Drôles de lascars que ces Américains, gamins de terres bouseuses et bigotes et devenus, avec une poignée de morceaux délicieusement vintage, l’un des groupes les plus hype de la planète. Ils expliquent leurs paradoxes dans une interview au long cours, accompagnée de l’écoute intégrale de leur album en avant-première.
Comment vous décririez-vous, en tant qu’individus, que groupe ?
Jonathan Pierce : Des gens fous, sans doute… (rires) Des types un peu aveuglés, enfermés dans leur propre monde.
Jacob Graham : Je me considère souvent comme un escapiste : je réussis très bien à ignorer tout ce qui ne me plait pas dans le monde, je me débrouille pour faire comme si ça n’existait pas. Technologiquement, par exemple, des choses continuent à avancer alors que je pense qu’elles n’ont pas besoin de progresser. Ca n’existe simplement pas pour moi. Musicalement, c’est la même chose : il y a beaucoup de nouvelles idées qui n’auraient jamais du selon moi voir le jour. Je les ignore aussi.
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Quel type d’idées ?
Je ne sais pas, c’est flou. J’aime beaucoup de vieille musique électronique des années 60, du début des années 70 ; mais je déteste la musique électronique actuelle. Il n’y a désormais plus aucune limite: et quand tu perds ces limites, tu perds toute ta créativité. Des gens comme Kraftwerk ou Jean-Michel Jarre devaient être si créatifs pour réussir ce qu’ils faisaient, leur musique était si dynamique… Mais à partir du moment où tu peux tout faire, aller dans toute les directions, il n’y a plus aucun intérêt. J’aime les choses qui existent au sein d’un certain périmètre –c’est la définition de la pop music, même si elle a un peu changé.
Jonathan Pierce : Elle a beaucoup évolué, oui, et c’est l’un des points de départ du groupe : on considère que les gens ne savent plus écrire de véritables pop songs. Il y avait dans les années 50 et les années 60 une conception claire, presque rigide, de ce que devrait être une pop song. Même s’il y a techniquement eu des chansons pop écrites avant cette période, c’est avec cette époque que nous avons appris à aimer la pop : tout le travail de Phil Spector, cette univers complet de chansons concises de 2 minutes 30, cette idée de dynamique extrême, cette évidence mélodique, des paroles directes et simples. Une grande puissance peut naître de la simplicité. Ces chansons étaient beaucoup plus signifiantes qu’elles ne le sont aujourd’hui –ceux qui les écrivaient étaient sûrs d’eux, ils disaient de manière très directes des choses absolument primordiales, les concepts très basiques de l’amour, de la perte, de la mort, de la tristesse. Revenir vers cette simplicité est ce qui nous excite.
[attachment id=298]Cette simplicité vient peut-être également du fait que le monde était en apparence alors plus simple ?
Jacob Graham : C’était sans doute une époque globalement beaucoup plus sincère. Aujourd’hui, les énormes stars pop font des clips dans lesquels il leur faut des effets spéciaux, des tempêtes, des orages artificiels pour avoir l’impression de dire quelque chose ; mais ils n’ont besoin de ça que parce que rien ne se passe dans leur voix, dans leur regard, dans leur performance. Je n’ai pas besoin de ça pour voir un orage, il me suffit de regarder par la fenêtre quand il y en a un. Si des individus sont supposés être des stars, je veux pouvoir saisir quelque chose de particulier en eux, pas autour d’eux.
Vous avez tous les deux été éduqués dans des endroits villes plutôt rurales, loin de tout ce qui pourrait briller.
Jonathan Pierce : Oui. Jacob a grandi dans le nord de l’Etat de New York, moi dans l’Ohio. Il y eu dans ces enfances un peu rurales, loin de tout, de bons et de mauvais aspects –moi et Jacob avons vécu à peu près les mêmes choses. Et avons eu le même genre de réactions, une sorte de conflit entre notre environnement et ce qui nous attirait profondément. Nous aimions tous les deux des choses que nous trouvions intéressantes, mais que les autres trouvaient simplement étranges. Et quand tu vis dans une petite ville, tu creuses rapidement ta propre tombe, d’une certaine manière –c’est comme ça que nous le ressentions à l’époque. Il y a toujours eu cette idée de s’échapper, de finir l’école et de se barrer au plus vite vers les grandes villes. Vivre dans un coin un peu paumé a quelque chose de triste, il y a un certain confort aussi. Mais quand tu arrives à New York, c’est comme une petite révolution : tu découvres que plein de gens partagent tes goûts et tes envies, qui aiment les groupes que tu aimes, qui peuvent même te faire écouter des choses dont tu n’avais jusque là pas idée, et qui deviennent tes trucs préférés. C’est super excitant.
Vos enfances ont-elles été ennuyeuses, d’une manière générale ?
