Le souffle au coeur. Voilà trente ans que John Coltrane est mort, le 17 juillet 1967. Le label Impulse! publie aujourd’hui l’intégralité des soirées du mythique Village Vanguard, enregistrées en 1961 par le quartette révolutionnaire du saxophoniste. Une musique de rupture, d’une éternelle jeunesse, qui n’a pas fini d’influencer le cours du jazz. C’est l’été […]
Le souffle au coeur. Voilà trente ans que John Coltrane est mort, le 17 juillet 1967. Le label Impulse! publie aujourd’hui l’intégralité des soirées du mythique Village Vanguard, enregistrées en 1961 par le quartette révolutionnaire du saxophoniste. Une musique de rupture, d’une éternelle jeunesse, qui n’a pas fini d’influencer le cours du jazz.
C’est l’été indien à New York. Peu d’air, la ville suffoque, mais une énergie fiévreuse fait battre ses artères du souffle. Quelque chose pulse là qui vous allège, tend vos muscles, accélère le rythme de vos pas. Au 178, 7ème Avenue, près de la 11ème Rue, en plein coeur de Greenwich Village, une foule compacte attend religieusement devant l’entrée modeste de ce que l’on devine être un club. Un auvent rouge délavé barre la rue, une enseigne fait luire faiblement ses lettres de néon : Village Vanguard. Un nom magique qui sonne comme un sésame à l’oreille de tout amateur de jazz. On le susurre. La porte s’entrouvre. Un regard furtif sur la trouée rouge sombre d’un escalier abrupt qui plonge. On se glisse dans la pénombre, une volée de marches, et puis la salle, tout en longueur, étroite, lumières tamisées, banquettes spartiates et petites tables sagement alignées, le bar dans un coin au fond, une minuscule estrade, la scène. Aussitôt affluent les échos fantomatiques de nuits hallucinées. Depuis le milieu des années 50, tous les plus grands musiciens de jazz sont venus une fois au moins jouer leur réputation dans l’antre mythique du Vanguard, les portraits aux murs, comme des trophées, en attestent. Le disque a éternisé certaines de ces soirées, parmi les plus belles que le jazz ait gardées en mémoire : Sonny Rollins, en 1957, engagé dans un dialogue titanesque avec son ombre ; le trio de Bill Evans en 1961, petite sphère de musique pure traversée par la fulgurance insouciante d’un rire de femme sur les dernières mesures d’I love you Porgy, comme un précipité de l’esprit du jazz ; Art Pepper en 1977, amorçant là son ultime retour, poussant son lyrisme à fleur de peau aux limites de la pudeur. Live at The Village Vanguard… La liste n’est ni exhaustive ni close : tout récemment, des artistes comme Geri Allen ou Paul Motian y sont venus enregistrer parmi les plus beaux disques de ces dernières années. Le charme agit encore. Parfois.
Et puis il y eut John Coltrane. Par deux fois immortalisé. En 1966, pour une musique à la fois tourmentée et sereine, comme un adieu au monde des hommes, un hypnotique chant mortuaire. Mais surtout en 1961, son premier enregistrement live quatre nuits blanches et noires pour une musique de désir, tendue comme un câble, de ces nuits d’étoiles filantes où ce qui se joue échappe et bouleverse le cours des choses. Un disque était paru à l’époque sur Impulse!, trois thèmes, une quarantaine de minutes puisées dans plus de quatre heures de musique incandescente. Autant dire un bien pâle aperçu de ces nuits de feu. Par la suite, deux autres extraits avaient été intégrés à l’album Impressions, et au cours des années 70 la quasi-totalité de ces plages éditées de façon éparse en diverses compilations d’inédits. On apercevait peu à peu l’importance de ces enregistrements, mais manquait une vision globale. Alors, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Coltrane, le label Impulse! a décidé de revenir au Vanguard pour un double événement : une semaine exceptionnelle de concerts en l’honneur du saxophoniste par les nouveaux musiciens du label Antonio Hart, Danilo Perez, Donald Harrison, McCoy Tyner, entre autres… Et surtout, la publication, dans leur intégralité cette fois, de ces fameuses soirées des 1, 2, 3 et 5 novembre 1961 un travail scrupuleux qui, en respectant la chronologie, rend enfin compte de l’extraordinaire tension qui anima cette musique de bout en bout, avec des montées en puissance proprement sidérantes qui aujourd’hui encore laissent sans voix. Plus de trente-cinq ans après, la musique de John Coltrane est une expérience unique qui n’a rien perdu de son pouvoir de rupture ni de sa fascination. Ces disques en sont le témoignage saisissant.
