Sur un troisième album fulgurant, Anthems For Doomed Youth, les Libertines renouent avec leur légende. Rencontre avec Peter Doherty et Carl Barât, aussi merveilleusement indisciplinés que leur musique.
Sur You’re My Waterloo, qui figure sur votre nouvel album, vous chantez : « Tu es le survivant de plus d’une vie« . Même si cette chanson a été composée il y a longtemps, est-ce que vous vous sentez comme des survivants ?
Peter Doherty – Carl n’a pas écrit cette chanson pour moi et je ne l’ai pas écrite pour Carl. Cette phrase vient du choc que j’ai eu en apprenant qu’à sa naissance Carl avait un frère jumeau, qui est mort quand il n’était qu’un bébé. On l’a jouée en concert récemment. Juste après, je chante : “Tu es le seul amant que j’aie jamais eu ». Parfois, les gens aiment bien y voir des indices sur notre relation, mais à chaque fois que je croise son regard en chantant ces mots, il fait cette tête-là (il lève les yeux aux ciel et fait non de la tête en grimaçant).
Carl Barât – J’ai réellement dormi avec un couteau (en référence à la suite des paroles : « Tu es le seul amant que j’aie jamais eu / Qui dormait avec un couteau ».)
Peter – Oui, ce qui est bizarre, c’est qu’apparemment il dormait bel et bien avec un couteau.
Carl – Ça t’a rendu parano, alors j’ai arrêté. Tu étais vraiment énervé : « Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est contre moi ? »
Peter – Je ne veux plus repenser à cette période où Carl m’a menacé avec un couteau et… (il frissonne) Je crois que quand tu es ouvertement hétéro, à 18 ans, quand tu te prends pour un mod et que tu vas dans des soirées indie tous les soirs pour essayer de trouver une fille sans aucun succès, tout ça crée une ambiance assez étrange. Imagine-nous, assis tous les deux dans un bus de nuit pour rentrer chez nous après avoir passé la soirée dans le West End à essayer de draguer une Française, en vain. Un soir, dans ce bus, on a vu un mec entouré de trois Françaises ! Il avait un drapeau français accroché à son blouson en cuir et une coiffure très cool des Sixties. Il est descendu au même arrêt que nous en disant (avec un accent du nord de l’Angleterre) : “Allez les filles, on descend ici, l’une après l’autre !« . C’était Scarborough Steve (membre fondateur du groupe) avec son gros accent du Yorkshire. C’est là le début des Libertines. C’est là qu’on s’est dit qu’il fallait qu’on trouve un leader avec un certain je-ne-sais-quoi. Depuis, on a trouvé ce que c’était, mais à l’époque c’était un je-ne-sais-quoi ! C’est dingue comment notre avenir a changé avec un pantalon à pattes d’eph’ et un blouson en cuir.
Carl – Il (Scarborough Steve) avait l’odeur de vieilles bottes de cowboys.
Peter – Il y avait plein d’encens dans sa chambre, avec un couvre-lit qui pendouillait par-dessus une fenêtre cassée. Mes parents étaient venus d’Allemagne et nous avaient laissé une caisse de bière. C’est là qu’il a décidé de passer chez nous. On pouvait sentir la bière à une centaine de mètres à la ronde. Il a fait son apparition par la fenêtre : « Oh, je suis votre voisin ! »
Carl – Le lendemain matin, on l’a vu dehors, en slip, en train d’étendre son pattes d’eph’ sur la corde à linge.
Peter – Prêt pour une nouvelle nuit remplie d’aventures.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pour revenir à la question, vous vous sentez comme des survivants ?
Peter – Oh, pardon. Voilà d’où vient cette phrase. La première fois que Carl m’a emmené chez sa maman, j’ai vu une photo de son frère jumeau et ça m’a beaucoup marqué. En fait, c’est même devenu un peu malsain parce qu’après je disais à tout le monde que j’avais eu un frère jumeau qui était mort. C’était un peu bizarre.
Carl – Heureusement, ce n’était pas fait méchamment.
Peter – Je suis tellement honnête que cinq minutes plus tard j’avouais que c’était un mensonge.
Carl – Donc tu es un survivant ?
Peter – Je suis un survivant du mensonge sur « plus d’une vie« .
