Rescapés d’une décolonisation sanglante, les Cool Crooners unissent dans leurs chants les souvenirs d’une Rhodésie prospère et le rêve à peine étreint d’un Zimbabwe libéré. Doyens d’un jazz d’Afrique australe léger et optimiste, ils sont bien décidés à faire de l’automne de leur vie la saison des miracles et des récompenses.
Ses 51 ans font d’Eric Juba le benjamin, tandis que Ben Phula Phulani, l’aîné, promène sans rhumatismes sept décennies sous un galurin en paille cerclé d’un ruban rouge. Lucky Thodhla, lui, est né en 1939, Abel Sinometsi Sithole en 1934. Si l’on additionne, ça fait environ 250 ans à quatre : l’âge d’une tortue douairière des mers douces.
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Lorsqu’ils entrent en scène, en file indienne, avec des gestes synchronisés de revue early jazz, le mélange d’exaltation et de trac qui affole leurs vieux c’urs les fait soudain paraître jouvenceaux espiègles, improvisant un ballet autour d’une lessiveuse dans une arrière-cour de village. La légèreté de leur pas étonne, l’absolue désuétude de leurs costumes force l’admiration.
Ce soir, au Sports Diner d’Harare, ils transpirent dans de grands pyjamas noirs à manches courtes, avec des dominos verts cousus sur le devant et des franges de lin qui pendent aux poches. Les vingt-trois clients qui oscillent en cadence sur les tabourets rotatifs lèvent le nez de leur bière pour constater qu’ils ne rêvent pas. Des galopins carte vermeil, endimanchés comme un carré d’as de pique, roucoulent des airs anachroniques, jetant leurs bras en avant et tricotant des gambettes. Ladies and gentlemen : The Cool Crooners.
Sa maison, Ben l’a construite de ses mains dans les années 50. Il y a vécu une bonne partie de sa vie. A Makokoba, où il est né, les baraques étaient coiffées d’une toiture faite d’entrelacs de ramures et de feuilles. Seul un système de baquets transportés par des mules permettait l’usage permanent des toilettes, un trou abrité de quelques planches. Elle se situe à la jointure des districts de Pumula et de Mzilikazi, townships plus récents de Bulawayo. Quatre murs de ciment, des tuiles et un sol en terre battue en sont les principaux attributs avec le jardinet et la haie soigneusement taillée qui en délimite la surface côté rue. Les lopins rivalisent de netteté. Les cours sont balayées du matin, les bosquets rafraîchis aux ciseaux. A la pauvreté des lieux, les habitants opposent la dignité du propre.
Dans son salon, Ben a accroché une bicyclette au plafond et des photos aux murs. L’une d’elles le montre avec les Cool Four, en costume vanille, un casque de mineur à la main. Les accessoires de travail, comme le casque de chantier ou les bottes en caoutchouc, ont toujours tenu un rôle essentiel dans la chorégraphie des chanteurs et des musiciens d’Afrique australe. On mélangeait les airs traditionnels avec du jazz, on touillait avec des instruments en bois, en cuivre, on obtenait une mousse swinguante que l’on baptisait, selon les lieux, les ethnies ou les époques, marabi, kwela, zaba zaba, mbaqanga. Avec, on lavait le harassement du boulot en détournant ses objets les plus évocateurs. Plus efficace que le plus hostile des insecticides, son écoute suffisait à tuer le cafard et le bourdon. C’était le temps du gramophone et le pays s’appelait encore Rhodésie.
Juchée au sud-ouest du pays sur le luxuriant plateau du Matabélé, Bulawayo prospéra longtemps à l’ombre des puits de mine et au rythme des trains de marchandises qui charriaient l’acier et le charbon. Sa position centrale (au c’ur d’un réseau d’accès marchand entre l’Afrique du Sud, le vaste Congo et la région des grands lacs) en fit le point de départ de l’industrialisation et de l’urbanisation africaine. Les premiers syndicats ouvriers y virent le jour. La riche transhumance entre Bulawayo et Johannesburg favorisait également l’importation de disques de jazz américain et sud-africain. Ben consacra à leur acquisition la majeure partie de ses pourboires de coursier de mairie. Abel vendait le Bantu Mirror dans les rues pour économiser les trois shillings et six pennies que coûtaient les derniers 78t des Manhattan Brothers, des African Inkspots ou de Glenn Miller. L’envie et le don d’imitation firent le reste.
