Imbattable sur scène, incarnation idéale de trois décennies de rock et groupe visionnaire annonçant les croisements qui font la musique d’aujourd’hui, The Clash s’est séparé il y a quinze ans mais fait plus que jamais l’actualité : un album live impressionnant et une aventure solo de son homme de conscience, Joe Strummer. D’une rare intégrité, celui-ci a dignement survécu à sa légende, intransigeant face au business qui tentait de réanimer son groupe mythique.
Pourquoi un album live de Clash, seize ans après la séparation du groupe ?
D’abord, c’est une coïncidence absolue que cet album sorte en même temps que mon disque solo. En fait, on avait commencé à vaguement évoquer ce live il y a quatre ans, mais rien ne se passait, ça traînait en longueur, personne n’avait l’air vraiment motivé pour s’y mettre… Un jour, notre label nous a mis au pied du mur : « Alors les gars, on le fait ce live, ou non ?! » J’ai demandé à Mick Jones et Paul Simonon si ça les intéressait de travailler sur ce live. C’est eux qui ont mené ce projet à bien. Moi, c’était impossible : franchement, je ne pouvais même pas écouter les bandes.
Pourquoi ce blocage ?
Je me suis beaucoup posé la question. A l’époque, je me suis donné à fond dans ces concerts, chaque soir, je me livrais à 100 %. Ecouter ça quinze ans après et ne rien pouvoir changer… Cette musique a été jouée, mise en boîte, mais c’est du passé. Ça me semblait trop réchauffé d’y revenir. Et puis il faut admettre que ça me fichait la trouille : entendre ces bandes et me rendre compte que tel soir nous n’étions pas bons… On me dit souvent « Tu es une légende vivante » ; il y a cette idée que Clash est un groupe légendaire : je craignais que les bandes me renvoient la vérité en face à savoir que toutes ces histoires de légende ne sont que du vent, qu’en réalité, Clash sur scène, c’était de la merde.
Pourtant, ce live est un bon disque.
Grâce à Mick et Paul, qui ont beaucoup bossé dessus. Et c’est Bill Price, notre ingénieur du son sur London calling, qui l’a mixé. Ils ont sûrement fait du bon boulot, mais j’avoue que je ne l’ai toujours pas écouté. Un de ces quatre, je vais me bourrer la gueule et là, je l’écouterai…
Globalement, es-tu fier de Clash ou portes-tu au contraire ce passé comme une croix ?
C’est un mélange. Je suis très fier de Clash, mais souvent, j’en ai ras le bol, j’en fais une overdose. Ces deux sentiments se succèdent, alternativement. Globalement, je suis très fier de ce que nous avons accompli. Mais ce qui me rend malade, et les gens ne comprennent pas ça, ce sont les constantes références au passé ; on ne peut pas recréer ou revivre le passé ! Souvent, on me demande « Y a-t-il une petite chance pour une reformation ? » Là, je soupire et je réexplique ma position. Peut-être que lors d’une occasion spéciale, dans des conditions intimes, on rejouera un coup ensemble. Mais il n’est pas question de reformer Clash et d’en faire une nouvelle carrière. Si on le faisait, ça voudrait dire que l’on est artistiquement finis. Une telle démarche m’est inconcevable.
Dans le single 1977, tu chantais « Plus d’Elvis, de Beatles ou de Rolling Stones en 1977 ! » Aujourd’hui, Clash a rejoint ces grands noms de l’histoire du rock.
Je ne vois pas de contradiction entre notre situation et ce refrain. On est venus, on l’a fait, puis on a dégagé. On ne s’est pas incrustés, on n’a ennuyé personne. Cinq ans ! C’est court, c’est une bonne durée pour un groupe de rock. De 1977 à 1982, bang ! Seize faces de 33t en vinyle.
Quand vous beugliez ce refrain, vous y croyiez vraiment ou était-ce simplement de la pose punk, de la provoc, de la rhétorique ?
