Entourés du réalisateur Mike Mills et de plusieurs artistes féminines, les Américains bousculent leurs habitudes pour livrer “I Am Easy To Find”, un nouvel album subtil et tourmenté. Rencontre.
Cette année, The National fête ses vingt ans d’existence. Deux décennies à sortir des albums habités, à intervalles réguliers, sans renoncer à l’exigence et à l’humilité de leurs débuts. “Je viens de passer une semaine avec Thom Yorke (pour le projet Minimalist Dream House, avec les sœurs Labèque – ndlr), raconte le guitariste Bryce Dessner. Les membres de Radiohead sont ensemble depuis plus de trente ans – une vraie leçon d’humilité. Je n’ai pas osé lui demander le secret de leur longévité, mais je ne crois pas qu’ils soient spécialement plus faciles à vivre que nous. La plupart des grands groupes de rock n’ont même pas tenu dix ans et on comprend bien pourquoi : c’est un mode de vie brutal, fou. On a traversé plusieurs crises qui ont failli mettre un terme au nôtre.”
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Si The National a plusieurs fois frôlé l’implosion, sa force tranquille a toujours triomphé et il donne aujourd’hui la plus belle preuve de cohésion en sortant un nouvel album, leur huitième au total. Le côté fraternel et uni s’explique facilement : en plus d’être amis, certains d’entre eux sont aussi frères. Entre les jumeaux Aaron et Bryce Dessner et la fratrie Devendorf (Scott et Bryan, respectivement bassiste et batteur), seul Matt Berninger, le chanteur, n’a pas de lien familial avec un autre musicien. Leur son et leurs sujets de préoccupation ont évolué avec les années.
Sur Sleep Well Beast (2017), le disque précédent récompensé par deux Grammy Awards, ils exploraient les fissures d’un mariage et la crise de la quarantaine, avec des paroles aussi nuancées que leur musique. Sans jamais tomber dans le cliché facile ni dans les suites d’accords banales, la formation condensait dans chaque chanson des fragments de vie qui résonnaient avec une justesse rare. Plus d’une fois, on s’est dit qu’on rêverait de lire un roman signé The National.
Dream team
Deux ans après cet enregistrement de 57 minutes, on retrouve la bande de Matt Berninger avec un album encore plus plantureux, I Am Easy To Find, qui franchit la barre des 60 minutes et devient donc le format le plus long de toute leur carrière. Une autre caractéristique originale est son approche collaborative, ancrée dans la conception même des seize chansons. L’étincelle qui a débouché sur I Am Easy To Find leur est venue après le tournage d’un court métrage de Mike Mills.
Fan du groupe depuis des années, le réalisateur américain (à ne pas confondre avec son homonyme, ex-bassiste de R.E.M.) a déjà à son actif de nombreux clips (pour Pulp, Air, Moby, Blonde Redhead…), des pochettes de disques (Sonic Youth, Beastie Boys, Air, Sleater-Kinney…), mais aussi des livres et des films (dont 20th Century Women et Beginners). Il revient sur sa rencontre avec The National : “Je les ai contactés pour leur proposer de faire un clip. Matt m’a répondu qu’ils avaient sous la main tout un stock de morceaux qu’ils n’avaient pas utilisés pour Sleep Well Beast et même d’avant. Je les ai écoutés et ils m’ont suggéré d’en faire quelque chose si ça m’intéressait. J’étais ravi de pouvoir m’amuser avec leur musique et de préparer avec eux les différents ingrédients.”
“Le film créé par Mike Mills a énormément influencé ce nouvel album. Je pense que les grands réalisateurs aiment la musique, et c’est son cas”
Bryce Dessner poursuit : “Mike a écrit tout un script et l’a tourné en se basant sur nos idées de chansons. A l’époque, il n’y avait que la voix de Matt, mais on a eu envie de voir ce que ça donnerait avec des voix féminines. Le résultat nous a conquis immédiatement. En parallèle, on a voulu refléter différentes tranches d’âge, donc on a fait appel au Brooklyn Youth Chorus, un chœur d’adolescents qui intervient tout au long de l’album. Le film créé par Mike a énormément influencé ce nouvel album. Je pense que les grands réalisateurs aiment la musique, et c’est son cas.”
En confiant ses demos à une personne extérieure en qui ils avaient confiance, les membres de The National ont changé leurs habitudes et repensé la manière dont ils composent. Leur entente fusionnelle débouche sur un court métrage de 24 minutes, avec l’actrice suédoise Alicia Vikander, projeté lors des concerts d’avril, avant que la troupe n’entre en scène. “Mike a fait certains choix que l’on n’aurait jamais pensé faire nous-mêmes sur l’un de nos albums, comme mettre en avant des instruments à cordes très puissants, placer une voix féminine au tout début du film… On s’est appuyés sur ces idées pour mettre en place tout l’album.”
