Visite chez The Inspector Cluzo, avant de les retrouver sur la scène “Les Eurocks invitent Les Inrocks”, où les Gascons devraient faire de grosses vagues sur la plage.
On en a connu, des rockeurs-fermiers. Mais on imagine mal Neil Young risquer ses liquettes en flanelle près des barbelés, transbahutant en personne le fumier de ses bisons. Pas plus qu’on ne visualise Alex James, le bassiste de Blur, en train de traire ses vaches pour fournir à des boutiques chic de Londres son cheddar.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“On dirait qu’ça t’gêne de marcher dans la boue”, chantait Michel Delpech. Crapahuter dans la boue argileuse, ça ne gêne pas les faux-frères Laurent Lacrouts et Mathieu Jourdain, les “rockfarmers” (titre de leur récent album) de The Inspector Cluzo, un des groupes invités par Les Inrocks aux Eurocks.
Gentlemen farmers, ils sont aussi dépositaires d’une politesse, d’une prévenance à l’ancienne. Quand on leur rend visite dans leur ferme Lou Casse des Landes, ils ont ainsi prévu de quoi occuper une semaine entière. Et les leurs sont bien remplies : entre les travaux de la ferme, la gastronomie entre voisins, les responsabilités sociales (dialoguer, par exemple, avec les enfants d’un centre psychiatrique) et la musique, le farniente n’existe pas ici. Même en tournée, entre dégustation des produits de la ferme, conférences et dialogues avec des agriculteurs de leur génération, les Gascons ignorent tout du désœuvrement propre à un groupe sur la route.
Une philosophie gasconne
L’agriculture n’est pas ici une posture folklorique, une façade pittoresque pour amuser le Parisien : entre deux concerts, deux tournées, Laurent et Mathieu font tourner une ferme et son élevage, en mode bio sévère, comme le leur a patiemment appris Marcel, grand-oncle et parrain de Laurent, leur gourou, qui leur parlait avec poésie de la lune et des canards. Ça ne les empêche pas de ramener des idées cocasses de leurs tournées, notamment au Japon : cultiver le riz, par exemple, projet accueilli avec un scepticisme goguenard par les voisins.
“On est prêts à tout sacrifier pour être libres”
En plus de Marcel, il y a eu deux autres parrains dont les conseils ont permis au duo de développer son éthique très indépendantiste : Angelo Moore de Fishbone et Mike Muir de Suicidal Tendencies, eux-mêmes brûlés par des flirts avec l’industrie de la musique. “En gérant tout, nous sommes libres. On est prêts à tout sacrifier pour être libres. C’est très gascon, cette philosophie”, insiste Mathieu.
“Il y a toujours de la place pour les chapelles à côté des cathédrales”, dit sagement Daniel Ducournau, un voisin des garçons, dans le documentaire Rockfarmers. Il parle d’agriculture. Ça vaut aussi pour la culture. En vendant en direct les albums et produits de la ferme à leurs concerts, la niche de The Inspector Cluzo est suffisamment vaste pour financer ce mode de vie audacieux, ambitieux.
“Une ferme doit créer des richesses”
“Quand on s’est installés, les voisins nous prenaient pour des hippies, se souvient Laurent. Mais ils ont vu que nous étions des bosseurs.” La musique les a réunis, l’agriculture les a unis. Laurent : “La ferme, c’est une conséquence logique de ce qu’on a vu dans le monde, en tournant, dès nos deux premiers albums. Le Japon, la Chine, l’Amérique latine…”
“En rentrant, choqués, on s’est dit que la source allait se tarir, que la génération de nos parents, en refusant la ferme, allait couper à jamais le lien avec la terre. On a vu arriver la vague de la mondialisation agricole, industrielle, et ses conséquences. Nos convictions, c’est de développer où tu es et de travailler avec ce que tu as.“
”Une ferme doit créer des richesses, c’est une industrie, elle a le devoir de fournir à manger. C’est notre notion de l’écologie, du capitalisme local, du partage. On a vu trop d’endroits où ce rapport à la terre a été coupé pendant deux ou trois générations. Et là, c’est mort. Ils ne savent même plus faire pousser une tomate.”
Les avantages des gros agents anglais
En 2013, le groupe achète donc Lou Casse, dans les vallons gascons, ferme ouverte aux rencontres, aux dialogues transgénérationnels et aux artisanats. “Il y a un côté militant dans notre indépendance, comme groupe et comme fermiers, commente sobrement Mathieu. On est dans la conviction, loin des images d’Epinal. C’est très rationnel. Le pragmatisme, ça vient de notre formation de physiciens, de cette recherche constante de l’équilibre. Ça retrouve souvent le bon sens paysan.”
“Heureusement qu’on est arrivés à l’heure pour les petits”, se réjouit Laurent dans sa grange martelée par un de ces orages soudains dont le pays gascon est spécialiste. Les petits en question, ce sont les oisons (les petits de l’oie) qu’il faut rentrer avant l’eau et ses dangers.