Sur la pochette, j’ai l’impression de reconnaître vos deux écritures pour former le titre du nouvel album. C’est bien ça ?
Peter – Non, c’est juste celle de Carl.
Carl – Il y a la tienne aussi. Tu as écrit “doomed youth”.
Peter – Ah oui, c’est vrai. Tu as reconnu nos deux écritures, bonne observation.
Merci.
Peter – Tu ne trouves pas que la pochette fait un peu Bee Gees ?
Mais non !
Peter – Ok, bien.
Mettre vos deux écritures, c’est une allusion au fait que votre relation s’est ressoudée ?
Peter – C’est surtout une allusion à mon insistance pour ne pas avoir uniquement l’écriture de Carl. Il a déjà écrit le fameux Libertines (il montre le tatouage Libertines sur son avant-bras, avec l’écriture de Carl). Je vois plein de gamins qui ont ce tatouage maintenant. L’autre jour, quelqu’un m’a dit : « Je veux un tatouage Libertines, est-ce que tu peux l’écrire pour moi ? » J’ai dit : « Oui, je vais te l’écrire, mais tu sais que ce n’est pas mon écriture à l’origine. – Ah bon ? C’est celle de qui ? – Celle de Carl. – Oh, est-ce qu’il est dans le coin ? » Ça représente plutôt mon manque d’assurance, une concession pour montrer que c’est un groupe de deux personnes. Enfin, c’est un groupe de quatre personnes dont deux leaders.
Carl – C’était un geste désintéressé. Un sacrifice pour le bien commun.
Peter – Si tu regardes au dos d’Up The Bracket, c’est mon écriture.
Carl – Ah bon ?
Peter – Je pensais que c’était à cause de ça que tu voulais mettre ta propre écriture.
Carl – Non, je ne m’en souvenais plus.
Peter – Tu ne te rappelles pas le matin où on devait rendre l’artwork ? Tu venais de passer toute la nuit avec les Strokes et j’ai pris des Polaroid avec une couverture… Tu te rappelles ? Aux Albion Rooms ? Après, j’ai écrit les titres des chansons sur une photo.
Carl : Oui, je m’en rappelle. C’étaient de belles photos.
Beaucoup de gens se focalisent plus sur les excès et le chaos autour de vous que sur votre musique. C’est frustrant ? Vous avez sans doute l’habitude maintenant…
Carl – Oui, je ne m’attends plus à rien d’autre. C’est triste.
Peter – Au final, c’est frustrant, mais dans ces moments d’exaltation, j’ai moi-même tendance à me focaliser là-dessus et à le regretter plus tard parce qu’on finit toujours par en revenir à la musique. Dans un sens, notre musique est un peu centrée sur l’excès elle aussi. Elle peut être à certains égards désespérément triste, mais on essaie toujours de rester positifs. Le simple fait de boucler une chanson est un aspect positif en soi, même si le résultat est mélancolique. Tu fais tout pour rameuter les gens et une fois que tu as attiré l’attention sur toi, tu peux essayer de les hypnotiser et de montrer ton autre visage. La vérité en lumière… Il faudrait que j’apprenne à coudre, que je trouve quelqu’un pour raccommoder mes drapeaux, mes idées… Tu sais coudre ?
Oui, plus ou moins.
Carl – On a un travail pour toi. Peux-tu raccommoder nos chansons ?
Peter – Peux-tu recoudre tout ça et l’améliorer ?
Carl – Allez !
Je crois qu’elles n’ont besoin de rien ! Avez-vous déjà perdu votre créativité ?
Carl – J’ai déjà perdu tout intérêt pour ma créativité.
Et toi, Peter ?
Peter – Je pense que non. J’hésite à le dire, mais c’est probablement vrai : c’est dans ma nature d’avoir des impulsions créatrices. Ça fait partie de moi. C’est comme si j’étais littéralement obligé de faire quelque chose, même si c’est juste un gribouillage. Parfois, je prends ma guitare et ça fait extrêmement mal, mais je dois le faire. C’est ce qui est arrivé hier soir.
Vous auriez pu choisir la solution de facilité et mettre des fonds de tiroir sur cet album. Carl, la dernière fois qu’on s’est vus tu revenais de Thaïlande où tu avais écrit plusieurs nouvelles chansons avec Peter. Est-ce que ça a été un processus facile ?