Ben a commencé dans les années 40 avec les Philarmonic Stars. En 1948, il se mêle brièvement au Golden Rhythm Crooners, avant de retrouver Lucky au sein des Cool Four. Après une fugue à Johannesburg, Abel rejoint les Golden Rhythm Crooners en 1957 (formation dans laquelle se trouve Dorothy Masuka) avec Myriam Makeba, la plus grande interprète apparue dans cette partie du monde. La première formation composa Pata Pata, rendu universel par la seconde.
Considérées comme les deux meilleures formations du pays, Golden Rhythm Crooners et Cool Four alternent les résidences dans les principaux hôtels de la ville, le Carlton, le Selborne ou le Grey’s Inn. « Pouvoir chanter en anglais nous ouvrait les meilleures portes, se souvient Abel. Le public était blanc et pour moi, à qui il était interdit de marcher sur les trottoirs ou d’entrer dans les boutiques, c’était inouï. » Ils se produisent dans tout le pays et au-delà, visitent le Congo, le Botswana et la Zambie, distraient les ouvriers qui travaillent à l’aménagement du site de Kariba spot touristique le plus apprécié avec les chutes du lac Victoria , chantent pour la reine mère d’Angleterre, gagnent une misère, tombent les filles, rêvent d’Amérique.
Aujourd’hui, le pays s’appelle Zimbabwe. Les journaux occidentaux en parlent comme d’un navire sur le point de couler, disent du président Mugabe qu’il pratique « le droit d’épave » en fourguant à son profit et à celui de son clan ce qui peut l’être encore. L’insolvabilité du Zimbabwe se mesure à l’extrême rareté du trafic automobile pour cause de pénurie d’essence.
Cette faillite économique a entraîné une dérive politique, et ceux qui voyaient en ce pays le modèle d’une cohabitation ethnique n’ont plus que leurs yeux pour pleurer. L’échec de la réforme agraire, devant permettre de rétablir une certaine équité dans la répartition des terres (4 500 fermiers blancs en possèdent 70 %), s’est traduit par des expropriations sauvages et des assassinats. Encouragée par un gouvernement à la recherche de boucs émissaires, la haine raciale a fini de pourrir le rêve de toute une génération. « Nous voulions montrer au monde de quoi nous étions capables, se désole Robin Wilde. Prouver à ceux qui prédisaient le pire que nous avions eu raison de lutter pour la justice et la dignité. Aujourd’hui, tout est à reconstruire. »
Zimbabwéen d’origine anglaise, Robin s’est exilé en Angleterre, puis au Botswana, lorsque l’armée rhodésienne fit appel à ses services. Membre de Zimbabwe Project, il se consacrera pendant la période de guerre à ouvrir des voies de communication avec les indépendantistes et à accueillir les réfugiés dans des camps installés à proximité de la frontière. Sortie de la clandestinité en 1980, son organisation se charge de réinsérer les anciens combattants dans la vie civile. « C’est à cette occasion que j’ai rencontré Abel Sithole. Il chantait avec son groupe au Castle Arm, un hôtel pour touristes. En 1984, une nouvelle guerre a éclaté entre les factions dissidentes de l’armée de libération, conflit qui, à gros traits, reproduit la rivalité entre les deux principales ethnies africaines du pays, Ndebele et Shona. Au final, le gouvernement Mugabe confisquera tous les biens de ses adversaires, parmi lesquels le Castle Arm. Du jour au lendemain, Abel s’est retrouvé sans engagement, sans matériel, sans groupe. »