Car si quelques minutes avant, les deux garçons évoquaient avec expertise les noms et avantages des plus gros agents anglais, des plus puissants managers américains, ils connaissent aussi par cœur chacune de leurs bêtes, des jars au bouc – et les maladies qui pourraient les décimer en cas de négligence, d’amateurisme.
Les oisons tout juste nés jouxtent la table de mixage
Ce mot n’appartient pas au vocabulaire des deux fermiers, qui ont appris à la dure, des anciens, les gestes et routines à la ferme. Ainsi, quand on voit arriver Laurent un verre de blanc à la main et un fagot d’orties dans l’autre, on se dit qu’on va trinquer avant une soupe aux orties. Mais l’un et l’autre sont réservés aux oies, le premier pour vermifuger, le second, haché par une machine antique, pour fournir des protéines maison.
“La priorité, c’est le déménagement des oies”
Dans son bureau/studio/incubateur d’oies situé quelques kilomètres plus loin, dans le sous-sol de la maison de Laurent, le groupe organise son planning de la semaine, gère ses prochains concerts, les commandes d’albums. Pas besoin d’alarme ici : con et méchant comme un rottweiler de combat, un jars protège les lieux en toute arrogance. Une équipe de télé doit venir les filmer. “Mais la priorité, c’est le déménagement des oies”, tempère Laurent.
Toutes les discussions vont dans ce sens, jonglent entre le groupe et la ferme, les finances et les tâches administratives ou sanitaires écrasantes pour une si petite exploitation. Les oies juste nées jouxtent ainsi l’antique table de mixage analogique, les stocks de rillettes faites maison se bagarrent avec les contrats et les albums. Laurent et Mathieu n’ont pas encore trouvé en gascon la traduction du verbe “déléguer”.
Des discussions passionnées sur le rugby
Leurs petites entreprises se nourrissent d’eux, de leur énergie, de leurs convictions, de leur foi (gras) : s’ils acceptent comme une bénédiction l’aide et les conseils des voisins fermiers, même s’ils sont désormais représentés à l’étranger par des agents locaux, ils ne lâchent rien, gardent un œil (et une oreille) sur tout.
C’est à ce prix, à ce tarif salé en sacrifices, que peut tourner cette miraculeuse utopie des “rock farmers”. Utopie ? Pas si sûr, car The Inspector Cluzo (TIC) est la preuve vivante, vivace de ce que peut être une économie solidaire, le “think globally, act locally” : en circuit court, tout le système TIC repose ainsi sur l’échange des compétences, du studio (dont un ami a assuré les soudures) à la ferme (le voisin Daniel prête son tracteur, le club de rugby de Mont-de-Marsan quelques bras pour le plumage des oies). Il existe un mot en gascon pour cette entraide, cette solidarité : “l’ayudere”. Dans la devise locale, un confit d’oie vaut une bouteille d’armagnac.
Ils se souviennent à peine de leurs dernières vacances, si ce n’est une escapade de même pas vingt-quatre heures pour aller voir Mont-de-Marsan se faire étriller à Aurillac. Ils parlent beaucoup de rugby, un autre produit local, évoquant en gascon “la beuchigue” pour parler du ballon de cuir. Ils parlent beaucoup, en fait, de tout, goinfres d’informations et de savoir.
Programmés pour devenir ingénieurs
Une habitude rescapée d’une scolarité remarquable, qui les mena de math sup. à des études poussées de physique. C’est là, en première année, que Laurent rencontre Mathieu : ils sont les seuls à se passionner pour la musique. Laurent a longtemps joué du saxo, il vient de se mettre à la guitare – il a vu et entendu Hendrix sur une vidéo de Woodstock.
Mathieu, lui, est fasciné par la batterie depuis la découverte d’un 45t familial de Gene Vincent. “On a été programmés par nos études à devenir ingénieurs, profs de maths, dit Laurent. Mais on a commencé à jouer ensemble et on ne s’est jamais quittés. Il est peut-être le frère que je n’avais jamais eu, ce dont j’ai beaucoup souffert.”
Ils forment un premier groupe, Wolfunkind, avec lequel ils sortent quatre albums. Mais ils sont trop nombreux (huit musiciens), jusqu’à ce que Mathieu et Laurent trouvent en duo la justesse de son, d’ego et d’économie. Deux, ça suffit pour faire beaucoup de bruit, tendre le blues en plein vent sur une ligne en barbelés, à la White Stripes, à la Black Keys. Ça permet de voyager léger : plus de huit cents concerts dans quarante-quatre pays. Et d’alterner les saisons du gavage et celle du garage (rock).
Leur label : Fuckthebassplayer
Le truculent Daniel Ducournau martèle aussi : “Pas de clôtures en Gascogne, à peine pour les oies.” De ce constat agricole, les deux garçons ont établi une philosophie de vie. “Il faut avoir voyagé pour faire ce travail, affirme Mathieu. On prend la force chez nos collègues de Colombie, qui font directement face à Monsanto.” Laurent enchaîne : “Notre culture est gasconne mais nous sommes citoyens du monde. Il faut bien qu’il y ait quelques avantages à la mondialisation.”
