Un groupe qui a laissé un souvenir impérissable, porteur d’éternelle jeunesse, à ceux qui ont pu le voir sur scène. Et qui ne peuvent maintenant s’empêcher de se poser les questions les plus personnelles.
Le plus troublant à l’écoute de ce document faisant le décompte des heures glorieuses d’un groupe tel que Clash, sans équivalent dans l’histoire du rock, est d’entendre la rumeur et les cris du public. Se retrouver dans les chansons ne demande aucun effort : elles n’ont rien perdu, ni de leur valeur ni de leur énormité ; mais reprendre sa place dans l’anonymat d’une obscurité enfumée à peine explorée par le halo des projecteurs, c’est se revoir tête parmi les têtes, corps dans le pogo, et entretenir de nouveau un lien affectif avec sa gégégé… nération. Sans verser dans la démagogie, je me demande ce que tous ces gens sont devenus, ce que… nous sommes devenus. Il y en a tant qui auraient des choses bien plus intéressantes, bien plus émouvantes à raconter sur ces grands soirs qui parvinrent à souder entre nous quelque chose de fort, sans toutefois éviter la débandade.
Ce reflet que soumet l’album de Clash est de nature à troubler la douillette position du quadragénaire parent d’élève contribuable. Ce qui distingue la sortie d’un album de Clash aujourd’hui, où l’histoire, petite et grosse, est devenue un vaste champ d’exhumation, c’est précisément de s’interroger sur les gestes, les rêves que l’on a partagés et (no Proust in 1999 !) savoir ce qu’ils sont devenus, ce que l’on en a fait.
Chaque disque de rock porte cela, puisqu’il s’agit par essence d’une musique de génération, d’une coagulation sanguine et spirituelle. Et à mesure que le plaisir d’entendre rugir encore cette grande ménagerie londonienne se répand en vous, l’obligation de faire un bilan personnel s’impose d’elle-même. Replonger dans l’atmosphère d’un concert de Clash, c’est comprendre que la jeunesse rêve et que le monde agit.
Ce groupe n’a pas été celui qui a exigé le plus l’engagement de la conscience de son public sans que, tôt ou tard, on puisse échapper à un examen de celle-ci. Bien que personne ne nous oblige à aller jusque-là, on aimerait dire que l’on a aimé Clash à ce point. Qu’on leur doit le bonheur de s’être mouchés dans les étoiles, de s’être sentis grands, forts, invincibles. Qu’avec le petit bagage de colères et d’illusions ficelé avec des riffs de guitare, on a d’abord voulu changer le monde avant d’essayer de s’y faire une place sans trop renier, sans trop trahir. Mais la banalité de nos vies mérite-t-elle d’être mise en avant, alors qu’un putain de bon disque de rock vient de sortir et que les filles sont belles ? Ne pas témoigner de la place qu’a prise ce groupe dans notre imaginaire ou ne pas confesser l’impuissance à porter l’illusion plus loin rendraient ces pages absolument inutiles. Faire l’effeuillage de ses souvenirs égaie les bonnes veillées mais ne donne pas forcément l’aliment à de bons papiers.
La salle du Dingwalls où Marc Zermati m’a présenté Joe Strummer… Le Festival de Mont-de-Marsan et les joints tétés avec Mick Jones, à parler reggae dans le van de Jean-Hugues Dobois… Le concert à la Brixton Academy avec Youri Lenquette, où le papier mural se décollait à cause de l’humidité dégagée par le public transformé en gélatine chaude… Des instants qui méritent peut-être d’être évoqués ici, et pourtant, chaque fois, leur confession me navre : simplement le fait de me confronter à ma propre négligence, à la culpabilité d’avoir perdu le contact avec ces gens-là, à un certain manque de fidélité.
Oui, Clash fut le meilleur groupe de rock de son temps, celui qui a vraiment compté. Mais il est surtout devenu avec l’éloignement une part de soi-même qu’il est plus difficile de communiquer. Car autant que le plaisir nostalgique, l’écoute de ce disque favorise le relent bizarre d’une fraternité, se sédimentant autour de quelques idées esthétiques et politiques, dont on mesure aujourd’hui la survivance comme la distance progressive qui nous en sépare.
