Toujours debout, Daniel Darc part sur les routes avec La Taille de mon âme, son récent album clair et radieux. Comme lui, qui s’est mis au vélo et au tai-chi, qui veut se marier et lit la Bible tous les jours : rencontre.
Il commence par vouloir enlever son T-shirt Rosa Parks pour vous l’offrir. Daniel Darc n’a pas changé. Il y a trente ans, c’était une paire de sandales de plomb, servant à se muscler les abdos, dont il vous faisait cadeau. Taxi Girl venait d’enregistrer Seppuku, album maudit du rock français produit par Jean-Jacques Burnel, bassiste des Stranglers et ceinture noire de karaté. Entre deux prises au studio Aquarium, Burnel racontait ses stages d’endurance au Japon où il fallait se lever à 4 heures du matin et partir courir pieds nus dans la neige.
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Dans la foulée, Daniel et moi nous sommes inscrits aux cours de maître Ignacio, rue du Faubourg-Poissonnière à Paris. Deux à trois fois par semaine, on se retrouvait là, à suer dans un dojo qui servait aussi de salle de danse. Daniel trimballait dans son sac de sport les oeuvres de Yukio Mishima, qui à l’adolescence s’était mis à pratiquer l’haltérophilie et les arts martiaux pour endurcir un corps défaillant. De manière assez solidaire, rock et arts martiaux nous semblaient constituer la meilleure voie pour procéder à ce que l’écrivain japonais appelle, dans Le Soleil et l’Acier, “la vérification ultime de l’existence”.
Le culte du corps, de la pureté, de la puissance infinie dopait nos âmes chétives et vacillantes. Parvenu au sommet de son potentiel physique, préférant la mort au déclin, Mishima s’était finalement suicidé en 1970, à l’âge de 45 ans, selon le rituel propre aux samouraïs, le seppuku. Au fond, Daniel aurait bien aimé en faire autant. “Mais ça n’a pas marché. Alors je me suis dit : autant aller jusqu’au bout.”
A 52 ans, et malgré un corps abîmé, il se sent encore loin du bout. “Quand je me lève le matin, je me dis que c’est du bonus, que chaque jour qui commence est une bénédiction.” Depuis quelques mois, il a repris l’exercice physique, parcourt à vélo la distance entre Bastille et le parc Monceau, pratique le tai-chi et le krav-maga (close-combat israélien). Du coup, vous n’imaginez pas son déplaisir lorsqu’on le tarabuste encore sur l’épisode pathétique du Palace en 1979. Cette fameuse première partie des Talking Heads où il se trancha les veines sur scène… Au Daniel Darc tragique et suicidaire, il aimerait bien offrir des vacances.
La meilleure preuve de sa farouche envie de vivre, il l’a sans doute donnée la fois où, au réveil d’une nuit en gruyère, il a basculé de la mezzanine de son appartement et s’est retrouvé sur le carreau avec deux vertèbres lombaires explosées. “Je suis con de te dire ça. J’ai toujours prétendu que j’avais eu un accident de moto.” Au diable le prestige dylanien. La vérité, quoique plus crue, n’est pas moins héroïque. “Je suis resté immobile pendant deux jours sans pouvoir atteindre le téléphone. Incapable de prévenir quiconque, j’ai même dû boire ma pisse pour ne pas crever de soif.”
Jeune, il ressemblait à Alain Cuny dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné. Depuis son accident, il marche un peu voûté comme le Quasimodo de Notre-Dame de Paris. Lui qui adore les églises et le son des cloches ne saurait s’offusquer. Au demeurant, il semble enfin avoir trouvé son Esmeralda. Elle s’appelle Sophie. Il l’a connue il y a un an et demi. Elle a quinze ans de moins et ça le panique un peu. Il a fait graver leurs deux prénoms sur les bagues en or blanc qu’ils se sont échangées lors des fiançailles. Grand fan d’Elvis Presley, membre du fan-club, il espère célébrer leur mariage à Graceland. “Sauf qu’elle s’en fout d’Elvis, déplore-t-il, elle, c’est plutôt Metallica qui la branche.”