On essayait de déblayer le terrain. Les Beatles ou les Stones laissaient derrière eux un héritage monumental, écrasant pour ceux qui suivaient. Pendant un moment, nous étions obligés de balayer ces aînés encombrants pour exister, c’était comme une phase d’approche. Mais au fond de moi, j’adorais les Stones et les Beatles, j’avais grandi avec. Le refrain de 1977 était une provoc ludique, il fallait nous imposer… Et puis on savait que ce genre de texte allait faire chier un tas de gens. Aujourd’hui, j’écoute encore les Stones ou Elvis, je trouve que leurs disques ont très bien vieilli.
Votre premier album est un disque incroyable, bourré de classiques instantanés, quasiment sans temps mort, et qui donne une photo parfaite de l’Angleterre thatchérienne de l’époque.
On n’en avait aucune conscience à l’époque, tout s’est fait tellement vite. Notre maison de disques nous avait placés dans un studio cheap parce qu’on était des punks, le studio CBS 3 dans Wheatfield Street. Des années après, je me suis rendu compte que Raw power, des Stooges, avait été enregistré dans la même pièce pourrie. Je me souviens très bien du jour où on nous a dit « Vous avez entendu la nouvelle ??!! » « Quoi ? » « Votre album est monté dans les charts jusqu’à la douzième place !!! » C’est comme si la foudre m’était tombée sur la tête. Quand même, je grenouillais dans des groupes de rock depuis 1972 : les trajets monotones sur l’autoroute, décharger le matériel, installer le matériel, jouer, recharger le matériel dans le van, conduite toute la nuit… Cette routine, j’en avais soupé. Alors quand on m’a annoncé la nouvelle, j’ai failli tomber dans les pommes.
Cet album est sorti avant celui des Sex Pistols. Avec les Pistols, c’était une vraie rivalité ou un truc de journalistes ?
Pendant un moment, leur manager, Malcolm McLaren, les empêchait de jouer et de se produire sur scène. Il s’était rendu compte que cette stratégie alimentait le mythe, la légende Pistols. Et c’est à ce moment-là que nous sommes arrivés, comme si nous nous étions engouffrés dans une brèche. Avant de former Clash et les Pistols, nous étions tous potes, nous vivions dans les mêmes squats. Dans la période où ils ne jouaient plus, un type du Melody Maker les a interviewés et ils commençaient à s’inquiéter un peu : ils se rendaient compte que nous n’étions plus les petits juniors dont on tapote la nuque de façon paternaliste. Clash devenait quelque chose et les menaçait dans leur prééminence sur la scène. A partir de là, ils ont commencé à casser du sucre sur notre dos. Un jour, ils sont venus nous voir pour nous bastonner… Mais rien ne s’est passé (rires)…
Contrairement aux Pistols, vous étiez très influencés par le reggae et la communauté jamaïcaine. En même temps, certains de vos fans étaient des skins d’extrême droite. Comment gériez-vous ces contradictions ?
Les skins n’étaient pas tous d’extrême droite, au contraire : il y avait cette association qui s’appelait Skins Against Nazis. Ensuite, il y a eu le mouvement ska, tout le truc Two Tone… En fait, les skins racistes étaient très minoritaires et, très vite, ils se sont éloignés de nous pour aller soutenir des groupes comme Sham 69. Nous, nous avions affiché très clairement notre sympathie pour la culture jamaïcaine. Je crois qu’il n’y a jamais eu la moindre ambiguïté à ce sujet, nous avions choisi notre camp.
Votre rapport à l’Amérique était contrasté. Vous chantiez I’m so bored with the USA, mais vous avez beaucoup joué et voyagé là-bas, puis vous avez intégré des influences américaines dans vos disques.
Il n’y a pas de contradiction entre cette chanson et le fait d’aimer la musique américaine ou d’être américain. Notre public américain comprenait très bien que nous ne dénoncions pas l’Amérique en bloc, mais seulement son marketing agressif, son impérialisme. En France, votre système est assez intelligent pour subventionner les cinéastes, mais en Angleterre, les Américains ont tout envahi. Nous n’avons plus d’industrie du cinéma nationale, nous nous nourrissons de toute la merde qu’ils nous vendent. L’Angleterre est aujourd’hui une colonie américaine ; chez vous aussi, il y a des McDo, mais au moins, vous luttez contre, vous essayez de préserver l’existence de votre roquefort (rires)… I’m so bored with the USA dénonçait cet impérialisme cheap, mais pas la musique américaine, pas le blues, pas leur grand cinéma, pas les gens. Moi, j’aime beaucoup le cinéma américain, surtout les films en noir et blanc des années 40 et 50. Le cinéma américain d’aujourd’hui me touche moins : tous les films se ressemblent, c’est comme de la pâte dentifrice. Pour ça, I’m so bored with the USA est encore valable.