La nuit dégringolant sur les Pyrénées, Laurent et Mathieu montent au vaste grenier de cette demeure qui sent bon le foie gras et l’encaustique. Vaste et dégarni, il abrite l’essentiel : un canapé, des guitares de toutes sortes et une petite batterie. Les mêmes outils qui, depuis plus de cent ans, fabriquent le blues et toutes ses ramifications, dont le rock volcanique de The Inspector Cluzo fait partie, comme une version rurale, triphasée de la tension urbaine d’un Jon Spencer. Du rock gascon en somme, fêtard, rocailleux, bagarreur, fier, généreux, qui ignore les chichis et les petites élégances des endimanchés, pas prophète en son pays et s’en fichant royalement.
Même si le duo joue ensemble depuis vingt ans, il se sent obligé de répéter comme un débutant pour un concert à venir, chronomètre en main et goutte au front. L’accordage de la six-cordes de Laurent reste un grand mystère, totalement insolite, lui permettant de sonner à la fois comme une guitare, mais aussi comme la basse que le groupe s’interdit, par principe comique, après quelques sales expériences – leur label s’appelle Fuckthebassplayer.
Dans le grenier comme devant 10000 personnes
Il n’y a dans le grenier qu’un chat, quelques souris et un journaliste hébété, mais le groupe, censé ne travailler ce jour-là que sur les montées et descentes de sa musique en vue des festivals, semble plus intéressé par la dynamite que par les dynamiques. Il est sur une grande scène, face à 10000 personnes passées à tabac, pas dans ce grenier où l’on s’étonne que les poutres centenaires résistent à tel assaut.
La première ferme est située à plusieurs centaines de mètres mais le groupe a calfeutré les fenêtres : plus bas sur la route, les poules pourraient pondre des œufs carrés, le lait tourner, le renard se pendre aux clôtures électrifiées. La poussière tombe du plafond, c’est surpuissant, monstrueux, suffisamment sec et teigneux pour ne jamais tomber dans le heavy metal. Les arrangements viennent d’ailleurs, mais sans insister, sans frimer. Le groupe traite ses instruments comme il traitait une heure avant sa brouette : comme un outil, sans affection, par nécessité.
https://www.youtube.com/watch?v=hw70YdVTtM0
Cette musique doit sortir, tant pis si elle fait mal. Et elle fait mal – et pas qu’aux oreilles du chat scandalisé. Hendrix est là, Led Zep est là, Robert Johnson est là : le blues est ici à un nouveau crossroad et ça tombe bien, car le nom de famille de celui qui tutoie quelque divinité païenne et orgiaque avec sa guitare tellurique s’écrit Lacrouts, ce qui peut se traduire par “la croix”, voire “le croisement” du gascon vers le français.
Dégustation d’armagnac chez Colette
Ce croisement de cultures qui a séduit le producteur Vance Powell (Arctic Monkeys, White Stripes…), voyant en eux d’étranges héritiers de Gainsbourg autant que du blues américain et chez qui ils ont finalisé leur album. Laurent : “Nous-mêmes, on ne comprend pas toujours ce qui nous arrive sur scène, ça nous dépasse, il y a un bouton qui fait tout exploser quand nous appuyons dessus. On le trouve de plus en plus souvent. C’est sauvage, très intense. En anglais, on appelle ça le fighting spirit. Chez nous, c’est la grinta.”
Quand ils rentrent de tournée mondiale, les deux Gascons vont faire leurs courses chez Colette. Pas le temple parisien des modes et étiquettes, mais Colette chez qui on alambique l’armagnac depuis des générations – une merveille tellement puissante qu’elle ferait léviter le béret que Mathieu porte religieusement, comme une soucoupe-volante.
Le groupe y échange ses anecdotes de tournée contre les légendes locales : il n’a aujourd’hui plus l’impression de mener une double vie, mais une vie entière, bien remplie. Une vie. “La ferme, ça nous permet de tenir dans le monde de la musique, confirme Laurent. Et vice versa. On a besoin de tout ça pour lutter contre les industrialisations, les mafias.”
Ce qui peut se résumer en deux phrases volées à Laurent dans la journée. A 14 heures 30, charriant le fumier à la fourche : “Quand on sort du travail de la ferme, les tournées, ce sont des vacances.” A 18 heures, assis à l’ombre sous l’auvent : “Ce n’est pas du travail, la ferme. C’est du plaisir.”
album Rockfarmers (Fuckthebassplayer/L’Autre Distribution)
concert Plage “Les Eurocks invitent Les Inrocks”, le 2 juillet, Belfort
lire aussi l’article sur Air et celui sur Ty Segall, également à l’affiche des Eurocks 2016
{"type":"Banniere-Basse"}