Sa carrière de chanteur de jazz, Abel la vit bifurquer quelque part au début des années 60. « On jouait le soir dans les hôtels chic pour les Blancs et le lendemain on donnait un concert pour lever des fonds au profit de la Zapu (Zimbabwe African People’s Union) et des autres mouvements de libération. Rapidement, les autorités rhodésiennes nous ont inscrits sur leur liste noire. Lucky et Ben ont été arrêtés et internés à Plum Tree. Moi je suis parti chanter au Malawi, en Zambie, en Tanzanie, où s’étaient exilés les membres du gouvernement provisoire dont faisaient partie Robert Mugabe et Joshua Nkomo. »
En 1967, les indépendantistes intensifient leurs activités et Abel, recruté par la guérilla, suit un entraînement militaire. « J’ai d’abord été affecté à la reconnaissance. Je devais repérer le long de la rivière les endroits propices à la traversée du matériel et des troupes. Parallèlement, je continuais à donner des concerts pour les soldats du front et dans les hôpitaux où étaient soignés les blessés. C’est lors d’une mission à Chinhoyi, dans le Mashonaland West, que j’ai été fait prisonnier en janvier 70 avec six de mes compagnons. Nos troupes n’avaient plus rien à manger. On s’était mis d’accord avec des gens de ferme qui devaient nous procurer des vivres. Mais l’un d’eux a trahi. J’ai été interrogé, battu et torturé. Les services spéciaux rhodésiens étaient suppléés par des Sud-Africains. Je suis resté pendant trois mois dans un camp de concentration à Chinhoyi. Condamné à mort, ma peine a été commuée en 18 ans de réclusion. Le tribunal a pris en compte le fait que je n’avais jamais combattu. »
Abel entame sa détention à la Salisbury Main Prison, avant d’être transféré un an plus tard à Khami, centre pénitencier de Bulawayo. « J’étais placé sous le régime de la détention maximum, D class, D comme Dangerous. Je disposais d’une cellule de 4 mètres sur 8, que j’occupais seul. Nous étions battus tous les jours. Certains de mes codétenus ont sombré dans la folie à cause des sévices. La nourriture était abominable. Je ne sais pas ce qui m’a permis de survivre. Dieu devait être de mon côté. J’ai perdu la vue. J’ai aussi composé des chansons… Une association catholique proposait aux prisonniers de suivre des cours. D’autres organisations humanitaires essayaient de nous venir en aide. Mais ce n’était pas facile. Les autorités voyaient d’un mauvais œil ce genre d’initiative. De toute façon, ils ne nous considéraient pas comme des êtres humains. On chantait au risque d’être mis au secret dans une cellule spéciale, sans droit de promenade. Certains gardiens nous passaient des journaux. On se tenait au courant de ce qui se passait dehors. Hélas, quand les nouvelles étaient bonnes pour notre camp, pour nous cela signifiait le pire du pire : ils prenaient prétexte de leurs revers sur le front pour nous infliger des traitements encore plus cruels. On se faisait marcher dessus et frapper jusqu’à en perdre connaissance. Ils ajoutaient des laxatifs dans la bouffe et le lendemain, le bloc se réveillait dans une horrible puanteur. Il fallait nettoyer à mains nues. A bout de forces, beaucoup de mes camarades sont morts dans leurs propres excréments. Au bout de dix ans, j’ai bénéficié d’une amnistie qui entrait dans le cadre de négociations avec le gouvernement rhodésien. J’ai été libéré en février 1980. »
En enfer, Abel composait en langue zoulou des chansons romantiques comme Itshomi Yami, où le visage de l’aimée est comparé au soleil levant, où le moindre sourire est guetté anxieusement comme le signe d’une possible réciprocité des sentiments. Comment croire que toute cette délicatesse ait pu effleurer l’esprit d’un homme plongé dans le plus lugubre des cloaques ? Ou plutôt, comment penser qu’il ait pu en sortir vivant sans être précisément armé d’une aussi invincible innocence, d’une poésie à ce point éclairante ?