Au total, I Am Easy To Find a été conçu sur une période d’environ un an de va-et-vient créatif entre les différents intervenants, dont certains vivent à New York, d’autres à Los Angeles et d’autres encore en Europe. “Sans Mike, ça aurait été bien plus long, rigole Bryce Dessner. A notre échelle, c’est un processus très rapide. La narration du film a vraiment porté le songwriting. L’une des raisons pour lesquelles on existe toujours, c’est qu’on laisse les fenêtres grandes ouvertes pour s’autoriser toutes les collaborations qui nous plaisent.” Impossible de compter tous les musiciens qui ont joué avec eux par le passé, de Sufjan Stevens à St Vincent, de Bon Iver à Nico Muhly.
Des live magnétiques
Après avoir répété à Paris en vue d’une nouvelle tournée, The National dévoile en petit comité ses nouveaux morceaux au Café de la Danse le 15 avril dernier. Au moment où Notre-Dame s’embrase, les Américains donnent un concert, comme un échauffement avant leur performance dans le cadre plus formel de l’Olympia, le lendemain. Dans cette petite salle du quartier de Bastille où ils ont joué plusieurs fois à leurs débuts, le groupe a plus que doublé son effectif. Un quatuor à cordes les accompagne, de même qu’une seconde batterie. Matt Berninger, qui magnétise souvent les regards avec sa longue silhouette en convulsion et sa voix ténébreuse, n’est plus tout seul sur le devant de la scène. A ses côtés, trois chanteuses, également présentes au générique de l’album, lui donnent la réplique : l’Anglaise Kate Stables (alias This Is The Kit), la Française Pauline de Lassus (alias Mina Tindle, compagne de Bryce Dessner) et l’Américaine Gail Ann Dorsey (qui a longtemps joué avec David Bowie).
La merveilleuse cohabitation entre tous ces talents d’ici et d’ailleurs impressionne d’emblée sur You Had Your Soul With You, qui ouvre non seulement le concert, mais aussi l’album. Entre ballades en clair-obscur et envolées intenses, entre majesté solennelle et délicatesse intimiste, ces titres dévoilent une nouvelle facette de The National en proposant des points de vue féminins. Interpréter tous ces morceaux en avant-première, plus d’un mois avant la sortie officielle de I Am Easy To Find, était un pari risqué, mais incontestablement réussi à la fin de la soirée à en juger par la réaction du public. Le groupe conclut son concert avec un hommage à Notre-Dame : la frémissante Light Years rappelle les meilleurs moments de Boxer, leur chef-d’œuvre de 2007.
Le lendemain, dans les loges de l’Olympia, Bryce Dessner revient sur cette soirée particulière : “Je vis à Paris depuis cinq ans, à deux pas de Notre-Dame. Ce qui s’est passé hier soir était visiblement un accident et ça me fait penser aux notions de permanence et de fugacité. En réalité, tout est éphémère. Un monument debout depuis le XIIe siècle peut partir en un clin d’œil. Le 11 septembre 2001, on était à Brooklyn et on a vu les tours s’effondrer. Ça semble inimaginable, mais tout peut arriver. Une relation amoureuse peut se dissoudre. Un proche peut disparaître. Et aujourd’hui, on constate que même la pensée rationnelle peut parfois s’éclipser en Amérique : des idées insensées trouvent leur place parmi le grand public et sont même véhiculées par le Président.” Rappelons que le groupe n’a jamais caché ses opinions politiques, en soutenant activement Barack Obama puis Hillary Clinton, et n’a jamais reculé devant les engagements caritatifs (pour les réfugiés, la lutte contre le sida, l’éducation, le Tibet…).
Ne pas croire la chanson titre “I Am Easy To Find” et son affirmation trompeuse : personne n’est facile à cerner
Pendant la première moitié de sa carrière, The National exprimait parfois ses inquiétudes sur des brûlots exaspérés, parfaits défouloirs à ses frustrations. Ces explosions ont laissé place à des atmosphères plus amples, plus lumineuses, qui prennent le temps de se développer pour mettre au jour leurs tourments les plus enfouis. Ne pas croire la chanson titre I Am Easy To Find et son affirmation trompeuse : personne n’est facile à trouver, à cerner.
Ce morceau est l’un des premiers sur lesquels Mike Mills a travaillé et ses thèmes sont devenus centraux pour tout l’album. “Sur Trouble Will Find Me (leur sixième album, sorti en 2013 – ndlr), il y avait une chanson intitulée Hard To Find, explique Bryce Dessner. C’est comme le pendant masculin de I Am Easy To Find, que je vois plutôt comme féminin. ‘Facile à trouver’, peut-être en apparence, mais pas si on creuse sous toutes les couches superposées. Je pense aussi à mon épouse, qui est infiniment plus fiable et plus intéressante que moi ! (rires) Pour la connaître vraiment, il faut passer beaucoup de temps avec elle. Ces deux morceaux sont liés et se répondent en quelque sorte.” Vingt ans après sa création, The National sait apprivoiser les ténèbres pour les transformer en lueurs de réconfort.
Album I Am Easy To Find (4AD/Wagram)
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