Depuis trente ans, Martha Argerich plane sur le piano classique comme une hirondelle insaisissable et fragile. Une série d’enregistrements puissants confirme son statut d’interprète visionnaire de Chopin et des classiques du xxème siècle. Schnabel, Horowitz, Gilels, Arrau, Gould, Pollini… Le siècle finissant, sur les traces lointaines de Franz Liszt et de Ferruccio Busoni, aura engendré […]
Depuis trente ans, Martha Argerich plane sur le piano classique comme une hirondelle insaisissable et fragile. Une série d’enregistrements puissants confirme son statut d’interprète visionnaire de Chopin et des classiques du xxème siècle.
Schnabel, Horowitz, Gilels, Arrau, Gould, Pollini… Le siècle finissant, sur les traces lointaines de Franz Liszt et de Ferruccio Busoni, aura engendré une pléiade de monstres pianistiques en tout genre, dont le pedigree unit infaillibilité technique à fulgurance visionnaire. Immergés dans un au-delà déconnecté, délivrant leur message de caractère sacré aux microbes d’ici-bas qui le gobent les yeux fermés, ils cultivent en même temps une tendance fâcheuse et épuisante à éreinter leur entourage de leurs caprices et volte-face. Se complaire dans cette pieuse imagerie, c’est oublier que la grâce ne tombe pas des arbres, que les heures de travail et de solitude s’apparentent au destin ingrat du nageur, du tennisman, que ces gens souffrent mille maux dans leur sinécure créatrice, et qu’ils ne demandent qu’une chose, une fois sortis de scène : qu’on leur foute royalement la paix. Qu’à la limite, on échange avec eux des lieux communs, qu’on admire l’art théâtral du maître d’hôtel concoctant le plus succulent des steaks tartares, qu’on s’oublie dans le salace, mais surtout pas qu’on vienne blablater la tête dans les mains et avec un air supérieur sur des questions artistiques qui les tenaillent déjà du matin au soir et qu’ils ne savent pas forcément traduire en langage lambda. Voilà ce que semble balbutier à son public terrestre Martha Argerich, enfant prodige (ils le sont plus ou moins tous), pianiste légendaire qui endosse le profil de star intouchable, de femme inquiète et de gamine capricieuse. L’approcher pendant deux jours, c’est, après avoir rugi d’un plaisir ambigu, comprendre un peu plus tout ça, et se voir retourner comme un boomerang toute la vacuité du statut de journaliste, pauvre hère qui doit composer avec le plaisir égoïste, le narcissisme et le masochisme.
La jouissance, à un degré extrême, sera bien au rendez-vous ; elle se nourrit de la tension nerveuse qu’engendre une rencontre aussi exceptionnelle ; pour une fois, le concert n’est pas annulé, on se dit, gonflé à bloc, qu’on pourra peut-être coincer la légende vivante et, qui sait, obtenir d’elle l’interview qu’elle ne donne plus en bonne et due forme depuis des lustres. A Brescia, en Lombardie, plane l’ombre d’un autre monstre du piano, Arturo Benedetti Michelangeli, cet interprète inégalé de Debussy qui a laissé son nom à un festival de renommée internationale. Argerich a travaillé brièvement avec lui avant de voler de ses propres ailes et de défrayer la chronique. Depuis 1965, année où elle remporte le machiavélique concours Chopin de Varsovie (EMI vient de publier un album historique édifiant où la grâce féline le dispute à la puissance expressive ; l’immense Sonate en si mineur n’a jamais été si mieux servie et la Polonaise op. 53 explose en un feu de Bengale nourri), Martha Argerich éclabousse le monde musical de son génie, de ses coups de gueule appuyés qui tiennent à distance respectable le ballet des producteurs, des maisons de disques, ce système qui la paralyse. Elle a enregistré pour toutes les grandes firmes, laissé des versions inoubliables avec Abbado, Chailly, Kremer et bien d’autres, mais elle n’appartient à personne, ce qui en fait enrager certains. Et elle n’hésite pas à claquer les portes de manifestations fantoches, à mettre les pieds dans le plat en dénigrant, par exemple, pour ses manques l’édition des grands pianistes du xxème siècle érigée récemment par Philips. Mais comme le dit le chef Charles Dutoit qui partage avec elle une complicité de quarante ans (ils ont été mariés) et la dirige dans leur récent album des Concertos de Chopin, elle s’est aussi fait accepter pour ça. Ce côté fantasque, il l’associe aux astres, à ces Gémeaux qui ont régi avant elle la destinée tumultueuse de Schumann.
