White jazz. A travers une série de rééditions somptueuses de deux labels mythiques, Pacific et Nocturne, le jazz West Coast revient au premier plan : une musique blanche, cool, sophistiquée, à la recherche d’un équilibre idéal entre écriture et improvisation. Le jazz est né à l’est, c’est un fait entendu. La Nouvelle-Orléans-Chicago-New York : on […]
White jazz. A travers une série de rééditions somptueuses de deux labels mythiques, Pacific et Nocturne, le jazz West Coast revient au premier plan : une musique blanche, cool, sophistiquée, à la recherche d’un équilibre idéal entre écriture et improvisation.
Le jazz est né à l’est, c’est un fait entendu. La Nouvelle-Orléans-Chicago-New York : on connaît l’axe majeur d’une révolution musicale qui, en quelques décennies, a vu se transformer, depuis sa préhistoire dans le Sud profond des Etats-Unis, un folklore religieux (gospel) et profane (blues), expression brute, primitive, de la minorité noire issue de l’esclavage, en une forme artistique puissamment originale. Laquelle trouve bientôt sa première maturité dans l’enregistrement des géniales improvisations collectives des Hot five de Louis Armstrong et la constitution des premiers grands orchestres d’Ellington, Basie ou Fletcher Henderson, inaugurant la Swing era qui s’épanouira tout au long des années 30… Ce rapide préalable en forme de survol historique, juste pour confirmer que, dans ces années folles d’éclosion, le jazz est essentiellement une musique noire, urbaine, expressionniste, érotique, inquiète et ironique, un art d’affirmation et de révolte, authentique machine de guerre esthétique contre l’Occident. Son royaume, emblématique New York, Harlem… La Côte Ouest est bien loin.
Pourtant, au début des années 50 surgit soudain un nouveau son, frais (« cool »), lisse (« smooth »), une musique à la fois suprêmement décontractée dans son expression et formellement hypersophistiquée. Elle vient de Californie, Los Angeles, est jouée en majorité par de jeunes musiciens blancs, excellents techniciens, rompus au travail d’orchestre et pour la plupart sidemen de luxe pour les productions hollywoodiennes. Gerry Mulligan, Chet Baker, Art Pepper, Shorty Rogers, Jimmy Giuffre, Shelly Manne, Bob Brookmeyer, Bud Shank, autant de nouveaux noms qui en quelques mois imposent leur conception originale d’un jazz raffiné basé sur des arrangements policés aux harmonies inhabituelles. Sur le coup, par manque de recul, on croit avoir affaire à une génération spontanée brillante mais superficielle, un épiphénomène dans l’histoire du jazz, sans racine ni postérité, qu’on baptise vite fait West Coast puisque c’est visiblement là que ça se passe, c’est-à-dire, convenons-en, bien loin du centre historique, cette Grosse Pomme que d’autres feux embrasent. Sincèrement, comment prendre au sérieux cette musique curieusement désaffectée, tenant ses émotions à distance, tout en délicatesse et subtilités d’écriture, mollement balancée d’un swing léger ? Le jazz a d’autres priorités, d’autres combats à mener. On se trompe bien sûr, l’opposition n’est pas aussi nette qu’on veut bien l’affirmer. Très vite, le jazz West Coast (et tout ce qu’on fourre pêle-mêle sous l’étiquette) s’avère ne pas faire rupture mais concrétiser plutôt, pour la première fois dans un mouvement d’envergure, l’émergence d’une série de courants souterrains, anonymes, marginaux, qui depuis des années innervaient le jazz en une sorte d’histoire parallèle cristalliser, en un moment unique, la convergence de styles disparates, d’écoles et de mouvements obscurs, qui d’un coup éclosent en autant de prototypes fulgurants et se trouvent par là même réintroduits, à leur juste place, dans le flux des formes majeures qui constituent le jazz.
Mais on le voit, le jazz West Coast, stylistiquement, historiquement, géographiquement même, n’existe pas en tant que tel. C’est un carrefour d’influences plus qu’une école cohérente, une nébuleuse aux centres multiples, aux origines diverses. Tenter d’en définir les contours, c’est immanquablement plonger à ses racines et revenir sur pas mal d’idées reçues. La réédition, pour la première fois depuis bien longtemps sous leur étiquette originale, de quelques titres majeurs du label mythique Pacific, ainsi que du premier volume d’une intégrale à venir des enregistrements Nocturne, autre label phare du jazz californien, nous invite à cette mise au point, nécessaire et problématique.
