Leurs parents avaient inventé la Northern Soul, cette danse de pauvre diable déjà détournée du modèle américain. Les fistons de The Farm ont piraté la house pour la faire leur et ont inventé sans réfléchir le groove des mauvais garçons, ce scally-rock dont la recette magique fera la gloire des voisins mancuniens. Une danse crampons et frime, direct du stade à la discothèque sans passer par les vestiaires.
Au début de 1990, nous nous étions fixé pour but de sortir trois singles dans l’année et d’en classer un, avec un peu de chance, assez haut dans les charts indépendants. Et les trois ont été des tubes, dont deux énormes, Groovy train et All together now. Nous nous étions alloué entre 100 000 et 200 000 f pour enregistrer et sortir ces trois singles et un album. Finalement, nous avons triplé ce budget, ce qui reste une somme dérisoire. Phil Collins ne sortirait pas de son lit pour si peu d’argent (rires)? Ça ne couvrirait même pas ses frais de sandwiches pour un album. Mais c’est largement suffisant pour nous. Nous ne passons pas des journées à glander, à expérimenter. Nous, nous enregistrons, nous ne perdons pas une semaine à trouver la bonne note. Nous sommes de bons musiciens, pas des branleurs.
Je me souviens de vos premiers singles. Vous étiez alors un groupe anodin, sans son ni chansons. Ne saviez-vous pas où vous vouliez aller ?
(Vexé)? Nous jouons toujours notre premier single, Hearts & minds, sur scène. A l’époque, c’est Suggs, de Madness, qui nous produisait. Nous avons utilisé une boîte à rythmes et nous ne savions pas nous en servir. Si bien que nous nous sommes retrouvés avec un morceau vaguement dansant, alors que nous ne recherchions surtout pas à être un groupe de danse. Nous jouons toujours ce morceau de la même façon, sauf que nous avons appris à apprivoiser le rythme, ce groove. Au début, il nous manquait juste l’argent nécessaire pour pouvoir utiliser la technologie. Mais à part ça, le groupe est resté exactement le même. Nous ne voulons toujours pas être un groupe de danse.
Mais vous avez tout de même soudainement évolué vers la dance-music. Est-ce la motivation ou l’inspiration qui a changé ?
Ce n’est pas la motivation, nous n’avons jamais brossé le public dans le sens du poil. J’ai toujours eu l’intime conviction que nous séduirions un jour les foules. Pas uniquement les fans de rock, les supporters de foot ou les étudiants, mais la masse En Angleterre, il n’existait qu’un groupe capable de réaliser cet exploit, c’était The Jam, ils plaisaient à tout le monde. Lorsque j’écrivais, je pensais que tout le monde allait adorer mes chansons, vu que tout le monde les aimait à Liverpool. Chez nous, nous jouions devant des publics enthousiastes, à une époque où les groupes phares de la ville étaient China Crisis ou les Lotus Eaters’ Leur public leur ressemblait : grand manteau noir, immobile pendant des heures, poli. Mais quand The Farm jouait, c’était l’anarchie. Les gens dansaient dans tous les coins, grimpaient sur scène. A cette époque, c’est vrai que nos influences étaient différentes : un peu de soul ? les Dexys Midnight Runners ?, des rythmes vaguement ska qui venaient de Clash Moi, j’écrivais des chansons pour faire comme mes héros, Strummer et Jones. J’aimais leur engagement politique, ils étaient toujours à mes côtés lorsque j’écrivais. Notre single All together now date de ces premières années. A l’époque, on aurait cru une chanson de Clash, bourrée de guitares.
Mais il n’y a pas d’évolution. Il y a une cassure nette entre vos anciens disques et vos tubes d’aujourd’hui.
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir l’importance de ce qui s’est passé en 88. Si tu t intéressais à la musique, tu étais forcément touché. Tout le monde a été dépassé par les événements, aussi bien les médias que les maisons de disques. Le mouvement appartenait entièrement à ceux qui l’avaient créé, c’était une vraie révolution, bien plus importante et populaire que le punk. Les Stone Roses, les Mondays viennent également de là. Soudain, des groupes de rock indépendant se sont fait remixer par des DJ’s, ont piqué des rythmiques à James Brown’ Mais si tu enlèves à nos chansons les rythmes dansants, elles tiennent toujours debout. Ce n’est pas seulement du rythme, du groove. Les chansons, les mélodies sont nos principales préoccupations.
