Sept ans après Silent Shout, le duo suédois The Knife revient avec le très attendu Shaking the Habitual. Un des albums electro les plus fous et radicaux de 2013 qui tente d’exploser les frontières des genres, identitaires et musicaux.
Karin, Olof ? C’est bien vous ?” La rencontre se déroule sur Skype. A l’heure dite, nous voilà connectés à deux pseudos énigmatiques, l’un localisé dans les environs de Stockholm, l’autre plus bizarrement au Bahreïn, en plein milieu du golfe Persique. La caméra est désactivée. On espère donc parler aux intéressés. “De toute façon, est-ce que cela a une réelle importance que ce soit vraiment nous ?”, lance Olof Dreijer, ou son avatar. Lui et sa soeur aînée, Karin Dreijer Andersson, se mettent à glousser comme deux gamins, contents de leur effet. Quinze secondes d’interview et nous voilà plongés au coeur d’une des problématiques préférées de The Knife : le masque, l’identité et sa représentation. Que se cache-t-il derrière le masque ? Qu’est-ce qui nous définit en tant qu’individu ? Existe-t-il autre chose que des masques ?
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Ces dix dernières années, depuis que ces Suédois élevés aux disques de jazz et de world music de leur père ont décidé de faire de la musique, leur duo a majoritairement avancé masqué et multiplié les identités. Il y a eu la période oblongue, avec un masque en forme de long bec d’oiseau noir ; la période bleue, plus futuriste ; sans oublier l’épisode où Karen, en plein délire Linder Sterling/Mars Attacks, s’était recouvert le visage de viande dégoulinante à la télé suédoise. Jamais ou rarement (ils apparaissent furtivement dans certains de leurs clips), The Knife au naturel, en chair et en os. Au fil des années, le duo, qui a créé son propre label, Rabid, et possède un contrôle total sur sa musique, a radicalisé sa démarche, répondant de moins en moins aux sollicitations de la presse. Toute demande de session photo se voit ainsi systématiquement refusée ou détournée.
Dans le magazine Dazed d’avril 2013, The Knife, qui fait l’objet d’une longue story, a ainsi, en guise de portrait, collé des photos de leurs propres visages adolescents sur ceux d’enfants de 12 ans, pris dans un gymnase. Idem pour la promo : il y a quelques semaines, ils ont tout planté et décidé d’accorder leurs interviews via Skype. “On trouvait ça absurde, coûteux et inutile de prendre des avions à travers l’Europe ou de faire se déplacer des gens”, explique Olof.
Ils préféraient également se concentrer sur leur nouveau live. Depuis la sortie de leur troisième album, Silent Shout (2007), disque d’electro noire, flippante et nerveuse, qui n’a toujours pas pris une ride, le groupe s’était fait plus discret, sans pour autant disparaître. Un opéra inspiré de Darwin, l’ambitieux et singulier Tomorrow in a Year (2010), réalisé avec le concours de Mt. Sims et de Planningtorock, leur avait permis d’exprimer leurs pendants les plus expérimentaux. Karen en a également profité pour monter un projet solo et plus downtempo, le génial et glaçant Fever Ray, qui a obtenu presque plus de succès que The Knife et concouru à (re)faire découvrir le groupe. “Fever Ray m’a beaucoup changée, raconte Karen. J’ai appris énormément au niveau de la technique, de la production. Ça a été très positif de faire l’expérience de ce moment où tu n’as pas à discuter avec les autres, où tu décides de tout.”
C’est sûrement cette radicalité, ce jusqu’auboutisme et cette curiosité perpétuelle qui expliquent aujourd’hui l’influence, gigantesque, du groupe et le quasi-fanatisme de son public. Les places mises en vente pour la tournée européenne de Shaking the Habitual se sont évaporées en une journée. “On ne s’attendait vraiment pas à un tel engouement, poursuit Olof. C’était difficile pour nous de mesurer l’attente.” Dans cette époque de profonde mutation industrielle (musicale évidemment, mais pas seulement), où les ventes de disques chutent, où les formats sont remis en question et où groupes et maisons de disques ne savent plus à quel saint se vouer, The Knife semble être un de ces îlots-laboratoires qui affirme sa vision avec une grande netteté.
On ne compte plus les artistes qui disent avoir été influencés par le groupe, son esthétique et son positionnement avant-gardiste. “Depuis leur premier album, on retrouve ces voix énigmatiques, bizarres, qui leur ont donné tout de suite une identité forte et reconnaissable, unique. Ils remettent en question leur musique à chacun de leurs albums, évoluent avec leur temps. Ils ont un fort impact sur la musique électronique”, explique la DJ et productrice Chloé. Beth Ditto, la chanteuse de Gossip qui, à de nombreuses reprises, a repris sur scène « Heartbeats », le premier tube de The Knife extrait du deuxième album Deep Cuts (2003), les tient ainsi pour le “meilleur groupe au monde” : “Je me reconnais dans leur musique, leurs valeurs. Leur musique me donne la sensation d’être connectée à quelque chose de beaucoup plus grand. Ils sont politiques, féministes, profondément humains. Je les vois comme les Slits de notre génération : ils ont créé un son, un genre musical impossible à reproduire mais dont on sent l’influence partout. Ils innovent sans cesse sans qu’il n’y ait rien de forcé, musicalement ou visuellement.”
