En vacances des Arctic Monkeys, Alex Turner retrouve Miles Kane pour Everything You’ve Come to Expect, un second album grandiose. Sous leurs allures de cancres, les deux Anglais de Los Angeles redonnent tout son pouvoir récréatif à la pop.
On parle parfois de groupe récréatif. Quand, par exemple, des musiciens aux manettes de formations frappées de gigantisme, de machines soudain ingouvernables, forment avec de bons copains des groupes plus légers, plus expérimentaux, plus proches peut-être de leur âme, de leur vision présente de la musique.
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En ce sens, The Last Shadow Puppets est un authentique groupe récréatif, unissant jusqu’à les entremêler de manière inextricable les gouailles, mélodies, désirs et frustrations de deux copains comme cochons : Alex Turner en marge de la lourde machinerie Arctic Monkeys et Miles Kane, désormais en solo après avoir usé ses guitares au sein des Little Flames ou des Rascals.
L’école est finie, le prof est enfermé dans le placard
Mais les deux garçons ont poussé un peu loin, alors qu’on les rencontre à Londres pour évoquer leur second album Everything You’ve Come to Expect, la notion de “récréatif”. C’est effectivement l’heure de la récréation, l’école est finie, le prof est enfermé dans le placard, la maîtresse est en maillot de bain et les slips sont sur la tête.
On regrette franchement l’absence de caméra vidéo : on tenait là un show improvisé et tordant sur des impros déconnantes, comme un numéro de crooners de Las Vegas ou une imitation de la mère de Miles, accent épais de Liverpool compris. Les réponses aux questions pourtant sérieuses sont traitées pendant une bonne demi-heure avec la même verve survoltée.
“Vous voulez savoir si on va se marier ?”
Un exemple : “Depuis quand êtes-vous si proches ?” est accueilli par un tonitruant “Vous voulez savoir si on va se marier ? Si on fait le sexe entre hommes dans les fesses ?” Bon. Mais au bout d’une demi-heure, les éclats de rire et les blagues potaches baissent d’intensité et la douceur, les doutes et la franchise toujours désarmante de ces deux authentiques goinfres de musique reprennent le dessus.
Car ne l’oublions jamais : s’il vient de franchir le cap des 30 ans, Alex Turner a déjà laissé à la postérité une ribambelle d’albums allant du charmant au fondamental : une BO de film, deux albums richissimes avec Last Shadow Puppets et cinq avec les Arctic Monkeys. Sept millions de ventes mondiales et les tournées sans fin qui vont avec. Ça ne laisse que peu de temps à l’oisiveté. “Je me méfie plus que tout du désœuvrement, je ne sais pas vers quelles extrêmes, quelle dépression, quelles addictions il pourrait me mener.”
“C’est qui ce pitre qui me fait hurler de rire ?”
On reprend avec eux les choses au point de départ, aux premières impressions l’un de l’autre, bien avant qu’il soit question de faire de la musique ensemble. “C’est quoi ce boutonneux chétif avec son petit sac marron ?”, se souvient Miles d’Alex. “C’est qui ce pitre qui me fait hurler de rire dès qu’il ouvre la bouche ?”, commente Alex au sujet de Miles.
Très vite, Miles Kane est invité à jouer de la guitare en studio et sur scène avec les Arctic Monkeys, traîne avec Alex dans le van du groupe, retient son copain sur terre quand le succès soudain colossal de son groupe risque de l’isoler, de le perdre.
Ils sont encore deux adolescents quand, loin de toute pression, ils se retrouvent, vrais jumeaux séparés à la naissance, dans une chambrette de Liverpool, à bidouiller guitares, boîtes à rythmes et spoken-word. Au désespoir de maman Kane, celle qui parle visiblement avec un accent à couper au cran d’arrêt.
“Bougez-vous un peu le cul”
“Les petits, je vous ai préparé du thé et des biscuits”, leur répète-t-elle plusieurs fois par jour en laissant le plateau à la porte de la chambre, trop pudique ou effrayée pour entrer. Les deux garçons, qui lors de l’interview tentent de reconstituer a capella le premier morceau ainsi composé sur un magnéto quatre-pistes, ignorent, à leur désarroi, ce qu’est devenue cette première cassette.
“Et un jour, s’amuse Alex, sa mère nous a dit : ‘C’est très bien, j’entends deux chansons dans votre bazar, vous êtes prêts à aller en studio, bougez-vous un peu le cul.’ C’est là qu’est né le projet de notre premier album. On n’y avait même pas pensé nous-mêmes.”
