Dix ans après leurs débuts, les Américains de Real Estate cristallisent leurs angoisses existentielles sur un cinquième et élégant album à la formule revisitée.
Une certaine idée de l’innocence a disparu des pellicules. Exit les films en Super-8, les plans bucoliques filmés entre potes et autres joyeuses séquences à l’animation colorée. Le dernier clip de Real Estate résulte d’une succession d’images funestes, faites de larmes, de bile et de décadence. Début janvier, la bande du New Jersey annonçait l’arrivée imminente d’un nouveau disque.
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Un premier extrait, Paper Cup, enregistré avec la chanteuse du duo electro-pop Sylvan Esso, était partagé sur le net. Derrière ses faux airs disco, le morceau s’accompagnait d’une vidéo pour le moins inhabituelle, mettant en scène les derniers instants d’un écureuil prénommé Chipper, mascotte déchue d’une salle d’arcade. A l’écran, l’animatronique sombre dans une indifférence quasi générale. L’ex-star est condamnée. Son ultime prestation tourne au fiasco.
“Nous ne sommes pas juste des mecs cool”
Avec ce clip à contre-emploi, Real Estate ne pouvait rêver meilleure manière d’introduire son nouveau projet. Pour cause, The Main Thing est un album de crise. “On commençait à se lasser d’être constamment perçus comme un groupe de mecs ‘chill’, faisant de la musique ‘chill’, comme s’il y avait en définitive quelque chose de négatif dans cette qualification que nous avons entendue des millions de fois, finit par lâcher le bassiste Alex Bleeker, lors de notre rencontre fin janvier, dans l’antenne parisienne du label Domino. Nous ne sommes pas juste des mecs cool, occupés à siroter des limonades en plein été et à composer la bande-son qui va avec. Le clip de Paper Cup, comme le reste de ce nouveau disque, sont tout sauf ‘chill’. C’est une bonne façon de montrer qu’il peut y avoir davantage de profondeur dans nos morceaux, contrairement à l’idée reçue.”
En 2009, les Américains sortaient à peine de l’adolescence. Avec leurs allures de jeunes premiers, ils débarquaient de leur banlieue tranquille du New Jersey pour devenir les dignes représentants d’une indie-pop décontractée et insouciante, héritée de leurs modèles locaux, Yo La Tengo et The Feelies en tête. Dix ans après, Real Estate reste visiblement indissociable de son image, n’en déplaise à ses musiciens.
“Pourquoi sortir un album de plus à l’heure actuelle ? Surtout si c’est pour qu’on nous dise qu’il sonnera toujours pareil…”
Pourtant, tout a changé. Les membres de la formation ont désormais la trentaine bien entamée. Certains se sont mariés, d’autres sont devenus pères de famille. En parallèle, l’Amérique est aujourd’hui empêtrée dans la présidence Trump. Le changement climatique se fait de plus en plus visible. Et l’avenir reste menaçant. Pour Real Estate, la remise en question était inévitable.
“On ne pouvait pas faire comme si toutes ces problématiques ne nous affectaient pas. Elles s’ajoutent à nos angoisses personnelles. On vit tous avec ça en tête au quotidien, observe Alex. C’est ce qui nous a amenés à nous questionner : pourquoi sortir un album de plus à l’heure actuelle ? Surtout si c’est pour qu’on nous dise qu’il sonnera toujours pareil…”
“Quel est le but s’il n’y a pas de raison valable ? Je pense que la création de ce disque nous a permis d’y répondre.” Martin Courtney, chanteur et “songwriter en chef”, ajoute : “On en est alors venu à se servir de cet album pour proposer quelque chose de plus grand, de plus profond, avec des intentions. Quelque chose dont nous avions plus que besoin.”
Un album angoxiène dans un monde cruel
Au printemps 2018, le quintette est allé rejoindre Kevin McMahon, l’ingé-son déjà à l’œuvre sur le génial Days (2011), pour se remettre au boulot dans le nord de l’Etat de New York. Avec une poignée de demos composées par Courtney comme base de travail, les cinq trentenaires choisissent de remanier leur formule jusqu’à multiplier les expérimentations en studio, poursuivant ainsi une démarche quelque peu amorcée sur leur précédent lp, In Mind (2017). Tous collaborent à l’écriture des morceaux in situ et un quatuor à cordes est même engagé pour parfaire certains titres.
Loin de totalement se réinventer, Real Estate se devait d’ouvrir les portes de son studio pour mener à bien sa quête de sens. Si les guitares cotonneuses et la voix caractéristique du chanteur continuent d’imprégner les compositions, l’ensemble se pare d’une coloration étrange, qui ne cesse de traduire la crise existentielle du groupe. Car, malgré quelques titres légèrement enjoués (November, The Main Thing) ou faussement paisibles (Falling Down ou l’instrumental Brother), The Main Thing est avant tout un album crépusculaire, angoissé et inquiétant.
Sur The Paper Cup, Martin Courtney expose ses doutes sur le fait d’être musicien. Ailleurs, il évoque “le monde cruel” dans lequel il évolue (Silent World) et préconise à son nouveau-né de “savourer son innocence” pendant qu’il est encore temps (You). En cours de route, l’anxiogène et psychédélique Also A But, écrit par le guitariste Julian Lynch, remplaçant de Matt Mondanile depuis 2017 – celui-ci avait été viré en raison de nombreuses accusations d’agressions sexuelles –, dessine un paysage rongé par la pollution, au bord de la catastrophe.
“The Main Thing est un produit de son temps, conclut Bleeker. Il nous permet de nous exprimer différemment et surtout de nous rassembler. De rassembler aussi bien d’autres musiciens, comme le quatuor avec qui nous avons collaboré, qu’une multitude de gens, lors de nos concerts. La musique est fédératrice. Et par les temps qui courent, c’est la seule et unique chose digne d’intérêt que nous puissions faire.” Real Estate a trouvé ses réponses. L’innocence peut bien disparaître.
The Main Thing (Domino/Sony Music)
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