Lorsqu’il investit le Vanguard en cet automne 61, Coltrane a déjà 35 ans et une relativement longue carrière derrière lui. Né en Caroline du Nord, à Hamlet, le 23 septembre 1926, dans une famille très religieuse, c’est en 1946, à peine démobilisé, qu’il débute une carrière de musicien, au saxophone alto d’abord, dans des orchestres de rhythm’n’blues, avant d’intégrer l’orchestre de l’Apollo de Harlem. On le retrouve en 1949, au ténor, dans la section d’anche du big-band bop de Dizzy Gillespie, puis par la suite dans les contextes les plus divers, de la formation de Johnny Hodges à celle d’Earl Bostic (1952-53). Coltrane fait alors ses classes, modestement, rien ne laisse présager de l’avenir. Miles Davis pourtant le remarque et l’engage aux côtés de Red Gardland, Paul Chambers et Philly Joe Jones dans ce que l’on a coutume d’appeler aujourd’hui son premier quintette « historique ». On est en 1955, débute l’une des plus belles associations que le jazz ait connues. Les chefs-d’oeuvre se succèdent, Coltrane prend une envergure considérable, devient le rival de Sonny Rollins dans les référendums pour le titre de meilleur saxophoniste ténor. Il commence d’enregistrer sous son nom en 1957 (Dakar) relativement tard, il a déjà 31 ans. Une impressionnante série va suivre, Coltrane est comme atteint de boulimie musicale. Il accumule les séances, joue avec Thelonious Monk, retrouve Miles en 1958 pour graver aux côtés de Bill Evans et Cannonball Adderley le mythique Kind of blue. Son jeu s’émancipe de plus en plus des canons hard-bop, dans son rapport à la durée notamment. Ses phrases s’étirent, immensément, se continuent en une sorte de flux tumultueux, de coulées granuleuses dévastant tout repère harmonique en une calme furie.
Durant l’été 1960, Coltrane quitte définitivement l’orchestre de Miles Davis et monte son propre quartette. Après quelques tâtonnements la formation se stabilise : McCoy Tyner au piano, Reggie Workman à la basse et Elvin Jones à la batterie. Coltrane enregistre coup sur coup My favorite things, Plays the blues, Olé : autant de disques majeurs qui orientent insensiblement le jazz dans une nouvelle direction. McCoy Tyner, alors à peine âgé de 23 ans, se souvient : « C’était une période d’intense créativité, on le sentait tous, même si on ne savait pas vraiment où on allait. Le quartette était toujours sur le fil du rasoir, on jouait sans arrêt, on innovait, on s’aventurait là où personne avant nous n’était allé, la musique était en évolution permanente : oser, expérimenter, c’était la règle, pas l’exception. Il y avait une vraie écoute, une vraie circulation des idées dans l’orchestre, chacun proposait des choses qui étaient aussitôt essayées et intégrées. Ce type d’expérience, humainement et musicalement, c’est extrêmement rare… » Coltrane a trouvé sa voie. Plus rien ne sera comme avant. On en est là quand, en 1961, le quartette s’installe pour une petite semaine au Vanguard. Pour l’occasion, Coltrane a convié quelques invités Eric Dolphy, qui venait juste d’écrire les arrangements d’Africa brass, premier disque de Coltrane pour Impulse! et unique séance en grand orchestre parue sous son nom, et Jimmy Garrison dans un rôle assez rare à l’époque de second bassiste : « L’atmosphère de ces soirées au Village Vanguard était particulièrement électrique. Ça arrive parfois quand tout est exactement en place : les musiciens étaient avides de jouer, John le sentait, il savait qu’il allait avoir derrière lui un groupe qui s’engagerait sans retenue dans chacune des voies qu’il emprunterait… Et le public avait l’intuition de tout ça ; j’ai le souvenir d’une attention, d’une réception, d’une concentration exceptionnelles. Tous ces gens étaient dans la musique, embarqués, pris par la ferveur, la spiritualité de ce qui se jouait. » La même émotion nous saisit aujourd’hui à l’écoute de cette musique en liberté sur laquelle le temps ne semble avoir aucune prise.
Alors, que reste-t-il de Coltrane aujourd’hui ? A cette question, le jeune saxophoniste alto Antonio Hart entame une longue profession de foi : « Coltrane, c’est l’intégrité, la spiritualité, l’énergie positive un modèle de discipline. C’est un prophète, toujours en quête d’une connexion directe avec le Créateur. Quand je joue, j’essaie de capter cette énergie, de retrouver cet esprit. Il cherchait à être une force du Bien… Toute sa musique le reflète. Par ailleurs, c’était un monstre de technique, notamment au niveau harmonique, et aucun saxophoniste aujourd’hui ne peut faire l’économie d’une écoute attentive de son jeu. Mais Coltrane a tellement transcendé la simple technique instrumentale pour en faire le véhicule de sa pensée qu’il serait stupide de s’arrêter à une pâle copie de phrases ou de sonorités. Sa technique n’a cessé d’évoluer au fur et à mesure qu’il avançait toujours plus avant dans sa quête d’idéal. Il a fait des choses sur son saxophone que personne avant lui n’avait réalisées et qu’il est vain de tenter de répéter si l’on n’est pas animé par la même flamme. Ce qu’il nous a enseigné, c’est bien qu’il s’agit d’aller toujours plus loin, au-delà, pour atteindre l’essence de la musique. » McCoy Tyner ne dit rien d’autre quand il ajoute « Son influence est éternelle. Le réécouter aujourd’hui, c’est puiser à la source de ce pour quoi est faite la musique. Exprimer ce que l’on a de plus intime dans un rapport créatif à la tradition les racines du blues et du gospel. Mais comme tous les grands créateurs, comme Charlie Parker, Coltrane est une exception. Et en ce sens, ce qu’il a apporté à la musique n’est pas reproductible, c’est juste une voie à suivre. C’est un certain sens de l’individualité, la preuve qu’il faut chercher à être soi-même, dans la musique comme ailleurs. Tu possèdes en toi tout ce dont tu as besoin pour devenir ce que tu es… Tout le travail, c’est de le trouver de se trouver. »
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