“Il n’y avait rien de planifié…” Alex Turner
C’est bien sûr un gros mensonge, sauf la dernière phrase : les deux garçons en crue créatrice n’avaient effectivement pas anticipé cet album, qui leur est littéralement tombé dessus comme la vérole sur le bas-clergé. Ils sont tellement pris au dépourvu par son enregistrement en France, sa sortie, puis son triomphe que, accaparés par leurs groupes respectifs, ils n’ont même pas prévu de tournée : une douzaine de dates seulement, autant d’événements. Alex se souvient de cette année 2007 : “On avait deux chansons, puis deux autres, puis quatre autres. Il n’y avait rien de planifié… Juste des chansons qui n’entraient pas dans le cadre de nos groupes respectifs et qu’on aimait bien…”
On parle alors beaucoup de l’influence de Scott Walker – à juste titre. Mais peut-être moins de celle, flagrante, de son plus fidèle disciple : David Bowie. Celui, londonien et gouailleur, des débuts mods et insouciants. Qui semble aujourd’hui avoir été remplacé, au rayon des influences majeures, par celui, aussi naïf que paumé dans ses rêves d’Amérique, de Young Americans.
“Il y a de grandes chances pour qu’on ait été marqué par Bowie”
Alex approuve la comparaison :
« Quand on fait de la musique, il y a de grandes chances pour qu’on ait été marqué par Bowie. Il avait instauré entre lui et ses auditeurs cette impression de connivence, de rapport direct, intime. C’est pour ça que nous avons tous été si sonnés par sa mort : l’impression d’avoir perdu un proche. En apprenant sa mort, j’ai tout de suite pensé à mes copains hyper fans, j’en étais malade pour eux.”
La similitude avec Young Americans n’est pas fortuite : on retrouve cette même candeur, cette même fascination enfantine quand Alex mentionne une mythologie américaine sans doute plaquée toc, quand il raconte sa vie de déraciné à Los Angeles, le cruising sans fin et les plages plus hospitalières que les canaux galeux de Sheffield. “J’avais besoin de nouveaux horizons, d’explorer… Mais je vis au quotidien, je n’ai aucun plan, aucune envie de construire une famille. Je ne me sens pas prêt pour les responsabilités.”
Même s’ils rejouent régulièrement, lors de notre rencontre, Beavis & Butt-Head, voire Dumb & Dumber, Alex & Miles cessent toute ironie, toute dérision quand on aborde le sujet sacré de la musique : s’ils ne se prennent jamais eux-mêmes au sérieux, ils la traitent, elle, avec le plus grand sérieux, voire avec dévotion.
“Utiliser les mots comme un élément mélodique”
“J’ai fait une erreur sur le premier album des Last Shadow Puppets, confie Alex. J’ai voulu faire mon Bowie, juxtaposer des mots comme il le faisait avec ses cut-ups. Mais je ne maîtrisais pas la technique, c’est trop abstrait, trop ‘je fais le malin’, je ne comprends même pas ce que je chante. Je voulais m’extirper du storytelling, utiliser les mots comme un élément mélodique et non plus descriptif. Je pensais que l’histoire que je raconte serait plus intéressante. Elle ne l’était pas. Cette fois-ci, je maîtrise beaucoup mieux, plus efficacement cette abstraction.”
A force d’être l’éternel gamin surdoué de la pop-à-guitares anglaise, à la fois son coquelet et son poids lourd, ça devait arriver (ça arrive aux meilleurs, sauf à ces musiciens qui meurent à 27 ans) : Alex Turner a aujourd’hui 30 ans. Et on est surpris d’entendre ce garçon aux sages apparences, peu versé dans les frasques, peu associé aux excès, évoquer son soulagement d’avoir passé ce cap.
“Je n’avais jamais été si paisible, si serein…” Alex Turner
“Il était grand temps d’avoir 30 ans, ricane-t-il. J’ai déjà vécu pas mal de bons moments… Mais le meilleur a sans doute été l’enregistrement de Everything You’ve Come to Expect. Je n’avais jamais été si paisible, si serein… Nous étions à Malibu, on se baignait chaque matin dans les vagues du Pacifique, on était même bronzés. Vous nous imaginez, nous, gamins du nord de l’Angleterre, bronzés ?”
On leur sort la phrase que l’on assène à ceux qui ont eu le courage de s’exfiltrer de ce Nord anglais :
“Le garçon peut sortir de Liverpool ou Sheffield. Mais Liverpool ou Sheffield ne peuvent pas sortir du garçon.” Ils acquiescent, sourient, résignés. “Une partie énorme de notre amitié vient de cet ADN commun : le nord de l’Angleterre, son humour surtout… Ça nous a unis dès le départ, solidement.”
Un humour aussi surréaliste que vachard
“En deux mots, Miles peut tuer une conversation, assommer son interlocuteur. Il est le roi du SMS. C’est du grand art, mieux que toutes les punchlines. Cette maîtrise de la dérision nous permet de faire face à toutes les situations”, confirme Alex. Il avoue pourtant devoir régulièrement tamiser non seulement son accent du Nord anglais, mais surtout cet humour aussi surréaliste que vachard depuis qu’il vit à Los Angeles.