En enregistrant London calling, sentiez-vous que vous teniez un chef-d’oeuvre ?
Pas du tout. D’abord, on a répété pendant cinq mois pour ce disque. Ensuite, on l’a enregistré. Puis on est partis jouer au Festival de Monterey et on a laissé Bill Price mixer l’album. On a entendu le résultat dans le mini-bus, sur les routes californiennes, où Bill nous avait envoyé une cassette. Quand on enregistre, on ne se rend compte de rien, on est trop la tête plongée dans le travail, on passe des heures sur une chanson, puis sur une autre, et ainsi de suite. A ce stade, on ne peut pas se rendre compte du résultat global. C’est dans le minibus que nous avons écouté tout London calling avec un peu de recul. Je me souviens, il faisait nuit, l’album défilait, je regardais les autres et personne ne pipait mot. Je me suis dit intérieurement « Est-ce que je me fais des idées ou bien cet album est un putain de grand disque ?! » Et les autres qui ne mouftaient pas ! Etaient-ils crevés, ou bien sans voix à cause du brillant résultat ? Aujourd’hui encore, ça reste un disque superbe, très ouvert à toutes sortes d’influences. Nous étions un groupe très ouvert, pas du tout sectaire ou nationaliste, replié sur son petit pré carré. Nous avions aussi la chance incroyable de posséder en Topper Headon un batteur fantastique. Si le batteur est capable de jouer toutes sortes de rythmes, le groupe a alors l’opportunité d’essayer toutes sortes de styles, il est sûr de pouvoir se reposer sur une fondation solide en toute circonstance.
Quand Sandinista est sorti, le public a été légèrement déçu, tout le monde attendait un nouveau London calling. Aujourd’hui, Sandinista a bien vieilli et certains le préfèrent à London calling.
Je comprends très bien cette évolution du rapport à Sandinista parce que j’ai ressenti la même chose. A l’époque, je me disais parfois « Peut-être qu’on est quand même allés trop loin ? » Nous avions peut-être été trop laxistes, trop complaisants avec nous-mêmes, pas assez rigoureux dans nos choix. Plus tard, j’ai remarqué à ma grande surprise que le vent tournait à propos de Sandinista. Je pensais qu’avec le temps cet album vieillirait mal, que son côté « caprice » serait de plus en plus insupportable, que ses six faces sembleraient de plus en plus comme une folie incontrôlée. Et puis, sorti de nulle part, sans raison, il y a eu cet article dans GQ magazine qui proclamait que Sandinista était un album fantastique, un chef-d’oeuvre oublié. J’ai lu et relu l’article et j’ai commencé à reconsidérer ma position. En réécoutant le disque, je me suis rendu compte à mon tour qu’il avait bien vieilli, qu’il était même encore meilleur maintenant.
Peut-être parce que ce disque était en avance sur son temps avec son côté expérimentation tous azimuts, ses remixes et ses versions alternatives d’un même morceau, son aspect nomade.
Et puis peut-être fallait-il plus de temps pour pénétrer vraiment un album aussi long et touffu ? Il y a une dizaine d’années, j’ai appris que les skins de Perth, en Australie, se défonçaient au LSD 25 le week-end en écoutant Sandinista intégralement, de la première à la dernière note. Je me suis dit « Hey, peut-être qu’ils ont trouvé le mode d’emploi idéal de Sandinista ? » (rires)… Le problème avec Sandinista, et même avec tous mes disques, c’est que je ne sais jamais exactement ce que je fais au moment où je le fais, je ne m’en rends vraiment compte qu’après coup. Mais cette façon de faire est plus intéressante, parce qu’on ne sait jamais où on va atterrir. Se fixer une destination et tout faire pour y arriver, ce n’est pas ma méthode. Je préfère avancer à tâtons, sans trop savoir où je vais, et découvrir ce que ça donne après. La création doit être quelque chose de spontané, il ne faut pas trop gamberger ou calculer.