Tu as finalement dû attendre six ans pour rencontrer le succès. N’as-tu jamais été frustré ?
Non, car le succès n’a jamais été une fin en soi. Et puis, nous en avions eu un petit peu en 85, notre second single passait sans arrêt à la radio, nous avions frôlé la gloire. A cette époque, des groupes comme Happy Mondays nous vénéraient. Nous avions déjà beaucoup de choses en commun, comme le fait que les deux groupes avaient des chanteurs incapables de chanter (sourire)? Pour eux, nous étions énormes : John Peel passait nos disques, nous étions invités à la télévision. Même si les ventes n’ont jamais suivi, nous étions pour eux des modèles. Quand les gens ont cherché à savoir d’où venaient les Mondays et tout le courant autour d’eux, ils ont fini par remonter jusqu’à nous. Mais nous n’allons pas proclamer que nous avons tout inventé. Nous avons tous commencé ensemble, puis évolué dans le même sens. En 86, les Mondays ont fait notre première partie à Liverpool. Il n’y avait que dix personnes devant la scène, les quatre cents autres étaient au bar. La chance des Mondays par rapport à nous, c’est d’avoir eu une maison de disques qui croyait en eux. Ils ont toujours eu l’argent qu’ils voulaient pour enregistrer. C’est pour ça que nous avons été terriblement frustrés quand la presse s’est mise à encenser Manchester. Pas que nous soyons anti-Mancuniens, mais ils parlaient de mode, d’une soi-disante scally-fashion’ comme si ça venait de sortir Et tous les groupes qu’ils interviewaient remettaient les pendules à l’heure, leur disaient que ce qu’ils découvraient existait en fait depuis plus de cinq ans, sans que personne ne s’y intéresse. En 88, on a surtout parlé de Manchester. Mais l’explosion dance-music a été énorme à Liverpool aussi. Nous avions The State qui était au moins aussi important que la Haçienda. The State était bourré de prolos, qui se défonçaient sur de la dance-music, ce qui était une révolution. A la Haçienda, il y avait autant d’étudiants et de poseurs que de gamins. C’était la vitrine. Mais les vrais clubs de dance, c’était Conspiracy à Manchester et The State à Liverpool. Le problème, c’est que tout était manipulé par Tony Wilson, qui a réécrit l’histoire à son profit. C’est lui qu’on écoute et qu’on consulte, vu qu’il dirige Factory, la Haçienda et qu’il présente des émissions à la télé. Je me souviens d’une soirée de novembre 89, en pleine vague mancunienne. Nous en avions vraiment assez de cet engouement pour Manchester. Nous écrivions notre fanzine, The End, et décidions en riant de ce qui allait être in et out Nous inventions des manchettes stupides : Choc : The Farm venait en fait de Manchester ou Révélation exclusive : Peter Hooton est né à Salford’ (rires)? Aujourd’hui, les journalistes ont décidé que Manchester était has-been, ce qui est stupide. Il y a autant de bons nouveaux groupes aujourd’hui qu’il n’y en avait alors. Mais ils adorent créer des scènes artificielles, ils vont faire la même chose avec Liverpool. Ils parlent d’une scène alors que je n’ai rencontré les La s pour la première fois que la semaine dernière. J’ai plus de choses en commun avec des prolos de Londres, de Leeds ou de Manchester qu’avec ces groupes d’étudiants de Liverpool qui essayent de sonner comme The Farm. Ce sont les mêmes qui se moquaient de nos dégaines il y a quelques années.
Cette non-image du groupe était-elle une réaction au côté glamour de la pop du début des années 80 ?
Oui, bien sûr. Pour nous, l’image parfaite était de s’habiller toujours pareils, à la scène comme à la ville. J’ai toujours pensé que cette image était à l’intersection de toutes les cultures, même si on nous a toujours comparés à des supporters de foot. Je me souviens d’une émission de télé que nous avons enregistrée en même temps que les Smiths et Marillion. Un type de la BBC est venu nous voir en coulisses, affolé? Grouillez-vous, il ne vous reste que quelques minutes pour vous changer !? Il n’arrivait pas à croire que nous voulions jouer habillés comme ça, comme des gosses de la rue. Je crois qu’il s’est passé la même chose aux Etats-Unis lorsque le rap est apparu. Comment ces sales gamins en Adidas pouvaient-ils entrer en studio et faire des disques ? Tout ça, c’était la chasse gardée des pop-stars. Il y avait des règles, des tenues à respecter. Nous, à Liverpool, nous réagissions contre les Lotus Eaters, contre tous ces groupes qui chantaient des paroles idiotes alors que leur ville était ravagée par le chômage.
