Un an après la disparition de Kurt Cobain, son batteur Dave Grohl remonte sur scène-comme guitariste et chanteur. A quelques jours de la sortie de leur premier album, présentation de ses Foo Fighters, réponse habile et radicale à une problématique qui teint en trois mots : survivre à Nirvana.
Au quatrième étage d’une fac de Londres aux contours glauques, il y a un bar, le Tutu’s, qu’on aurait pu croire réservé aux beuveries d’après-cours. L’endroit a vu tant de débauche qu’on a cessé d’en nettoyer le sol depuis des siècles: un savant mélange d’alcool crasseux et de rejets divers forme un tapis infecte qui vous saisit les semelles à la seconde où vous entrez. C’est là que les Foo Fighters, en toute humilité, ont choisi de donner leur premier concert européen. Dave Grohl, premier survivant du séisme Nirvana à se remettre en selle, se sait attendu: revenir à Londres par la porte de derrière ? un trou à rats puant la bière froide à plein nez ? constitue à la fois un choix de la plus haute intelligence tactique et le signe manifeste d’un attachement aux valeurs éternelles du punk-rock. Rapide estimation des forces en présence : trois cents veinards qui ont bondi dès l’annonce (discrète) de ce concert-événement côtoient deux cents industry people ? journalistes, agents, employés de maisons de disques. Les premiers se pressent sur un parterre exigu, les seconds optent pour le confort relatif du bar où ils entonnent leur refrain favori: « Dis-donc coco, tu as entendu la démo de ce petit groupe de Camden dont tout le monde parle ? Ils sont fa-bu-leux ! »
A quelques mètres de là, une poignée de gamins joue les premiers rôles. Quel âge peuvent-il avoir 10 ou 11 ans, 12 au maximum. Surtout: quel âge pouvaient-ils bien avoir lorsque Nirvana s’est formé? Ils sont une demi-douzaine à flotter dans des T-shirts trop grands pour eux, au pied de la scène que les Foo Fighters occupent depuis cinq minutes. Sur des chansons qu’elles n’ont encore jamais entendues, ces têtes blondes s’agitent frénétiquement, comme animées à distance. On saute, on rebondit, on se bouscule; on lève les bras comme un seul homme lorsque les refrains s’annoncent. Dans une ambiance de surboum, les loupiots se laissent porter par une foule consentante, craignant pourtant de se faire attraper par des videurs qui pourraient être leurs pères. L’un des musclés ressemble étrangement à Bernard Lama, le portier du PSG. L’air blasé, il enlace les quarante kilos de leurs petits corps suants pour les extraire de la masse et les raccompagner sur le côté de la scène. Mais les minots ne s’en laissent pas compter: à peine Musclor a-t-il le dos tourné qu’ils repartent à l’assaut, roulant au-dessus des têtes. Dix fois, ils se font refouler. Dix fois, ils recommencent leur manège. C’est à croire que cette chorégraphie hilarante a été montée de toutes pièces, réglée méthodiquement par quelque promoteur soucieux de donner à son groupe une image «super jeune ». Dave Grohl, idole des 10-12 ans’ Sous les spots blafards, quatre visages réjouis. Au fond, il y a William Goldsmith et Nate Mendel, respectivement batteur et bassiste du (bon) groupe de Seattle Sunny Day Real Estate, dont Peter Buck, le guitariste de REM, vante régulièrement les mérites. Ces deux-là jouent ensemble depuis bientôt dix ans et donnent aux chansons des Foo Fighters une cohésion immédiate. Devant, à droite de Grohl, l’impeccable Pat Smear ? le cheveu peroxydé et les chaussures au vestiaire ? affiche le sourire niais d’un nain de jardin rock. Il semble un peu surpris d’être là, lui qui a survécu à deux cauchemars : les suicides successifs de Darby Crash, chanteur de The Germs (dont Smear était le guitariste), et de Kurt Cobain, son ami de dix ans. Sur la vidéo qui accompagnait le Unplugged de Nirvana, on sentait Pat Smear tout penaud, modeste complément musical relégué dans le décor. A Londres, on le voit belliqueux, impatient d’en découdre, de se refaire une vie. Un jeune musicien qui livrerait là son tout premier concert ne saurait se montrer plus ardent.
De Cobain, Dave Grohl ne dira mot, peu enclin aux confidences piteuses qui font aujourd’hui l’attrait regrettable des concerts de Hole. On croit pourtant savoir que le refrain de I ll stick around ? au cours duquel Grohl hurle «I don’t oweyou anything (Je ne te dois rien) s’adresserait à un homme blond de petite taille. Tout comme ces envolées de voix ? cassée, la voix ? qui hantent les morceaux les plus radicaux. Souvent, la machine Foo Fighters débite au kilo du boucan prévisible: un agréable défilé de chansons pop habillées à la mode grunge. Mais en quelques occasions, la mécanique s’emballe: ce petit rock ronflant s’élève alors en d’étonnantes convulsions qui accouchent de montagnes ? les formidables Good griefet X-Static. Ces chansons-là ressemblent à Dave Grohl, lui vont comme un gant: simples et franches en apparence, mais torpillées intérieurement par la confusion. Aucune n’a la violence innée, la force instantanée des chansons de Nirvana, mais donnez-leur quelques jours et elles se révéleront comme autant de plaisirs chroniques, portées par des arrangements dont la finesse surprend au sein de la division tape-dur. De cette accoutumance, on dira qu’elle rappelle un peu celle provoquée par la musique des Boo Radleys.