Peter – Si c’était en novembre, je crois que l’idée principale sur laquelle on travaillait a fini sur l’album. C’est une chanson qui s’appelle Glasgow Coma Scale Blues.
Carl – Je crois qu’à peu près tout ce qu’on a fait s’est retrouvé sur l’album.
Peter – Ça aurait été la honte de se contenter de mettre des vieux morceaux.
Carl : On en a ré-enregistré quelques uns (en guise de bonus de l’album), pour la postérité.
Peter – Notamment Bucket Shop.
Carl – Pour tout te dire, il faut que je retravaille un passage du break.
Peter – C’est ma version qui a fini sur l’album, quand je fais… Tu peux me passer la guitare ? (à tour de rôle, ils jouent leurs deux versions de cette chanson)
Quel était votre état d’esprit quand vous avez commencé à enregistrer en avril ?
Carl – On a commencé par quelle chanson ?
Peter – Barbarians. Dans un sens, j’étais apaisé par ce morceau parce que j’y croyais. Mais c’était en fait une question sur notre état d’esprit collectif. On était tous très unis. (à Carl) Et toi ?
Carl – Je crois que j’étais très détendu.
Peter – Pour être honnête, c’était une énergie rare.
Carl – Tous les ingrédients étaient là et tout le monde était détendu, plutôt que de passer son temps à vouloir tout contrôler. C’était rassurant.
Pouvez-vous essayer de décrire comment vous vous sentez sur scène ?
Carl – Il y a tellement de sensations différentes…
Peter – J’y suis complètement dévoué, pour le meilleur et pour le pire. C’est quelque chose que je ne peux pas m’empêcher de faire. C’est un peu comme être en guerre contre un pays, alors que tu n’as rien contre lui personnellement, par simple devoir. Ça peut être très douloureux. Mais c’est là que je me sens moi-même, libre, parfois pris au piège aussi… C’est bizarre : en repensant à des concerts, je me sens bien, rempli de fierté et de bonheur, alors que sur le coup ce n’est pas toujours ce que je ressens. Sur le coup, je suis… je ne sais pas trop. C’est très agaçant parce que c’est tout ce que j’ai envie de faire, et tout ce que je fais va vers ce but.
Comment avez-vous eu l’idée de mettre le son d’un scooter sur l’album, le son des vagues…?
Carl –Ça montre juste l’endroit où on était. Quelqu’un (il montre Peter) était au lit.
Peter – Mais on n’entend pas vraiment le scooter.
Carl – Si. Ça rend pas mal.
Et les vagues ?
Carl – On était au bord de la mer, loin de tout. On aurait dit une sorte de comédie. J’ai de l’eau jusqu’au genou et je suis censé sortir de la mer en ayant joué un certain nombre de mesures avant d’arriver à la plage et d’attaquer la mélodie principale (il se lève et joue la scène tandis que Peter est plié de rire). Ça a demandé plusieurs prises et à chaque fois je devais retourner au point de départ jusqu’à ce qu’au bout d’un moment je dise : « Mais qu’est-ce qu’on fout ? » C’était marrant.
Comment avez-vous procédé pour composer, pour décider qui chante quoi ?
Carl – On a eu la même façon de composer qu’avant.
Peter – Comme quand tu es petit et que tu dis : Prems ! Ou parfois on faisait un petit pari…
Carl – Le problème, c’est que si tu fais un pari avec lui il gagne à tous les coups.
Peter – Ou on jouait au billard et on se disait : celui qui gagne la prochaine partie a le droit de chanter le premier couplet de tel morceau.
D’où vient la magnifique chanson Iceman ?
Carl – A l’origine, cette idée vient d’une pièce d’Eugene O’Neill intitulée The Iceman Cometh (Le marchand de glace est passé). Il y a des années, je travaillais au Old Vic (théâtre londonien) quand la pièce a été jouée là-bas.
Peter – On a tous les deux travaillé dans des théâtres et chacun à notre tour on est devenus obsédés par tout ce monde-là, l’époque des théâtres à l’ancienne. Cette idée nous est restée en tête et le refrain est une citation de la pièce : « Ne passe pas tes journées dans le foin avec le marchand de glace.”
{"type":"Banniere-Basse"}