Cette image est maintenant dans tous les magazines de mode anglais, disséquée et répertoriée.
C’est hilarant. Mais ça s’explique facilement. Soudain, les médias ont décidé que Morrissey était finalement un raseur, qu’il était sans intérêt. Ce que Morrissey devait penser lui-même (sourire)? La mode s’est donc inversée, est allée à l’opposé de ce que Morrissey représentait. Et là se trouvaient les fans de football, la masse, avec leurs propres vêtements. Les magazines de mode avaient jusqu’à présent totalement ignoré ce style à part entière, ils l’ont découvert avec stupéfaction. Le magazine ID est venu faire un dossier sur Liverpool il y a trois ans. Ils n’ont même pas cité une seule fois le mot scally . Pourtant, il était à l’époque sur toutes les lèvres, il représentait bien ce qui se passait dans la ville. Mais ils ne l’ont pas vu. Aujourd’hui, le mot est totalement galvaudé. A l’origine, un scally est un beau fumier, un sale con, un voyou, un voleur, un fainéant, un bon à rien. Mais il est de Liverpool. Quand tous les groupes de Manchester ont percé, la presse a commencé à les décrire comme des scallies. Ils ont glorifié le côté mauvais garçon. Soudain, c’était cool d’être un voyou, de porter des fringues de petite frappe. Mais ce sont les Liverpudliens qui avaient inventé cette image, qui allait avec un argot et une attitude. The State était leur temple. Les premiers scallies ont été les mods du début des années 80, cheveux courts, fans de Jam. La seconde génération est venue vers 84, c’était des scallies à la Barry Grant (un des héros de Brookside, le feuilleton sur la vie d’un quartier de Liverpool). Les cheveux se portaient longs à l’arrière, plutôt frisés. Puis les cheveux sont redevenus courts vers 86, avec cette coupe que certains décrivent comme la coupe des mods français’ (sourire)? C’est pour ça que je rigole quand je lis des magazines de mode qui nous décrivent comme avant-garde , alors que tout vient des mods. Il y a quatre ans, ces journaux nous auraient décrits comme une bande de pouilleux. Ces rock-critics, avec leurs grands pardessus noirs, osaient nous traiter de miteux, nous (indigné)? Alors que nous portions des vêtement très chers, des Timberland, des Chevignon’ Mais ils ne connaissaient pas encore ces marques, ils auraient voulu nous voir porter leurs grosses pompes en daim noir (sourire)? Ils voulaient ressembler aux Redskins, portaient d’énormes Doc Martens. A Liverpool, personne ne portait ce genre de merdes.
Comment vous êtes-vous retrouvés dès le départ sous la houlette de Suggs, alors l’un des leaders de Madness ?
Grâce au football. Un type de Londres, qui les connaissait, écrivait pour mon fanzine. C’est lui qui a donné une cassette à Suggs. Salut, Suggs, voilà une cassette de mes potes de Liverpool.? Ça lui a plu, il nous a payé quelques heures de studio. Il savait que nous serions la suite de Madness, dès le début. Pas en termes de musique, mais en termes d’attitude. Jamais nous ne pourrions être des pop-stars, nous sommes un groupe pour les masses. C’est pour ça que les Housemartins nous ont invités en première partie de leur dernière tournée, parce qu’ils aimaient l’image, l’idée même du groupe. Paul Heaton est absolument fasciné par le football. Et même s’il n’a jamais aimé notre musique, il adorait ce que nous représentions. D’une certaine façon, il aurait voulu jouer dans un groupe comme The Farm. Ils auraient dû me virer et le prendre comme chanteur (sourire)? Lui, il aurait pu jouer sans problèmes avec nous. Mais ni son guitariste, Stan Cullimore, ni son bassiste, Norman Cook, n’auraient pu. Eux, ce sont des résidus d’étudiants, ils auraient fait tache parmi nous. J’ai su que le football était une mode détestable le jour où j’ai vu Norman Cook passer avec Beats International à la télé, vêtu du maillot de l’équipe du Brésil (sourire)? C’est à cause de nous si les Housemartins se sont séparés, quand Heaton a réalisé qu’il n’avait plus rien en commun avec les autres.