J’imagine que les décibels reçus, les images saisies et les humeurs partagées ont eu sur notre personnalité une influence qui fait ce que nous sommes. Dans sa manière de se réinventer une tradition, Clash savait parler à cette jeunesse à qui les pères n’ont jamais parlé. Dans leur son s’évacue l’énormité d’un crime envers ceux qui précèdent et c’est pourquoi il est commis en tremblant. Comment soutenir sinon que le meilleur groupe de rock au monde n’ait eu que des chanteurs casseroles, que malgré la puissance phénoménale du son, on le trouve grelottant ? Sans doute est-il toujours difficile de mordre la main qui vous nourrit et sans doute que les vociférations de Strummer, l’indignation de fausset de Mick Jones (sans parler de la voix de bétonneuse de Simonon sur Guns of Brixton) consignaient l’ensemble à certaines limites. Là, pourtant, se situait l’enjeu d’un groupe tel que celui-ci, qui jetait tout dans la bataille, ses forces et ses faiblesses, sa grâce totale et son incompétence trouduc. La morgue et un culot de sans-culotte leur suffisaient pour faire de l’art et, peut-être mieux, du rock. Et forts de cette audace, d’autres se sont mis à jouer, à peindre, à écrire, pas toujours correctement mais avec la bonne idée de ne pas se laisser faire.
Nous étions des tigres de papier. Clash, un théâtre de marionnettes. Mais Dieu qu’ils étaient choucards sur scène avec leurs tenues de combat, un peu Barbie boys en treillis, sans la moindre faute de goût, Pieds Nickelés sandinistes, Marx Brothers de l’Armageddon, guignol’s band cognant sur les gendarmes à coups de guitares peintes fluo. Que n’a-t-on cherché à s’habiller aussi bien qu’eux, à se passer des adresses de surplus militaires pour trouver la nippe qui allait nous enrôler direct dans le commando.
Clash… ah, quel joli service militaire ! On a pris le maquis urbain en Doc Martens. Clash était Radio Londres et nous étions ceux qui avaient dit non ! On guettait chaque concert comme un parachutage allié. On épinglait des pin’s de la Fraction Armée Rouge sur le revers des cuirs et on parlait Nicaragua, CIA. Sans se trouver forcément caricaturaux.
C’est cette part fantasmée qui, mieux que le son des guitares, peut expliquer l’importance qu’a eue ce groupe pour une tranche d’âge, adolescente dans l’après-68, grandie avec le maoïsme pour religion et les Rolling Stones en guise de souverains pontifes. On a juré la guerre au système et puis on a tripé sur des disques. En dépit de sa nouveauté radicale, de sa conviction, Clash portait en lui la nostalgie des actes irrémédiables que seule la vraie violence autorise. Sa force symbolique nous consolait de n’être que des branleurs incapables de se sortir les doigts du cul pour que ça change vraiment.
I faught the law (and the law won!) : c’est le bonheur du cochon qui retrouve son auge et se vautre dans les aigus et dans les graves avec délectation. Trembler comme des feuilles au feu en entendant à nouveau le cri du combat rock, se sentir un Jesus’ son, un survivant de la Blank generation, un rude boy, un punk zéro zéro… Dans l’élan retrouvé, on en irait presque pisser dans la boîte aux lettres de la voisine que l’on soupçonne de voter FN. Il n’y a pas de petit héroïsme ! Ce disque en est la preuve, qui mêle dans un joyeux bordel souvenirs, rêves et naïveté. La voix fêlée de Strummer sur Straight to hell résonne comme la frêle cloison partageant l’illusion de l’illusoire, mais on ne peut s’empêcher de trouver ça émouvant. Ni de penser qu’il y a du Clash dans les éditos de Philippe Val, dans le visage multiple de la jeunesse française, dans les groupes de reggae de la banlieue parisienne, dans la liberté d’écrire tout cela.
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