A part ça, il revient de loin, du côté de l’alcool, des drogues dures, de l’autodestruction, de la pulsion de mort, de tout ce qui tourne autour de la “grande fêlure existentielle”. Inutile de préciser qu’être encore de ce monde l’étonne. “Je me suis shooté avec des mecs qui, depuis, sont morts du sida et je ne suis même pas séropositif. J’ai bien une hépatite C, mais elle s’est endormie.” Comme le Daniel de la Bible, il a même survécu à la fosse aux lions après une condamnation pour deal et un passage en prison à Bois-d’Arcy. “Je partageais ma cellule avec un Antillais particulièrement odieux avec moi. Jusqu’au jour où il m’a demandé ce que je faisais. Quand j’ai dit chanteur, il a voulu que je lui chante quelque chose. J’ai commencé Redemption Song de Bob Marley. A la fin, il s’est mis à pleurer et m’a dit : si quelqu’un te touche, je serai là pour te protéger.”
Métaphore d’une vie où la musique l’a souvent sorti du trou et veille encore à son salut. Ainsi La Taille de mon âme, son nouvel album, serait presque une manière d’ex-voto, une offrande en remerciement d’une grâce obtenue, d’une prière exaucée. Sur la photo du disque, Darc est agenouillé dans l’allée d’une église, coude posé sur une valise, poitrine recouverte d’un tatouage représentant un coeur surmonté d’une croix. “Je me le suis offert avec les royalties de Coeur sacré, une chanson écrite pour Thierry Amiel”, glisse-t-il, sourire espiègle aux lèvres. Un de ses nouveaux titres, Les filles aiment les tatouages, s’en inspire.
Sauf que Daniel ne se contente pas d’exhiber ses tattoos ou de prendre la pose. Il s’est vraiment converti, a même été baptisé en juillet 1997, quelques mois après la mort de son père, et fait depuis partie d’une fraternité protestante. “J’essaie d’aller au temple tous les dimanches. Je lis la Bible tous les jours.” Cela étant, La Taille de mon âme ne se répand pas spécialement en bondieuseries, sauf peut-être à la fin avec l’absolution de Sois sanctifié : “Sois pardonné, ta douleur te bénit/ Sois ordonné saint parmi les maudits de l’amour.”
Quelques mots sur un chapelet de notes au piano qui en disent long sur la difficile remontée des abysses vers la lumière. Car lumière il y a dans cet album, et même joie de vivre et humour. On est loin du Daniel d’Inutile et hors d’usage sur Crève-coeur (2004), de ces aveux désespérés : “Déjà en moi je sens l’automne qui doucement ronge mon corps.” Non, aujourd’hui, il chante sur un ton un peu folâtre C’est moi le printemps, avant d’éclater de rire.
Laurent Marimbert, qui a réalisé le disque et coécrit les chansons, parle d’une “belle rencontre”, d’une “superbe aventure”. “On riait beaucoup en studio. Un matin, près de la machine à café, je lui ai dit qu’une chanson joyeuse serait la bienvenue. Comme il est du mois de mai et moi aussi, il a commencé à fredonner ‘C’est moi le printemps…’ C’est venu comme ça.” Pour une première collaboration, ce travail étalé sur toute une année fut du bonheur pour l’un et l’autre. “Je n’ai jamais connu une telle complicité, excepté aux débuts de Taxi Girl”, insiste Daniel.
Quand l’émulation se teinte de respect et d’affection, le rendu est souvent imparable. L’habillage évoque parfois le Gainsbourg des années Initials B.B. (My Baby Left Me), voire celui plus tardif d’Aux enfants de la chance (Ira), avec cette voix devenue plus profonde avec les années : “Les épreuves sont là, gravées. Personnellement, je la préfère comme ça.” Question de tessiture et d’attitude. Plus relâché, parfois goguenard, Daniel se fait moins dark et plus “crade”, cet autre lui-même.
Préférant ironiser sur son déclin et prendre le parti d’en rire, il détricote l’histoire de sa vie, celle d’un enfant du paradis (“du purgatoire aussi”) qui a trouvé amour et foi en chemin. Avec les années, la mélancolie a perdu en âpreté (Seul sous la lune). Dans ce monde imparfait, Daniel semble avoir enfin trouvé sa place. Celle incertaine des foudroyés dont Kafka dans son journal disait qu’elle est “extorquée à l’incompréhension, à la pitié, à la lâcheté, à la vanité et où seul un mince ruisselet digne d’être appelé amour coule dans les profondeurs du sol”. Quant à ce corps dont il faisait jadis grand cas, qu’il glorifiait par la contrainte et l’endurance, il le réduit aujourd’hui à que dalle : “Si tu savais mes bras… rien. Si tu savais mes jambes… rien”. Mais si vous saviez la taille de son âme…
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