A l’hôtel, Argerich s’est enfermée dans sa chambre où elle vivra pendant trois jours à un rythme défiant l’entendement, recevant ses proches tout au long de la nuit, dormant le jour. Les repères s’effacent, on le sent à l’orage qui s’est installé et à cette chape de mystère qui s’abat, à ces conciliabules interminables, ces chuchotements : « ELLE s’est mise en peignoir, ELLE veut travailler. » Et puis, ce qu’il faut pour rassurer les gens du marketing : « ELLE va venir, ELLE va venir. » Elle vient en effet, la Marthoula, comme on l’appelle, acceptant le contrat tacite de se montrer un minimum. « Ce fut une apparition », a écrit Flaubert quelque part. Voir débarquer Argerich quand on l’attend le moins, c’est aussi fort que ça ; on a subitement devant soi une composition de Gréco et de Faithfull dans sa plus grande fragilité : blafarde, inquiète, le regard méfiant sur la bande des journalistes qui la dévisagent à la manière d’une poule devant un couteau, arborant une moue coquette envers une photographe-mitrailleuse qu’on a envie de baffer. Elle trouve refuge auprès de ses élèves ; là, au moins, elle est sûre de ne rien trouver de retors. Les autres sont coincés comme s’ils allaient pisser dans leur culotte. Un téméraire sortira la question la plus idiote du monde, du genre « On aimerait mieux vous connaître » : le sourire poli de l’admirée ne peut dissimuler une lassitude dédaigneuse. Et puis, cette phrase qui en dit long sur la culpabilité enfouie : « Je n’ai pas travaillé. Je n’ai rien fait. » Quand, enfin, son entourage évoque le festival qu’elle organise dans son pays, à Buenos Aires, elle ferme brutalement la fenêtre, furieuse, plantant ses pitoyables admirateurs sans plus de cérémonie. Les producteurs s’engueulent l’un l’autre ; dans la ruelle voisine, un ivrogne contemple la scène avec circonspection avant de brailler des insultes : pas de doute, on est bien dans un film italien. Complètement surréaliste.
Si Martha Argerich paraît insaisissable, imprévisible, ce que confirment son aréopage et ses élèves, elle est loin de se complaire dans la misanthropie, bien au contraire ; elle raffole des conversations impromptues, des rencontres fortuites avec des interlocuteurs venus d’autres horizons ; sa maison bruxelloise est un vrai courant d’air qui s’apparente à un drive-in bien achalandé et au dernier salon où l’on cause. C’est seulement le pensum de la représentation qui la rend nerveuse, sans parler des discours stériles sur l’interprétation. Intérieurement, on ne peut que jubiler et approuver son détachement ; tout ça, c’est une comédie tellement dérisoire.
Le lendemain soir, l’atmosphère est à nouveau électrique. Dans le magnifique théâtre à l’italienne de Brescia, Argerich doit jouer le Concerto en sol de Ravel avec l’Orchestre national de France. Le raccord laisse une impression mi-figue mi-raisin. ELLE est arrivée détendue mais ELLE regarde maintenant ses mains avec inquiétude. A 45 minutes du concert, dans sa loge, Charles Dutoit tourne comme un lion en cage, mordant une pomme le regard carnassier. A l’heure dite, ELLE rentre sur scène avec cinq bons mètres d’avance sur lui, comme une gamine qui va passer un concours ; on serre les dents, craignant qu’ELLE ne fasse demi-tour au tout dernier moment. Et puis, le génie s’exprime, rien ne peut plus la troubler. On contemple sa chevelure noire qui prolonge les formes du piano, les mouvements harmonieux du corps, les rondeurs de son visage. Le Concerto en sol, on l’a entendu des dizaines de fois en concert, mais ce qu’elle exprime ce soir-là restera gravé à jamais. Une faculté naturelle à anticiper les phrases de l’orchestre, un trille ineffable mais cristallin, un mouvement lent d’une douloureuse épure, un final qui trompette et virevolte… En bis, un zeste d’un concerto de Chopin, et, pour refermer la boucle, Schumann, une miniature extraite des Scènes d’enfants. C’est elle-même qui se projette dans ce monde naïf et pur. En deux heures, on a eu tout Argerich. Après ça, lui demander quelle est son approche de Ravel ou espérer encore croire en l’hypothétique interview reviendrait à sombrer dans une dangereuse monomanie. A 3 h du matin, en plein milieu de la rue, Argerich plane, tel un oiseau nocturne, l’esprit en paix. Détendue, accessible, humaine comme elle n’a jamais cessé de l’être. Quelques heures plus tard, sur les rotules, on l’aurait certainement eue, cette foutue interview. Elle n’aurait pas été d’un grand secours.
Chopin, The Legendary 1965 recordings ; Concertos pour piano I etII avec Charles Dutoit et l’Orchestre de Montréal ; Bartók/Prokofiev, Musique de chambre (tous chez EMI Classics).