Emmené par un compositeur d’exception, Michael Brown, et par le chanteur Steve Martin Caro, disparu le 14 janvier, ce groupe new-yorkais a légué une poignée de splendeurs à la pop baroque de la fin des sixties.
New York, deuxième moitié des années soixante. Dans un lycée un peu particulier de Manhattan, réservé à des jeunes gens manifestant une sensibilité artistique, un élève confie à un condisciple son projet pour la soirée : une session d’enregistrement avec son groupe.
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“C’est quoi, le nom de ton groupe ?
– The Left Banke.
– The Left Banke, tu veux dire, comme dans Walk Away Renée ?
– Oui.”
“C’est là que j’ai pété un câble. Il était le chanteur de The Left Banke. Ils étaient énormes”, conclut le lycéen. Disparu le 14 janvier dernier à l’âge de 71 ans, ce chanteur, Carmelo Esteban Martin Caro, fils d’une guitariste de flamenco, avait choisi de se renommer Steve Martin pour lancer sa carrière musicale, et bientôt Steve Martin Caro pour éviter d’être confondu avec le comédien. Son camarade envieux, Steven Tallarico, ne s’est lui pas encore rebaptisé Steven Tyler et n’a alors pas encore créé Aerosmith. Venu filer un bref coup de main à son ami aux chœurs sur quelques morceaux, il constate au passage les carences musicales du groupe : “Ce n’était pas comme les Stones ou les Yardbirds, qui composaient et jouaient leurs propres chansons. Ils ne savaient même pas accorder leurs instruments.”
Un groupe a géométrie variable
Le constat n’est pas entièrement faux ; il est aussi un peu sévère. Il reflète l’histoire tortueuse d’un groupe à géométrie très variable mais qui a légué à l’histoire de la pop une poignée de chansons inoubliables.
Au milieu des sixties, un jeune fan de musique, Tommy Finn, sympathise avec Carmelo Esteban Martin Caro lors d’une brève émeute de rue provoquée par une apparition des Rolling Stones. Avec deux amis, George Cameron et Warren David-Schierhorst, ils répètent en 1965 chez Harry Lookofsky, un violoniste de jazz qui administre un studio d’enregistrement près du Brill Building, sur Broadway. Le fils de Lookofsky, Michael, seize ans, est présent pour assister son père. Les autres constatent ses talents de claviériste et de compositeur et, encore plus intéressant, qu’il peut les faire entrer la nuit en douce. Quand il découvre l’astuce, Harry Lookofsky propose un contrat d’enregistrement au groupe à condition d’en être le manager et producteur et que son rejeton, qui adopte alors le pseudonyme Michael Brown, en fasse partie.
The Left Banke, nom adopté pour ses sonorités élégantes, est né. Ses membres, passionnés par la British Invasion, se font les dents sur des titres des Beatles, des Stones ou des Zombies, dont le premier single She’s Not There a davantage trouvé son public aux États-Unis qu’en Angleterre. Un jour, Finn ramène en studio sa petite amie Renée Fladen, d’une blondeur incandescente. Michael Brown en tombe amoureux, “presque mythologiquement” et sans réciproque, laissant la pluie noyer ses larmes : “Now as the rain beats down upon my weary eyes / For me it cries”. Une fois parachevée, grâce au travail de deux paroliers, l’écriture du premier 45-tours du groupe, Walk Away Renée, reste à l’enregistrer avec le renfort de musiciens de studio : trop limités techniquement, les autres membres de The Left Banke sont réduits aux parties vocales, Martin Caro assurant le lead d’une voix emplie de regrets, un peu plus vieille que son âge. Brown, contraint d’affronter le regard de sa muse, doit revenir plus tard, discrètement, doubler sa partie de clavecin : “Mes mains tremblaient parce qu’elle était là, en régie. Pas moyen que je puisse le faire avec elle dans les parages, donc je suis revenu jouer ma partie plus tard.”
Reprise depuis par les Four Tops, Frankie Valli, Linda Ronstadt ou Billy Bragg, Walk Away Renée est une merveille absolue, sa joliesse ennuagée de la mélancolie d’un solo de flûte alto dont Michael Brown est allé piquer l’idée à un autre single faussement euphorique, le California Dreamin’ des Mamas and Papas. Mal inspirés, plusieurs labels refusent le morceau, qui monte pourtant à la cinquième place des charts. D’autres chansons inspirées par l’attirance malheureuse de Brown pour Renée Fladen, She May Call You Up Tonight et Pretty Ballerina, vont ensuite former la matrice du premier album du groupe, sorti en 1967. Invité par la chaîne CBS à théoriser l’explosion pop pour un fascinant documentaire, Inside Pop, le compositeur Leonard Bernstein décortique avec gourmandise cette dernière, qui “combine les modes lydien et mixolydien – vous imaginez cela ! Cela donne un genre de son turc ou grec. Plutôt inhabituel, n’est-ce pas ?”.
Désormais nourrie d’influences classiques, de structures complexes et d’instrumentations variées, la pop rêve de hauteurs baroques. Mais The Left Banke sera assez vite contraint au retour sur terre. Steve Martin Caro et Michael Brown ont du mal à travailler ensemble. Si le premier, en concert, “avait plus de classe que les Beatles”, le second goûte peu la scène : les limites musicales du groupe y sont tellement évidentes qu’il ne joue qu’une poignée de ses chansons et fait du remplissage à coups de reprises soul. Lui préfère rester à New York composer, comme un de ses prestigieux aînés : “Michael est un genre de Brian Wilson, mais en plus extrême”, expliquera Tommy Finn.
Adieux et retrouvailles
Pendant une tournée, Harry Lookofsky embauche un jour d’autres musiciens, y compris un chanteur, pour remplacer les camarades de son fils. Les autres Left Banke, Steve Martin Caro en tête, le menacent d’un procès, l’image du groupe auprès des labels est atteinte. Michael Brown rompt avec son père et rejoint brièvement ses camarades, le temps de composer Desiree : un de ses morceaux les plus ambitieux, dont les trente heures de sessions sont alors citées comme un exemple de la sophistication croissante de la pop, mais un échec commercial. Quasiment absent du second album du groupe, The Left Banke Too (1968), il s’implique ensuite dans l’écriture et la production d’un nouveau projet, Montage, dont une des plus éblouissantes réussites, I Shall Call Her Mary, est cette fois-ci inspirée de son attirance insatisfaite pour la chanteuse des Shangri-Las, Mary Weiss.
En 1972, de brèves retrouvailles, pour la BO d’un film avec la “superstar” warholienne Ultra Violet, débouchent sur deux titres, finalement sortis sous le nom seul de Steve Martin Caro. Le line-up originel de The Left Banke a vécu. Le troisième album du groupe, Strangers On A Train, enregistré sans son compositeur fétiche, attendra près d’une décennie pour sortir, avant d’éphémères reformations et les décès successifs de Michael Brown, puis de George Cameron et aujourd’hui Steve Martin Caro. Ils auraient pu, peut-être, être d’autres Beach Boys (un leader en conflit avec son chanteur, un père omniprésent…) mais n’en auront atteint le niveau que sur un titre, peut-être deux ou trois. Ça suffit à vous garantir une place au soleil de la pop.
Les deux premiers albums du groupe, Walk Away Renée / Pretty Ballerina (1967) et The Left Banke Too (1968) sont disponibles chez Sundazed. Une compilation éditée par le label Mercury, There’s Gonna Be A Storm, regroupe tous les titres enregistrés entre 1966 et 1969.
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