En 1965-1966, Bob Dylan atteint un sommet artistique et balaie tout sur son passage. Le douzième volume des Bootleg Series et une exégèse complète des paroles du Zim permettent de suivre pas à pas son cheminement créatif.
On connaissait son Never Ending Tour, il faut maintenant s’habituer à la “never ending actu” de Bob Dylan. A bientôt 75 ans, le natif de Duluth, Minnesota, est partout. Après l’omni-président, voilà donc l’omni-chanteur-auteur-compositeur, l’incarnation bien vivante de soixante années de rock, à la fois patriarche et “forever young”.
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Il enchaîne les albums à nouveau inspirés (Tempest, Shadows in the Night), vient de triompher sur les scènes de Paris et de Rouen, alors qu’un bouquin de Greil Marcus sur la fabrication de Like a Rolling Stone a été adapté à la Comédie-Française (Comme une pierre qui…).
Mais le morceau de choix de cet automne, c’est un pavé analysant son œuvre gigantesque, chanson par chanson (Bob Dylan, la totale, de Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon), et surtout la suite des superbes Bootleg Series, véritable discographie parallèle officielle, dont le volume 12, consacré aux années d’or 65 et 66 (soit le saint graal dylanien), paraît sous le beau et juste titre de The Cutting Edge (“le tranchant”).
Dylan envoie brouter le peuple folk
L’objet couvre la trilogie chef-d’œuvrale Bringing It All back Home, Highway 61 Revisited et Blonde on Blonde, et totalise six CD, mais il existe aussi en compile deux CD ou en collector fou dix-huit CD accessible uniquement par commande sur le site du Zim.
1965 donc. Depuis trois ans, Bob Dylan s’est imposé en barde folk-blues, chroniqueur des marges de l’Amérique et dénonciateur inspiré de ses failles politiques et sociales. Mais il prend un peu en grippe son public trop sérieux de barbus à pipe et col roulé, rêve d’Elvis et de Beatles.
Il envoie brouter le peuple folk et branche la prise électrique, troque la chemise en flanelle pour le perfecto, met de l’acide dans son burger bio. Tout cela est annoncé sans mystère dans l’album transitionnel Another Side of Bob Dylan (1964) et la chanson My Back Pages (“J’étais manichéen, j’étais vieux,je suis bien plus jeune maintenant”).
Place à Shakespeare, Rimbaud, Ginsberg
C’est la première d’une longue suite de ruptures par un artiste qui a toujours adoré dérouter ses fans. Le changement concerne aussi les textes, fondamentaux chez notre homme. Fini les protest-songs à la Woody Guthrie, les récits sociaux à la Leadbelly : place à Shakespeare, Rimbaud, Ginsberg, Burroughs et l’Ancien Testament.
Superbe d’arrogance et de génie, Dylan triple sa mise en jeu, accélère et claque le jackpot de la créativité, qui sera aussi celui de la postérité. Pendant deux saisons d’enfer, il aligne les merveilles comme à la parade, portant le rock et la poésie à des degrés d’incandescence affolants et rarement atteints depuis.
The Cutting Edge permet aujourd’hui de plonger une oreille dans les entrailles de ce jaillissement créatif et c’est fascinant. Graver l’histoire de la culture populaire est un processus qui relève à la fois de la génération spontanée et d’un labeur acharné.
Seize prises pour Like a Rolling Stone
On entend ici les versions successives (trois, quatre, cinq, parfois même dix-huit) de ces classiques connus par cœur. Faux départs, groupe mal coordonné, voix mal en place et autres accidents constituent bien sûr une part de ces demos ou alternate takes. Mais l’essentiel, c’est le work in progress, l’oscillation à tâtons entre rock, blues, country, l’hésitation entre la dominante de l’orgue, ou de la guitare, ou de l’harmonica (un minisite permet de réaliser ses propres mixages et d’écouter des extraits de versions alternatives).