Dans son cachot, Abel aimait par-dessus tout fredonner une vieille chanson des Manhattan Brothers, Blue Sky , surnom donné à une prison redoutée d’Afrique du Sud dont les murs sont si hauts que le rectangle de ciel bleu se découpant entre leurs sommets demeure le seul contact visuel avec le monde du dehors. Blue Sky est devenu le clou du répertoire des Cool Crooners et le titre de leur premier album, qui paraît aujourd’hui.
Les voix montent, se hissent, abandonnent en chemin le poids des corps qui les hébergent, et finissent par atteindre mieux que la limpidité céleste, au-delà de l’azur, cette couche située à l’infini de nous-mêmes que l’on appelle l’espérance. Ainsi, le gospel austral des Cool Crooners a le petit mérite de vous faire redresser la tête, d’inspirer le sifflotement, de faire charger la brigade de la joie légère. Savoir qu’il a fallu un apartheid, deux guerres et une tranche de bagne pour filtrer cette liqueur d’allégresse a de quoi laisser pantois.
La première chose que fit Abel en sortant de taule fut de contacter ses anciens partenaires dans l’espoir de reformer les Golden Rhythm Crooners. Certains manquant à l’appel, il prit Eric Juba, un « gamin » mûri dans le sillage des anciens bien qu’il confesse un passé de hippie et d’imitateur d’Elvis Presley sous le pseudo de Cliff Richard ! De son côté, Ben s’efforçait de maintenir les Cool Four en vie, tandis que Lucky jouait de la batterie dans un trio qui eut l’insigne honneur d’ouvrir pour Bob Marley lors des fêtes d’indépendance à Harare, en 1980.
Assez naturellement leur vint l’idée d’unir leurs efforts, leurs répertoires et leurs noms. Incassables saltimbanques, ils repartirent donc à l’assaut des cabarets et des hôtels pour touristes où l’on récolte, avec le sourire, un cachet commun de 800 dollars zim (80 f). Avec une famille à nourrir et deux ans de pension d’ancien combattant devant lui, le choix d’Abel ne souffrait pas d’hésitation. Robin et sa femme Jackie, touchés par la miraculeuse résistance de ces gens, continuaient à leur apporter leur soutien et présentèrent le groupe à un Français, Patrick Meunier, qui, sous le charme, réalisa un documentaire et rendit possible l’enregistrement d’un album.
La facétie d’un jazz old school (Umkhulu Lo Msebenzi) se frotte à la foi radieuse des chants de chorale traditionnelle (Zhii) et, par la grâce de cette dialyse nostalgique, renaît tout un monde : celui d’un temps à la fois innocent et sévère, où ce pays se rêvait en Amérique africaine, et puisait dans l’époustouflante beauté de ses paysages, dans la présence mystifiante de l’éléphant et du rhinocéros, une force dont chacun pensait qu’elle leur épargnerait le pire.
Lorsque Patrick Meunier remet aux Crooners un exemplaire de leur premier album, c’est avec une précaution intimidée qu’ils s’en saisissent, l’observant longuement sous toutes les coutures, n’osant ôter la cellophane qui le recouvre. Ils se sont assis dans la cour du Big Bhawa, ce hangar géant, c’ur de la vie sociale de Bulawayo, où l’on s’égaye autour d’un broc en plastique blanc rempli d’Ingwebu, la bière traditionnelle à base de sorgho et de maïs.
On dirait des joueurs de pétanque qui attendent paisiblement leur tour en discutant du prochain point. Mais sous le béret et les chapeaux, que d’émotion ! Ben s’essuie le front, prenant soudain conscience que, en cinquante ans de carrière, c’est la première fois qu’il signe un contrat d’enregistrement. Le plus candidement du monde, le vieil homme admet qu’ils ont maintenant assez de plomb dans la cervelle pour ne plus commettre les mêmes erreurs que par le passé. On le sent même capable de nous annoncer qu’il repart à zéro !
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Blue Sky (Epic/ Sony).
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