Shaking the Habitual ne déroge pas à la règle et radicalise encore la démarche. Il sonne comme ce que le groupe a fait de plus personnel, de plus ambitieux – et de moins accessible. Pour le composer, Karin et Olof avouent avoir eu besoin de retrouver l’envie au sens organique, physique du terme (“lust” en anglais). Dans une vidéo postée début décembre, qui reste un des plus beaux teasers d’albums aperçus depuis longtemps, ils expliquent : “La musique peut être tellement vide de sens. Nous devions retrouver l’envie. Nous avons demandé à nos amis et amant(e)s de nous aider.” L’esthétique de la vidéo est très proche de celle du clip de Pass This on, un de leurs meilleurs à ce jour, où une transsexuelle chante la triangulation du désir dans un karaoké suédois.
http://www.youtube.com/watch?v=QYPltK_msVQ
Talons hauts, robes glam près du corps et longues perruques blondes et rousses, Karin et Olof assis sur des balançoires envoient leurs corps dans le vide. Un sentiment proche de celui ressenti par l’auditeur qui s’apprête à plonger dans Shaking the Habitual. Inutile de rechercher dans ce disque les ambiances calypso de Deep Cuts ou les formats froids et technoïdes mais encore un peu chanson de Silent Shout. Produit entre leurs studios de Stockholm et Berlin, Shaking the Habitual est un ouragan sonore et sensoriel de presque cent minutes, qui prend à revers attentes et conventions. Pas de tube, ni de format pop, mais de longs tunnels de neuf minutes totalement ecstasiés et débridés dont s’échappent, comme dans un trip, des textes crus et politiques qui donnent à l’ensemble un air de manifeste. La seule façon d’aborder ce disque fou, hors norme, est d’accepter le contrat narratif proposé par Karin sur le furieux et inaugural A Tooth for an Eye : s’abandonner, croire. “I’m telling you stories/ Trust me”, profère-t-elle d’une voix robotique, reprenant un vers de Jeanette Winterson, une de leurs auteurs préférées. “Ces quatre dernières années, nous avons lu énormément d’auteurs féministes et de théoriciennes du genre, telles que Judith Butler. Olof les étudiait à l’université et nous avons partagé ces lectures, précise Karin. Elles ont totalement structuré notre façon de lire et d’envisager la société.”
Politiquement, esthétiquement, l’entente entre le frère et la soeur est presque fusionnelle. Leurs séances en studio ressemblent à de longues improvisations entrecoupées de discussions à n’en plus finir sur ce qu’ils ont vu, lu, vécu ou pensé du monde. “Si on regarde de manière globale, c’est triste et frustrant, explique Olof. La mobilité des gens est totalement déterminée par la couleur de leur peau, leur origine, leur sexualité. Mais il y a énormément de bonnes initiatives, nous sommes entourés par beaucoup d’artistes et d’amis qui mettent en place des façons de vivre moins hétéronormées.”
Leur disque, “féministe et socialiste”, tant dans son esthétique que dans son mode de production, en est le reflet. La chanteuse américaine queer Light Asylum prête ainsi sa voix puissante à Stay out There dont le texte a été écrit par l’artiste Emily Roysdon, une proche de JD Samson (ex-Le Tigre). Pour l’artwork du disque, The Knife a fait appel à Liv Strömquist, une auteur de comic queer suédoise. A l’intérieur du CD, on trouve deux bandes dessinées hilarantes, dans lesquelles elle tente d’endiguer le problème de “l’extrême richesse dans le monde”. Le clip de Full of Fire, premier extrait du disque, est signé Marit Ostberg, une réalisatrice de porno queer suédoise, remarquée pour sa participation au film Dirty Diaries, qui tentait de repenser la représentation de la pornographie. Pour Full of Fire, Ostberg a conçu un long trip visuel, parfait concentré du monde vu par The Knife : on y croise dans les rues de Stockholm des corps jeunes, vieux, d’autres qui manifestent ou encore des motardes SM qui se livrent à une séance bondage en plein air.
Neuf minutes intenses pendant lesquelles Karin répète comme un mantra une des grandes questions de ce disque sauvage, rêche et indompté : “Quand tu es en feu, quel est l’objet de ton désir ?” Peut-être quelque chose de plus complexe qu’une chanson avec un couplet, un refrain et une mélodie semble répondre le duo avec cet album. Peut-être un sujet qui se définit autrement que comme un homme ou une femme, et refuse ces catégories socialement et hétéro-normativement définies. Quelque chose qui, loin des habitudes, se trouve dans les marges, les contre-allées, les zones d’ombre encore inexplorées.
Concert le 4 mai à Paris (Cité de la Musique)
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