Prenons Visions of Johanna, que l’on connaît comme une drug ballad hallucinée, à la fois douce et vénéneuse. Toutes les versions de travail sont rapides et nerveuses, et ce n’est qu’à la énième prise que Dylan et son équipe décident de ralentir le tempo pour aboutir à la version qui sera gravée pour l’éternité.
A l’inverse, un rock picaresque comme Tombstone Blues est proposé ici dans ses costumes bluesy, plus lents et poisseux, avec une dominante d’harmonica comme pêchée dans un juke joint du delta du Mississippi.
Les exemples de changements de braquet et de palette sonore abondent et atteignent un point d’acmé avec les seize prises de Like a Rolling Stone (ici un clip interactif). Ce single qui a changé la face du rock et la conscience de la jeunesse de l’époque est ici effeuillé, analysé, disséqué, mis à poil, de la version solo au piano à une dominante guitares et voix, de tentatives plutôt tranquilles au sublime crachat de fiel et de miel que sera la mouture finale.
Des brouillons souvent aussi beaux que les copies définitives
Il en faut des errements, des ratures, des essais avant de trouver l’alignement des planètes qui fait les classiques immortels. Mais les brouillons sont souvent aussi beaux que les copies définitives (je préfère les moutures de la chanson Highway 61 délestées de l’espèce de sifflet bizarre de la prise finale). Dylan tenait dans sa manche cinq Bringing It All back Home possibles, dix Highway 61, quinze Blonde on Blonde – des tas de chefs-d’œuvre potentiels différents, et c’est vertigineux.
Autre vertige des aléas hasardeux de l’histoire : Al Kooper. Engagé comme guitariste, Dylan lui préfère finalement Mike Bloomfield, prodige du blues électrique. Qu’à cela ne tienne, Kooper sera déplacé à l’orgue, instrument dont il ne maîtrise que des rudiments.
Au final, cet organiste de circonstance cimente le son Dylan et écrit l’histoire du rock. Bruce Springsteen prendra bonne note de cette formule alchimique sonique parmi des centaines de groupes qui tenteront vainement d’imiter l’alliage mercuriel orgue-piano-guitares.
“You don’t need a weather man to know which way the wind blows”
Mais la musique n’est pas tout et serait bien démunie sans la voix et les textes qu’elle propulse – ou qui la propulsent, on ne sait plus trop tellement le son Dylan est un tout océanique, un bloc fracassant impossible à fracasser. Peut-on séparer les vagues de la mer ?
L’ouvrage de Margotin et Guesdon nous aide à mieux nager dans l’océan dylanien. Après avoir craché ses quatre vérités à l’empire américain blanc, militariste, raciste et socialement injuste (avec un cinglant talent de conteur), Dylan passe à la poésie majuscule. Après avoir signé l’équivalent musical des films sociaux de la Fox en noir et blanc, il devient Fellini, Godard et Kenneth Anger en couleurs psychédéliques.
Le premier classique de cette révolution textuelle est Subterranean Homesick Blues, sorte de slam avant l’heure craché par un Chuck Berry revisité, cut-up façon Burroughs jouant des assonances (“candle/sandals/scandals/handles”) et alignant les sentences frappantes (“Don’t follow leaders/Just watch the parking meters” – “Ne suivez pas les leaders/Surveillez juste les parcmètres” ou encore “You don’t need a weather man to know which way the wind blows” – “T’as pas besoin d’un monsieur météo pour savoir où le vent souffle”). Dans le célèbre clip de la chanson, on remarque la présence d’Allen Ginsberg en arrière-plan, comme le signe totémique de la nouvelle écriture dylanienne.
Pendant deux années, jusqu’à Blonde on Blonde, c’est un tsunami du Verbe mixant les références bibliques, l’americana repassée à la moulinette, les pincées de Shakespeare, Rimbaud ou Blake, les déclarations d’amour à l’acide et les règlements de comptes à OK choral où les mots remplacent les balles.
