient de carrure, d’envergure, de gravitas. La logique a évidemment tranché : ça sera le très patient Charles III. Il est devenu souverain par la grâce d’un protocole inébranlable, là où la vox populi orchestrée par les tabloïds aurait préféré une dérogation, ou une réécriture des règles pour offrir la fonction à Kate et William.
Charles III commence son règne impopulaire, à 73 ans. Après elle, avec lui, la monarchie s’estompera en pente douce, jusqu’à ne devenir qu’un folklore touristique. La dilution, le délitement sont en marche depuis belle lurette. Bientôt, on pourra peut-être réserver quelques-unes des 775 chambres de Buckingham Palace sur Airbnb. Mais ailleurs était la force de la Reine Elizabeth, parfois à la limite de son rôle et de ses fonctions, elle a pesé jusqu’au bout sur son rôle d’influenceuse – je n’ai pas écrit blogueuse. Elle avait une autre vision de son destin, de ses responsabilités et de la dignité que beaucoup de membres de sa famille. La Reine ne s’exprimait pas en punchlines que l’on imprime sur des tee-shirts vendus à Camden Market par une mafia ou une autre.
Photo de famille
Si sa famille, parfois très proche, s’est grisée du pouvoir absolu pour se permettre des faux pas honteux, voire des actes autrement plus graves, Elizabeth II s’est toujours placée au-dessus des frasques, des scandales financiers, des déviances sexuelles ou des bons mots cruels. Elle a reposé sur une distance, une aura, alors que l’affection d’une grande partie de la nation semble s’appuyer sur une proximité, une intimité. Cette dualité restera comme l’un des mystères de son règne. Comment une monarque bénéficiant de demeures, de terres, de yachts ou même d’un carrosse en or a-t-elle pu être considérée par ses sujets comme une ascète, menant une existence frugale et désuète ? Comment a-t-on pu à ce point détourner les codes des contes de fées pour que la Reine d’un royaume aussi puissant et impitoyable s’invite sur la photo de famille des petites gens ?
Parfois, mon épouse me traîne dans le quartier de Buckingham Palace. Elle s’y rassure avec des signes et des symboles qui sont tellement ancrés en elle, et dans des millions de ses concitoyen·nes-sujet·tes, que le sarcasme serait dérisoire. Alors je suis, en espérant parler aux écureuils ou aux pélicans du St James’s Park voisin. Sinon, j’ai toujours considéré le Palais comme un mausolée de toutes choses britanniques, un effroi de beffroi où survit une industrie de la tradition. Cette bouffissure peut rassurer ou amuser, mais elle arrime le royaume dans une nostalgie stagnante. Il faudra s’en extirper, alors que l’Asie puis l’Afrique décrètent chaque mois de nouveaux standards de modernité, débarrassés de ces rituels gâteux.
C’était la monarchie qui était sur la sellette. Pas Elizabeth II sur la guillotine
J’avais coécrit, avec le réalisateur Don Kent, le film Ballade pour une Reine , diffusé sur Arte en 2012. Nous avions longuement interrogé en Grande-Bretagne des historien·nes, des politicien·nes, des citoyen·nes : même les plus virulent·es peinaient à attaquer Elizabeth II. Tous·tes les Britanniques avec qui nous avions échangé affirmaient une claire distinction entre la femme et la fonction. C’était la monarchie qui était sur la sellette. Pas Elizabeth II sur la guillotine.
Au milieu de la nuit, je parle à une de mes amies anglaises. Je lui présente des sortes de condoléances maladroites, empruntées. Elle rigole. “C’est la mort de cette femme qui m’attriste. La monarchie, c’est ridicule. Même si ce pays traverse plusieurs crises graves d’évolution, comme le Brexit, il va falloir – maintenant qu’elle ne sera plus à ce point incarnée par Elizabeth – nous débarrasser de la monarchie. Nous n’en pouvons plus d’être des sujets. Il est temps de devenir des citoyens.”
Liz Truss, nouvelle Première ministre britannique, a été nommée par Elizabeth II deux jours avant sa mort. Je me demande si la Reine, forcément briefée, a mentionné un discours de la même Liz Truss qui, à 19 ans, exigeait à la tribune, avec une véhémence à la hauteur des Sex Pistols, l’abolition de la monarchie et la réduction au silence de la Reine. Son règne à elle démarre dans une dignité et une constance assez douteuses. Il ne durera pas 70 ans.
{"type":"Banniere-Basse"}