Car Alex Turner, s’il y était venu pour enregistrer AM avec les Arctic Monkeys en 2013, n’a jamais utilisé son billet de retour vers l’Angleterre. Il a posé son “sac marron” en Californie, où l’a aujourd’hui rejoint, au nom d’une “bromance” sans complexe, son fidèle ami Miles Kane. “Vingt-cinq minutes après mon installation, il était déjà là, se moque Alex. Quand je l’ai vu débarquer à la porte, j’ai cru que c’était le cycliste Bradley Wiggins !”
Les deux hommes ne se sont pourtant jamais vraiment quittés pendant les deux ans de séparation transatlantique : jamais plus d’un ou deux mois entre deux retrouvailles joyeuses, rassurantes, complices.
“Pour des gars du nord, c’est dur à se dire, mais on se répète sans arrêt qu’on s’aime l’un l’autre, confie Miles. Alex sait que je serai toujours là pour lui. Comment nos copines le prennent ? Sont-elles jalouses ? Il faudrait leur demander.”
Des fiestas sans fin et des virées à moto
D’abord séparés, puis réunis à Los Angeles, c’est pourtant sans la moindre pression pour composer, sans la moindre contrainte qu’ils se retrouvent presque tous les jours : l’un et l’autre reconnaissent que la conception de leur second album était “le cadet de leur soucis”, évoquant plutôt des fiestas sans fin et des virées à moto autour de la mégalopole californienne.
Ainsi, quand est venu le moment d’enregistrer Everything…, le choix de Malibu s’est imposé comme une évidence. Le groupe se souvenait pourtant avec nostalgie de l’enregistrement du premier album des Last Shadow Puppets dans les studios angevins de Black Box – il a longtemps hésité, mais la peur des habitudes, de la routine a choisi pour eux.
L’urgence de travailler ensemble est revenue
Car après huit ans de tâtonnements sans insister, l’urgence de travailler ensemble est revenue l’an passé. “Soudain, nous avons composé Aviation, se souvient Miles. Comme sur le premier album, sans avoir planifié, ça a été le point de départ du second album. Il nous a une fois encore pris de vitesse, par surprise.”
Et avec Aviation, la barre est haute : plus soul, plus mélancolique aussi, l’album suit ainsi une narration très précise, comme les deux faces d’un vinyle – une première partie pétaradante, gonflée de tubes et d’ambitions ; une seconde plus paisible, plus nostalgique aussi, qui s’achève en pente douce sur les réflectifs Pattern et The Dream Synopsis.
“C’est juste un crétin”
On y entend à mi-chemin, sur le single Bad Habits, une influence très californienne : le psychédélisme baroque de Love – quand on mentionne le nom, ils se lancent dans une très belle reprise a capella de Alone Again Or et on est heureux de faire ce métier. “All you need is Love. Et Captain Beefheart”, se souvient Miles Kane en parlant de son éducation musicale à Liverpool.
Parlant de Everything…, il évoque de longues sessions avortées à Marrakech, mais Alex Turner nous glisse à l’oreille de ne pas croire un mot de ce que dit son pote. “C’est juste un crétin.” Et en profite pour justifier sa frénésie de projets :
“Il y a toujours un truc sur le feu. Je me sens triste quand je ne travaille pas, il faut sans répit me stimuler. J’ai besoin d’expériences, d’écrire, d’être absorbé.”
On lui demande des nouvelles des Arctic Monkeys et de leurs projets communs. “Ils restent mes copains, mais c’est parfois trop contraignant, trop lourd à bouger, un groupe pareil. Pour moi, Last Shadow Puppets n’est même pas un groupe. Plutôt une échappatoire à la notion même de groupe. Un espace de liberté. On écrit une BO, il reste à faire le film.”
“Notre complémentarité me fait parfois flipper”
Il évoque ainsi la fluidité de sa collaboration avec Miles Kane, ces chansons instantanées, plus expérimentales, dont on ne sait plus après trois jours qui a amené telle mélodie, telle ligne de guitare. “Il n’existe aucune gêne, aucun tabou, aucune limite entre nous. C’est vraiment un échange, on détourne les idées de l’un et de l’autre. A l’arrivée, c’est impossible de quantifier l’apport de chacun. Notre complémentarité me fait parfois flipper.”
Le groupe, dont Miles et Alex ne semblent pas encore savoir s’il sera rejoint sur scène par leur fondamental batteur-producteur James Ford, a cette fois prévu une tournée qui l’occupera jusqu’à l’été. “Comptez sur nous pour le selfie devant notre nom en lettres rouges de l’Olympia”, hurlent-ils d’une seule voix.
Avant cela, on finit quand même par évoquer leur nouvelle dégaine : chemises tachées, frocs informes, coupes de cheveux de pur chav des faubourgs anglais et attitude de petites frappes – eux que l’on avait connus plus dandys et soignés. “Personne ne peut nous reconnaître ainsi. Nous sommes les Daft Punk anglais.”
Album Everything You’ve Come to Expect (Domino/Sony), sortie le 1er avril
Concerts le 29 mars à Paris (Olympia), le 3 juin à Barcelone (festival Primavera), le 3 juillet en Belgique (festival Rock Werchter)
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