Le nouvel album des frères Fletcher et Wyatt Shears est une semence vénéneuse. Critique et rencontre.
Pendant leur enfance, en Californie, les frères Shears aimaient bien s’amuser avec les instruments de leur père, membre du groupe de punk eighties Shattered Faith. Chez eux, à Orange County, une batterie trônait fièrement et une basse traînait par là – une aire de jeu idéale pour faire les quatre cents coups. Avec un peu de recul, ils n’arrivent pas vraiment à comprendre ce qui a bien pu les attirer vers ces instruments dès leur plus jeune âge.
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“Je crois que je n’aimais pas spécialement la batterie au départ, confie Fletcher. Elle produisait un bruit fort qui me faisait mal aux oreilles. J’en joue depuis tellement longtemps que je ne me souviens même plus du moment où j’ai eu un déclic et où j’ai commencé à jouer.”
Wyatt a la mémoire un peu plus nette :
“Ce qui me fascinait dans la basse, c’était cette possibilité de créer une mélodie en quelques gestes faciles. J’ai écouté du punk hardcore à peu près toute ma vie. Le fait de pouvoir imiter ces sons et inventer mes propres chansons, ça m’a énormément plu.”
https://www.youtube.com/watch?v=aHFdkl7dSsM
Des années plus tard, leurs jouets n’ont pas changé. Fletcher est resté fidèle à la batterie et Wyatt à la basse, même si de temps en temps ils se servent de guitares ou de claviers pour étoffer leurs inventions. Former un duo ensemble n’était qu’une question de temps.
« On veut juste faire ce dont on a envie, comme si personne ne nous regardait »
Après quelques groupes éphémères quand ils étaient petits, ils lancent en 2011 The Garden, projet musical dont ils sont les deux uniques membres. Avec leurs armes réduites au strict minimum (une basse, une batterie, deux pelotes de nerfs), ils s’illustrent dès leurs débuts grâce à leur son furieusement radical, tranchant et déstructuré.
Après une poignée d’ep, ils sortent en 2013 leur premier album, The Life and Times of a Paperclip, composé de seize morceaux en à peine vingt minutes : les chiffres en disent long sur cette course aussi tendue que palpitante. Car chez The Garden, l’économie de moyens est un leurre qui n’entrave en rien l’impact de leurs brûlots.
“Beaucoup de gens pourraient penser que notre façon de fonctionner est une contrainte, une limite, explique Fletcher. Comment faire autant de chansons différentes avec cette configuration aussi simple ? En réalité, ce n’est pas du tout le cas si on ne suit pas les règles basiques du rock. On préfère suivre notre propre voie et faire les choses à notre façon, sans forcément tout révolutionner.”
Wyatt renchérit :
“On essaie juste de se pousser au maximum, de s’amuser, d’être créatifs et de ne pas se sentir pris au piège. On veut juste faire ce dont on a envie, comme si personne ne nous regardait.”
Une carrière parallèle de mannequins
C’est peut-être cette force de caractère, entretenue par l’un et l’autre, qui leur donne la nonchalance et la morgue nécessaires à leur créativité. On retrouve cette même attitude dans leurs carrières parallèles de mannequins. Leurs morphologies d’adolescents et leurs visages androgynes ont été repérés par Hedi Slimane, bienfaiteur discret de toute une scène musicale, à Los Angeles et bien au-delà de la West Coast.
En choisissant lui-même ses modèles pour les photographier, les faire défiler ou leur proposer de composer les bandes-son de ses défilés, le prodigieux styliste de Saint Laurent n’hésite pas à mettre en avant des jeunes talents sur qui personne n’avait osé parier.
Propulsés par ce parrainage passionné, les frères Shears quittent pour la première fois les Etats-Unis pour participer au défilé Saint Laurent automne/hiver 2013, sans aucune expérience préalable dans ce domaine. Aussi à l’aise sur un podium que sur une scène pour leurs propres concerts, les deux Californiens cultivent leur individualité malgré leur ressemblance physique et leur relation fusionnelle.
Ils multiplient les enregistrements en solo sous le nom d’Enjoy (Wyatt) et Puzzle (Fletcher) avec une vingtaine d’albums au compteur de chacun, disponibles sur leurs pages Bandcamp respectives. Ils continuent d’enregistrer en permanence des demos de The Garden. L’an dernier, Ariel Pink leur a donné un coup de main pour en produire quelques-unes.
Un deuxième album plus élaboré
Nourris par ces expériences transversales, ils reviennent cet automne avec Haha, deuxième album de The Garden. Malgré ce titre laconique, les paroles sont nettement plus élaborées que les monosyllabes de leur premier album. Le chant, toujours exaspéré, se découvre des atours flamboyants, dignes de la new-wave.
https://www.youtube.com/watch?v=bJ7Hy0WBYKk
Si les morceaux gardent leur concision bouillonnante, ils ont évolué vers des instrumentations plus sophistiquées, s’autorisant des incursions électroniques (This Could Build Us a Home) et des claviers désabusés (le fabuleux Egg).
“On est très contents du résultat, annonce Fletcher, mais il y a quand même un sentiment d’inachevé parce qu’on a encore beaucoup de choses à dire et à faire…”
Wyatt complète sa phrase :
“Beaucoup de choses à offrir, d’un point de vue créatif. Je crois qu’on peut aller bien plus loin que ce qu’on a pu faire jusqu’à présent. On a déjà commencé à travailler sur le prochain album et on aimerait bien inverser les rôles, peut-être utiliser parfois une machine sur scène en guise de batterie pour nous permettre de nous concentrer sur autre chose.”
Les terres fertiles de The Garden n’ont pas fini de faire bourgeonner l’imagination de ces frères sauvageons.
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