Le football, comme vos vêtements, est lui aussi aujourd’hui à la mode.
Pas parmi les vrais fans de football. Seulement chez les poseurs. Ils avaient tous peur du football, c’était devenu trop dangereux pour eux. Mais là, les stades sont à nouveau sûrs et fréquentables. La première fois que nous avons joué à Leeds, en 86, trois cents supporters de Leeds United ont fait une descente à notre concert. Ils croyaient que nous emmenions avec nous des bus pleins de fans, ils voulaient casser du supporter de Liverpool FC. Ils aimaient notre musique, mais ils considéraient notre public comme une menace. Aujourd’hui, ces barrières entre les villes anglaises sont moins insurmontables, il y a moins de violence. Les gens ont réalisé, grâce à la musique, que des types qui habitent à 40 km de chez eux ne sont pas des extra-terrestres. Il y a donc beaucoup moins d’agressivité entre Mancuniens et Liverpudliens. Tout est venu des raves organisées dans des entrepôts de Blackburn. Les gens venaient de partout et réussissaient à s’amuser ensemble. Et ils se retrouvaient le samedi suivant dans les tribunes des stades. Même s’il serait naïf de dire que la violence n’existe plus, la musique a contribué à unir les gens. La drogue aussi, elle y est sans doute aussi pour quelque chose (sourire)? La plupart des anciens hooligans du foot sont devenus dealers de drogue. Ils ont compris qu’il y avait plus d’argent à gagner là qu’en cassant les vitrines en Europe.
Aujourd’hui que la violence dans les stades commence à disparaître, des journaux comme The Face font mine de regretter le bon vieux temps. Alors qu’à cette époque, ils se planquaient, regardaient le foot de haut. Moi, j’ai toujours suivi le Liverpool FC. J’étais à Paris en 81 quand Liverpool a gagné la finale de la Coupe d’Europe contre le Real de Madrid. Tout le monde me connaissait dans les tribunes populaires, car je vendais mon fanzine. Mais moi, je n’ai jamais pris part à la violence. Mon fanzine, il était entièrement dédié aux vrais amoureux du football. Nous le vendions dans les trains quand les Reds jouaient à l’extérieur. On nous considérait comme une bande de gauchistes. Il faut dire que Liverpool est un club à part, un des rares à ne pas être noyauté par des groupuscules de droite, à l’inverse de clubs comme Chelsea. Liverpool est le club rebelle, anti-tout. Mais ses supporters ne sont pas violents. Ou ne le sont plus. J’étais au Heysel et ce jour-là, on a tous compris que quelque chose était définitivement brisé. Nous avions face à nous deux grandes équipes, Liverpool et la Juve, incapables de jouer leur match à cause de la violence. Moi, j’ai toujours préféré parler avec les gens d’autres villes plutôt que les attaquer.
The End, ton fanzine, mettait sur un pied d’égalité le rock et le foot. Voyais-tu un lien entre les deux ?
Non. J’aimais à la fois le rock et le foot, c’était tout. Ce sont les deux seuls grands amours de ma vie. Je ne suis pas assez profond pour voir les relations entre mes passions (sourire)? Quand je ne jouais pas au foot, j’écoutais des disques de rock. Voilà quel genre de gosse j’étais. Pas un petit macho, pas un lad’ J’adorais également jouer au tennis, mais n’ai jamais ressenti le besoin d’écrire sur le tennis. Le football et la musique, c’est autre chose. Ils peuvent lier les nations, les enflammer. Imagine une Coupe du monde au Brésil (il ferme les yeux)? Bill Shankly, l’ancien boss du Liverpool FC, avait déclaré que le football était plus qu’une simple question de vie ou de mort. Chez nous, c’est vraiment devenu une religion, ce qui peut devenir dangereux. Il faut savoir garder ses distances, faire preuve d’humour. Pour moi, c’est une source de plaisir. Mais ça peut être un cauchemar comme un carnaval. Hillsborough fut un cauchemar. Quand on passe des années à mal gérer un club, à traiter le public comme du bétail, ce genre de drame devient inévitable. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait en arriver là? Liverpool FC, tout en étant l’un des plus grands clubs des années 80, a vécu trop de tragédies, comme si le succès et le drame ? comme chez les Kennedy ? devaient aller de pair.