Je sais que nous ne serions pas des gens créatifs si nous n’étions pas passés par là. On était des gamins super créatifs, on écrivait ou on essayait déjà d’écrire des chansons à l’âge de 9 ou 10 ans…
Jacob Graham : Quand tu as cet âge, que tu es coincé en plein milieu des Etats-Unis, que tu es obsédé par les Smiths ou Kratfwerk par exemple, des choses dont les gens qui t’entourent n’ont absolument jamais entendu parler, que tu essaies de le jouer pour d’autres, que ça t’excite terriblement, et qu’on te prend au final tout simplement pour un idiot… Quand John et moi nous sommes rencontrés, ça a été comme une révélation. De par nos expériences respectives, nous avions du apprendre à vivre seul, par nous-mêmes. Mais quand tu rencontres une personne qui te ressemble, tu te mets immédiatement à rêver à des choses incroyables. Il existe donc une autre personne comme moi, et s’il y en a une autre, il doit y en avoir ailleurs aussi. Nous nous sommes rencontrés à l’âge idéal, au moment parfait où cette rencontre pouvait nous donner de l’espoir ? Car ça ouvre des perspectives folles : celle de pouvoir éventuellement un jour faire partie d’un groupe, par exemple.
Vous avez tous les deux eu une enfance assez religieuse et apparemment stricte –ton père était Pasteur, Jonhatan. Que pouvez-vous m’en dire ?
Jonathan Pierce : Ma scolarité, pour sa majeure partie, s’est déroulée à la maison –ma mère était mon professeur. J’imagine que c’est quelque chose d’assez peu conventionnel. Je n’avais pas beaucoup d’interaction sociale, sinon avec mes frères et sœurs –nous étions une large fratrie, avec six enfants. Très très religieux, oui. Mais je n’ai jamais adhéré à la religion, je me sentais assez éloigné de tout ça. Je ne pense pas que ce type d’éducation ait un quelconque rapport avec ce que le groupe fait. Pour survivre, nous devons de toute façon tous créer notre propre univers. C’est clairement ce que j’ai fait, en m’enfermant dans ma chambre toute la journée, à écouter des chansons, à lire des livres qui me permettaient un peu de m’échapper de ce quotidien. Cet escapisme, par contre, est très lié à ce que nous essayons de faire avec The Drums : nous voulons que chaque chanson soit comme la photographie d’un moment, d’un lieu, souvent un peu nostalgique, qui permette aux gens de quitter leur existence pendant quelques instants.
Jacob Graham : On nous pose souvent cette question de la religion lors de nos interviews. Mais il faut comprendre que la religion a un poids bien plus important aux Etats-Unis qu’en Europe, ce qui vous semble étrange à vous est relativement courant chez nous. J’ai grandi dans une famille très religieuse, mais aux USA, c’est en fait plutôt la norme. Evidemment, tout le monde n’a pas un père Pasteur, mais parler de tout ça donne une impression beaucoup plus rigide et stricte que ça ne l’est réellement.
Mais quel accès avais-tu à la culture ? Beaucoup de choses étaient mises à l’index, chez toi, Jonhatan ?
Jonathan Pierce : Nous n’avions effectivement pas le droit à grand-chose. Surtout pas le rock : nous n’avions le droit d’écouter que de la musique chrétienne. Rien de séculaire n’était permis. Mais là encore, ça ne me paraissait pas anormal, car c’était dans mon souvenir le cas de beaucoup des gamins que je connaissais –beaucoup fréquentaient d’ailleurs l’Eglise de mon père.
Comment faisais-tu pour écouter de la musique, pour découvrir des choses ? Tu devais te cacher ?
Rencontrer quelqu’un comme Jacob, par exemple, pour les découvertes. Mais oui, je devais en effet me cacher pour écouter la musique qui me passionnait. Je ne veux pas dépeindre une image absolument atroce de mes parents, je les aime et ils comptent énormément pour moi, mais ce son simplement des gens très différents, avec des idées très particulières. Même quand j’étais enfant, je sentais que je ne pouvais pas me plier à toutes ces règles, je ne pouvais pas les faire miennes.
Jacob Graham : Je n’avais pas non plus vraiment le droit d’écouter de la musique non-chrétienne quand j’étais gamin, mais ça ne me perturbe pas. On en revient à ce que je disais sur la musique électronique : on m’a mis des barrières qui m’ont forcé à être plus créatif, en réaction, à penser aux choses de manière différente.
Jonathan Pierce : Ca sonne sans doute comme un cliché, mais c’est le genre de vécu qui aide à construire une personnalité, un individu. Ca donne envie de sortir un peu de la masse.
Vous deviez bâtir votre propre univers, sans qu’il ne vous soit apporté sur un plateau…
Jacob Graham : Oui. Quand je vois des gamins qui ont été élevés par des hippies, simplement parce que leurs parents étaient ouverts à tout, ils ne peuvent même pas concevoir pourquoi quiconque pourrait être opposé à quoi que ce soit. C’est l’extrême opposé, et ce n’est pas mieux.
La musique était une sorte de culte païen, pour vous ?
Jacob Graham : Non. Je ne l’ai jamais ressentie comme un péché, je n’avais pas l’impression d’entrer en rébellion, j’avais juste l’impression que…
Jonathan Pierce : …que t’allais avoir de sacrées emmerdes… (rires)
Jacob Graham : Oui, un peu… Mais plus comme si j’avais mangé un cookie de plus que ce à quoi on m’avait autorisé. Rien de très grave. Tu découvres les Smiths, tu trouves ça formidable, mais tu n’en parles pas à tes parents. C’est tout. Il suffisait de jouer les disques à un niveau le plus bas possible…
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