Les textes de Clash étaient souvent très politiques. Que penses-tu du rapport entre esthétique et politique ?
Mes sujets de chansons sont orientés vers le monde qui nous entoure. C’est naturel chez moi ; je ne suis pas vraiment un écrivain de l’intérieur, je suis plus inspiré par ce qui se passe dans le monde que par ce qui se passe chez moi. Une bonne chanson, un bon disque peuvent changer la vision des gens, il suffit de voir le rock dans les années 60 ou le mouvement punk. Mais il n’y a pas que la musique. Une chanson peut changer les choses, mais aussi un bon film, une bonne BD… Ce qu’il y a de meilleur et de plus subversif en ce moment en Amérique, ce sont les cartoons : les Simpson, King of the Hill, South Park ils sont très politiques, très corrosifs, ils creusent la part d’ombre de la culture américaine comme les films ou les disques ne le font plus.
Loin d’être votre meilleur album, Combat rock fut votre gros succès américain. Au moment où le groupe disjonctait, ce succès était une cruelle ironie.
A ce stade de notre aventure, on était crevés, lessivés, on n’en pouvait plus. On aurait dû prendre des vacances, faire un break de six mois, laisser la chaudière refroidir un peu. On ne l’a pas fait parce qu’à l’époque on était complètement dedans, on ne raisonnait pas du tout en termes de vacances. Mais arrivés à Combat rock, on était tellement fatigués qu’on ne pouvait même plus se supporter les uns les autres.
Pourtant, vous aviez un hit avec Rock the casbah, vous remplissiez les stades américains. Ça ne vous a pas permis de réembrayer ?
On ne remplissait pas les stades, on ouvrait pour les Who : c’est eux qui remplissaient. Peut-être que, grâce à nous, il y avait deux vendeurs de hot-dogs supplémentaires dans le public (rires)… En fait, c’est grâce à cette tournée en première partie des Who que Combat rock s’est bien vendu. Mais les ventes et le succès n’ont pas relancé Clash, au contraire : ça a précipité la fin. Je crois que quand un groupe lutte pour sa survie ou pour s’imposer, il est plus soudé parce qu’il a un but précis vers lequel tous les membres tendent. Quand Rock the casbah a atteint le top 5 américain, c’était pour nous la fin de la route. Quand le succès est là, on a moins envie de lutter ensemble… Et puis il faut dire que nous avions tous les jours devant nos yeux le pitoyable exemple des Who. Ils représentaient la matérialisation de notre futur, ils incarnaient ce que nous serions devenus si nous avions continué, et ça, ça m’a vraiment fichu les jetons. Les Who étaient à cette époque complètement vides, ils donnaient leurs concerts mécaniquement : c’était comme tirer sur des poissons morts, complètement absurde et vide de sens. Je pensais qu’au moins ils étaient potes et prenaient plaisir à tourner ensemble mais même pas. Townshend s’isolait dans son coin, le bassiste passait son temps à jouer aux Space Invaders. Vous voyez le tableau ? Rien ne se passait, c’était artistiquement mort, la routine, un autre jour, un autre stade… Devant ce spectacle lamentable, je me disais « C’est ça la fin de la route ? C’est ça les groupes de rock qui vieillissent ? » Ce futur était une impasse totale, il n’était pas question pour moi de m’engager sur cette voie-là. De ce point de vue-là, on a bien fait d’arrêter Clash.
Mick, Paul et toi, vous ne pouviez plus vous supporter. Aujourd’hui, vous avez passé l’éponge ?
On se voit régulièrement, nos enfants se connaissent. Mais nos relations restent privées, on ne fait pas de musique ensemble. Je n’ai pas de plan de carrière, je vis au jour le jour, selon l’inspiration du moment. Je ne suis plus pressé, je prends mon temps. J’avais à un moment une fausse Rolex où il était inscrit « Relax » à la place de la marque. Voilà ma nouvelle devise.
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The Clash, From here to eternity (Epic/Sony).
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