Qu’est-ce que Liverpool a que les autres équipes n’ont pas ?
Une bonne équipe (rires)? Personne ne peut égaler les Reds. Nous sommes allés battre Rome chez eux en finale, en 84. C’est le genre de victoires que seule la foi peut permettre. Mais moi, je ne suis pas un militant. Le football, comme la musique, ne sont là que pour me faire passer un bon moment. Tu n’apprécierais jamais un concert si tu étais seul dans la salle, il te faut le côté social, comme au football. Avant le match, tu rencontres tes amis, tu manges les pires hot-dogs du monde, tout ça compte autant que le jeu’ Mais tu sais, je ne vis même pas à Liverpool, je ne me sens pas redevable envers le club ou la ville. Je n’ai aucune loyauté envers l’un ou l’autre, seule ma famille me retient dans la région. Je ne sens rien de particulier dans l’air de Liverpool, contrairement à ce que clament les groupes d’ici. La ville s’est éteinte en quelques années, sous mes yeux. La plupart de mes amis sont partis, c’était le seul moyen de ne pas finir sa vie au chômage… Liverpool est une ville tragique, je ne vois aucune raison d’en être fier. Les gens d’ici sont très insulaires, terriblement racistes. La ville n’a rien de spécial, ce mythe doit être détruit. Ça ne me dérange donc pas que le reste du pays se moque continuellement de nous, de notre accent. C’est une juste revanche de leur part, c’est nous qui avons ouvert les hostilités. Les Liverpudliens s’imaginent spirituels et drôles, à part. Mais ils sont comme tout le monde. Ils vivent sur cette image bâtie pendant les sixties, s’imaginent les héritiers des facétieux Beatles et de tous ces comiques ridicules à la Jimmy Tarbuck, qui font rire en forçant leur accent de Liverpool. Mais l’esprit de la ville s’est totalement envolé, évaporé.
On dit la ville de plus en plus dangereuse.
Dangereuse ? Elle l’a toujours été. Il y a quelques semaines, je me suis fait attaquer par des types masqués en pleine nuit devant un distributeur de billets de banque. Je me suis fait casser la mâchoire pour 100 f. Il existe une nouvelle mafia à Liverpool, liée à la drogue. Des types de 30 ans, en costume, qui règlent leurs batailles de gangs depuis leurs téléphones portables (sourire)? Mais ce n’est en rien comparable à ce qui peut se passer à Londres ou New York. A Liverpool, c’est une petite guerre, pas une furie criminelle.
Cependant, un des membres de The Farm a été tué lors d’une course-poursuite avec la police et un autre est en prison pour dix ans.
Notre batteur n’a pas été tué par la police, il est mort dans un accident de voiture. Il était effectivement pourchassé par la police, il voulait absolument leur échapper. C’était un chic type, nous n’arrêtions pas de lui dire de se calmer. Mais ce soir-là, il a eu peur de se faire arrêter, car son père était lui-même policier, il ne voulait pas lui faire du tort. Il avait trop bu, c’est tout Tu sais, nous ne sommes pas des gangsters, nous n’avons pas la moindre méchanceté. Nous n’allons pas nous servir de ce passé trouble pour vendre aujourd’hui notre musique, comme on l’a fait pour les Mondays. Enfin, bon, je préfère quand même être traité de voyou plutôt que de boy-scout.