Dans ce paysage psychépop et picaresque, comme du Cervantes explosé par Timothy Leary, les images jaillissent en flot ininterrompu. Abraham est convié à sacrifier son fils sur la highway 61 au crossroad maléfique du blues (Highway 61 Revisited), les filles de bonne famille se retrouvent à la rue et elles y apprennent la vie plus sûrement que dans leurs collèges privés (Like a Rolling Stone), Beethoven côtoie saint Jean-Baptiste, Jezabel, Cecil B. DeMille, Paul Revere et Ma Rainey sur fond de blues et de western (Tombstone Blues), alors que sur la Desolation Row errent Caïn et Abel, Cendrillon, le bossu de Notre-Dame, Ophélie, Ezra Pound, T. S. Eliot et Einstein déguisé en Robin des Bois.
Dans la chambre d’une certaine Louise, on passe de l’autre côté du miroir de Lewis Carroll et d’obsédantes visions de Johanna reviennent en boucle. Visions of Johanna est l’un des sublimes sommets de Blonde on Blonde et de toute l’histoire du songwriting.
Et puis il y a les chansons d’amour, version Dylan. Dans One of Us Must Know, “tôt ou tard, l’un de nous doit savoir que c’est terminé”, alors que dans Just Like a Woman, le barde parle d’une femme qui “fait l’amour comme une femme, qui a le cœur gros comme une femme mais qui rompt comme une petite fille”, ce qui avait irrité les féministes à l’époque.
Joan Baez, Edie Sedgwick, Nico, Suze Rotolo…
Positively 4th Street est sans doute l’étalon-or indépassable de la chanson trempée dans le curare. On ne saurait dire si elle est adressée à un ami ou une ex, voire aux cercles folk qui l’ont hué sur scène quand il a branché l’électricité, mais son texte est imparable : “I wish that for just one day, you could be inside my shoes, you would know what a drag it is to see you” – “Si seulement, juste un jour, tu te mettais à ma place, tu saurais quelle plaie c’est de te voir”. Toutes les strophes sont de ce tonneau : la vengeance est un plat qui se mange glacial.
Ces love songs amères étaient-elles dédiées à Joan Baez, Edie Sedgwick, Nico, Suze Rotolo ? On sait que la plus belle et la moins acide est consacrée à son épouse Sara. Sad Eyes Lady of the Lowlands est un long poème amoureux, une revisite du Cantique des cantiques. Dylan enchaîne les métaphores sensuelles – “ta bouche de mercure, tes yeux de fumée, ta peau de soie” – sur cette longue ballade hypnotique enregistrée aux petites heures du matin, comme en témoigne le gardien du studio… Kris Kristofferson : “Je voyais Dylan assis au piano, en train d’écrire depuis le début de la nuit, des lunettes de soleil sur le nez. Les musiciens jouaient aux cartes, en attendant qu’il ait fini d’écrire.”
Ces années 65-66, c’était comme prendre le rock et la poésie sur une moto et rouler à 180 sur une route escarpée. Précisément, ce voyage créatif à tombeau ouvert s’achève par un véritable accident de moto, sur une route de campagne, près de Woodstock. L’archange Dylan est fauché en plein vol. Suivront dix-huit mois de silence.
Puis la réapparition avec l’album John Wesley Harding : retour au dénuement acoustique, à des textes qui conservent l’imagerie américaine et biblique mais dépouillée de son surréalisme psychédélique, de ses audaces picaresques, à contre-courant de la vague hippie qui explose alors. Un apaisement, une autre histoire, un virage, un autre chapitre du grand livre de Dylan, qui secrétera aussi ses beautés, plus modestes, moins flamboyantes. Le grand incendie des années 65-66 est passé et ne reviendra jamais.
Albums Bob Dylan, The Cutting Edge 1965-1966 ; The Bootleg series vol. 12, 6 CD (Columbia/Legacy) ; The Best of The Cutting Edge, 2 CD (Columbia/Legacy)
Livre Bob Dylan, la totale de Philippe Margotin et Jean-Michel Guesdon, 704 p., 49,90 € (Chêne)
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