Même inclination pour les faux-semblants, même art de rendre la simplicité complexe et la complexité simple. C’est que Dave Grohl, trop malin pour se cantonner à un genre musical, a fait ses classes à Washington DC, beau vivier rock du milieu des années 8o. Chanteur du groupe hardcore Scream, Grohl n’en passait pas moins ses soirées à écouter Abba et les Beatles, encouragé par quelques aînés bien éduqués. « A l’époque, déjà, je rêvais d’un mélange entre la fureur du punk et les mélodies de la pop. » A l’autre bout du continent, un certain Kurt Cobain suivait un parcours initiatique assez semblable. Et rêvait d’un même idéal. Après une heure et une quinzaine de chansons, les Foo Fighters quittent la scène, repartant sur un Exhausted aussi étouffant qu’émouvant. Puisqu’il faut bien jeter quelques noms à l’issue de cette première apparition, tentons ceux-ci, dans un désordre revendiqué: Sonic Youth, John Lennon, Therapy ?, les Buzzcocks, Hüsker Dü ou ? plus étonnant Red House Painters. Et si les Foo Fighters évoquent Nirvana, alors c’est le Nirvana de l’album Bleach, sur lequel Dave Grohl ne jouait pas. Il faudrait être sourd pour ne pas entendre l’analogie criante qui lie This is a call et I ll stick around aux premières chansons de Nirvana, lorsque Cobain hésitait encore entre vacillement hypnotique et violence totale. Plus tard, Kurt allait trouver en Dave Grohl un allié considérable, une sorte d’ancre humaine, seul capable d’arrimer son rock primai aux réalités. A partir de l’album Nevermind, Grohl allait former avec le bassiste Chris Novoselic ? dont on annonce aussi le retour sous patronyme Sweet 75 ? une section rythmique laissant toute lattitude à Cobain, lui offrant une liberté fabuleuse. Par un étrange miracle, on sent précisément les Foo Fighters capables des mêmes écarts de dynamique, capables de répéter ces explosions soniques dont les variations d’amplitude constituaient l’incroyable singularité de Nirvana.
A 25 ans, Dave Grohl est sans doute le plus jeune vétéran du rock. On se souvient encore de sa toute première interview, au cours de laquelle le nouveau (et cinquième) batteur de Nirvana bataillait ferme pour expliquer qu’il n’avait déménagé de Washington à Seattle ni par calcul ni par ambition, mais uniquement pour s’amuser pendant quelques mois. Aujourd’hui, les Foo Fighters ne sont sans doute pour lui rien d’autre que le prolongement de ces quelques mois de bon temps. Au cours de la même interview, Grohl parlait de Cobain en des termes qui font aujourd’hui froid dans le dos. «Quand j’ai rejoint le groupe, j’ai vécu avec Kurt pendant huit mois. Quand je suis arrivé, il venait de rompre avec une fille et il était anéanti. Nous restions assis pendant des heures dans son minuscule appartement sans prononcer un mot. Ça a duré des semaines comme ça. Finalement, un soir, alors qu’on était dans la camionnette, Kurt a dit Tu sais, je ne suis pas toujours comme ça.? J’ai été soulagé.? Des trois de Nirvana, Grohl a toujours été le plus détendu, digérant toutes les pressions avec une aisance déconcertante. Même dans la tourmente, pendant que ses deux compagnons rivalisaient d’angoisse et de paranoïa, Grohl gardait le sourire des bienheureux, trop content d’appartenir au plus grand phénomène rock de la planète. Pour ce genre de personnage, les Anglais ont une expression épatante: mister Nice Guy (monsieur Chic Type). Depuis deux ans, Dave Grohl écrivait des chansons, sentant sans doute que l’honnêteté féroce de Kurt Cobain menaçait Nirvana. Douze d’entre elles donnent corps à The Foo Fighters, magistral premier album enregistré en huit jours ? à Seattle, en octobre 94 ? et produit par Rob Schnapf et Tom Rothrock, artisans chez Bongload et complices de Beck. Le journaliste américain Anthony DeCurtis écrivait dans Rolling Stone que la mort de Kurt Cobain laissait « un héritage plus complexe que musique, un héritage qu~n mettra des années à évaluer » Par sa simplicité apparente, son dénuement extrême et son refus de se prendre au sérieux, le rock des Foo Fighters refuse de se poser en légataire de Nirvana. On le sait pourtant condamné au même destin glorieux.
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