J’ai commencé ce groupe parce que j’étais fan de musique. Et je le suis resté. J’aime la musique, au sens large. Par exemple, j’écoute en ce moment autant The Jam que le Sunshine on a rainy day de Zoë ou le Bombay de Jah Wobble Mais nos disques n’ont rien à voir avec ces tubes de danse, qui viennent de studios, pas de groupes. Nous, nous sommes un vrai groupe, c’est notre force. Nous jouons nous-mêmes cette musique, nous savons la reproduire sur scène. Nous sommes comme Clash avec une boîte à rythmes. C’est eux qui m ont donné cette foi en la musique. Surtout qu’aux débuts, personne ne m a encouragé. Mes parents ont toujours cherché à me saper le moral, à me faire arrêter. Du moins jusqu’à l’année dernière. Moi, je m étais laissé jusqu’en décembre 90 pour décider si oui ou non j’allais arrêter. Aujourd’hui, ma mère est fière de moi, pour la première fois’ Je te l’avais dit, maman, j’y suis arrivé? (sourire)? Quand j’ai commencé, j’avais 19 ans. Un groupe répétait en bas de chez moi et un jour, le chanteur n’est pas venu. Pour rigoler, j’ai pris le micro. J’y suis resté. Tout ce que je savais chanter, c’était Waiting for the man de Lou Reed. Je n’avais jamais pensé devenir chanteur, je voulais être footballeur. J’étais certain d’être suffisamment bon pour devenir professionnel. Mais je crois que j’étais le seul à le penser. Si seulement on m avait passé plus de ballons, j’aurais prouvé au monde ce dont j’étais capable. Mais les fumiers ne jouaient jamais sur mon aile (rires)? J’étais obsédé par le football. En été, j’étais sur le terrain de midi à 9 h du soir. C’est la seule chose qui comptait pour moi. Le foot et le Subbuteo. L’école, je m’en foutais. Je n’y allais que pour me moquer des profs et faire des conneries. J’adorais ça, je passais mes journées écroulé de rire, si bien que je n’y ai pas appris grand-chose. Mon premier livre, je l’ai lu à
16 ans. Ma plus grande frousse, c’était d’avoir à lire face à la classe. J’avais du mal à m’exprimer en public, j’en faisais d’horribles cauchemars. Surtout au cours de français. Notre prof s’appelait Madame Fifi. Elle parlait français avec l’accent de Newcastle (rires)? Pour moi, ses cours étaient une formidable récréation de 40 minutes. Moi, je voulais apprendre l’espéranto.
T intéressais-tu à la scène de Liverpool ?
Non. Il existait pourtant tous ces groupes, les Teardrops, les Bunnymen, mais je les trouvais lugubres. Aucun d’entre eux n’arrivait à la cheville de Clash. Je suis venu les voir à Paris, en 81. C’était à Mogador et Pete Wylie ? qui joue maintenant avec nous sur plusieurs morceaux ? faisait la première partie avec Wah!, son groupe d’alors. Cow, notre bassiste, était un vrai punk. Il avait traîné à Eric’s, le club de Liverpool où Clash et les Pistols venaient jouer à leurs débuts. Ils organisaient des concerts à 4 h de l’après-midi pour les plus jeunes. Moi, je ne pouvais pas y aller car je jouais au foot, mais Cow passait ses après-midi à pogoter avec ses potes de 14 ans (rires)?
La plupart des groupes de votre génération privilégient le groove. Etes-vous plus attachés qu’eux à l’écriture ?
Oui. Nous avons toujours écrit des chansons, des textes. Mais je ne crois pas que nous soyons le seul groupe politique de cette génération. Quand les Mondays disent qu’ils se foutent de tout, que leur seul désir est de porter des fringues Armani ou Lacoste, c’est politique. Moi, je préfère acheter les miennes aux puces. Surtout les chaussures, les vieilles Puma de 1973, le meilleur modèle de tous les temps. All together now n’est pas qu’une jolie petite mélodie. J’y raconte un épisode de la Première Guerre mondiale, quand des soldats des deux camps ont abandonné les armes et les tranchées pour faire un match de football’ Mais n’en conclus pas que nous allons gaver les gens de slogans politiques. Nous ne sommes pas les Redskins. C’était ça, la force de Clash : à côté de textes très politiques, ils savaient également appliquer leurs idées à la vie de tous les jours, comme sur Should I stay or should I go. Moi, je n’arrive pas à réfléchir, à préparer mes paroles. Je les écris sous pression, en studio. Quand je me concentre, je n’arrive à rien. C’était déjà le cas à l’école. Un jour, je m étais forcé à écrire un poème, que j’ai lu devant la classe. Tout le monde s’est moqué de moi. Pendant des années, je n’ai plus osé toucher un stylo, je n’avais plus rien à dire. Et puis je m y suis remis soudainement le jour de la mort de John Lennon. Mes textes étaient pathétiques, mais j’avais enfin trouvé un sujet.