Si l’on a si spontanément parlé d’un jazz West Coast et si, malgré le peu de consistance de ce que cela recouvre, l’appellation continue aujourd’hui encore de nous parler et d’évoquer illico un certain esprit de cette musique sinon une esthétique cohérente, c’est bien que quelque chose de spécifique réside là qui trouve finalement à se nommer et à se définir, comme en négatif, en une série d’oppositions duelles : géographique (Est/Ouest), ethnique (Noir/Blanc), esthétique (hot/cool)… Aucune ne résiste à l’analyse, mais il y a pourtant fondamentalement là quelque chose de vrai, comme à chaque fois qu’une époque trouve à se nommer elle-même. Même si un grand nombre des musiciens qui ont inventé cette musique n’étaient pas originaires de la Côte Ouest, mais venaient des Etats de l’Est, même si sensiblement au même moment des formes musicales similaires naissent à New York, à Boston ou à Chicago, même si de nombreux musiciens noirs, et non des moindres (Chico Hamilton, Buddy Collette, Teddy Edwards, Leroy Vinnegar…), participent de l’aventure, même si certaines des expérimentations formelles initiées entre 1952 et 1958, l’âge d’or qui nous occupe, mènent tout droit au free-jazz d’Ornette Coleman, Eric Dolphy ou Charles Mingus, chacun à sa manière pouvant être considéré d’une certaine façon comme un enfant illégitime, surdoué et iconoclaste du jazz West Coast, cette forme musicale demeure fondamentalement californienne, blanche et adepte de recherches formelles censées atteindre l’équilibre idéal entre écriture et improvisation.
Si l’on remonte dans l’histoire du jazz, on peut dire qu’il y a là comme l’aboutissement d’une sensibilité de type occidental à l’oeuvre dès les origines, lorsque naît à Chicago au milieu des années 20, en rupture avec l’esthétique hot, la musique raffinée de Bix Beiderbecke et Frankie Trumbauer, bientôt suivie des expérimentations de Red Norvo ou encore Tommy Dorsey, Artie Shaw, Benny Goodman, Woody Herman, tous musiciens blancs, qui en marge de leurs grands orchestres respectifs inventaient des arrangements délicats et sophistiqués au sein de petites formations laboratoires. On parle alors déjà volontiers de « jazz de chambre », en plein coeur de la Swing era. On en dira autant de nombreuses créations issues de la West Coast, reconnaissant du même coup implicitement une filiation.
Pourtant, si l’on ne devait citer qu’un nom auquel référer directement l’esthétique West Coast, c’est Miles Davis qui s’impose. En 1948, en pleine révolution bop, quelques mois à peine après son départ du quintette de Charlie Parker, il entre en studio, en compagnie d’un jeune arrangeur méconnu du nom de Gil Evans, pour jeter les bases d’une musique qui d’emblée intègre comme par magie aux apports révolutionnaires du be-bop un discours orchestral, harmonique, hérité de la tradition occidentale. Ces séances publiées sous le titre Birth of the cool auront un impact considérable sur les musiciens West Coast reconnaissant aussitôt dans ces géniales intuitions le manifeste d’un art à venir. L’esthétique cool est au coeur du jazz californien, la référence majeure. Ajoutez à cela l’influence d’un musicien comme Stan Kenton adepte d’un jazz « progressiste », mêlant à la tradition des grands orchestres swing les leçons de Darius Milhaud, Stravinski et Bartók , celles plus diffuses mais non moins décisives de Lennie Tristano ou George Russell, et vous voyez se dessiner un paysage étonnamment hétérogène. Au-delà de l’imagerie qui lui donne son unité, le jazz West Coast est définitivement un art de synthèse stylistique, ancré dans le swing, intégrant le be-bop pour le dépasser dans un travail d’orchestration profondément original.
Et c’est bien cette diversité qui nous est proposée dans la série de rééditions qui nous intéresse. Au-delà des figures emblématiques qui ont donné au jazz West Coast l’essentiel de ses caractéristiques, comme Gerry Mulligan et Chet Baker qui, entre 1952 et 1953, définissent les bases esthétiques du mouvement (douceur des sonorités, sophistication des arrangements basés sur le contrepoint, clarté des lignes, nettes, définies, déliées), ou encore Art Pepper, le junky céleste, ou Bob Brookmeyer, l’architecte, auteur d’un disque, Traditionalism revisited, en tous points remarquable, on voit resurgir toute une série de musiciens en partie oubliés qui méritent indéniablement une seconde chance. On citera notamment les petites formations de Bud Shank en compagnie des saxophonistes Bob Cooper ou Bill Perkins, l’octette du même Perkins magistralement arrangé par des grands noms du jazz californien, Bill Holman, Lennie Niehaus et Johnny Mandel dans le sublime On stage, ou encore les merveilleux stylistes que sont Jack Montrose au ténor, marqué comme la quasi-totalité de ses condisciples par le jeu aérien de Lester Young, et Jack Sheldon à la trompette. Dans tous les cas, la fraîcheur d’inspiration, la science des textures, la décontraction affectée laissent irrémédiablement place à une fêlure secrète, à une tension plus inquiète qu’il n’y paraît. Il y a définitivement du Jekyll et Hyde dans cette musique, quelque chose de cruel sous le velours qui renvoie somptueusement à la fondamentale schizophrénie américaine. Comme dans un polar de James Ellroy.
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