Les Black Keys continuent leur aventure avec l’influent producteur Danger Mouse. Pour disséquer leur nouvel album, « Turn Blue », rencontre à Nashville où s’inventent encore les classiques de demain.
Patrick Carney, le batteur des Black Keys, nous reçoit dans sa grande maison de la banlieue sud de Nashville. Devant, il y a une vieille Mustang noire. A l’intérieur, deux lévriers en train de dormir, des toiles aux murs et, dans un coin de la bibliothèque, quelques statuettes en forme de phonographe. Ce sont les Grammy Awards qu’il collectionne depuis Brothers, paru il y a quatre ans maintenant. A l’époque, les Black Keys viennent de quitter Akron, leur fief de l’Ohio, pour venir s’installer dans la capitale du Tennessee.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est ici que Dan Auerbach, l’autre moitié du groupe (guitare et chant), s’est également installé. Il a désormais son propre studio, duquel il ne sort plus beaucoup. C’est donc là-bas que l’on passe le voir au milieu des instruments, des vinyles et des statuettes dorées (toujours les mêmes). Leurs derniers Grammys, les Black Keys les ont reçus pour El Camino, leur septième album publié fin 2011. Souvenez-vous de Lonely Boy, single faisant presque oublier que le rock n’a pas produit d’énorme tube depuis le Seven Nation Army des White Stripes.
Le rock, les Black Keys l’ont intégré via le blues en une poignée d’albums enregistrée avec les moyens du bord. Tout au long des années 2000, ils ont fait leur truc dans leur coin. Aujourd’hui, les charts ont vu défiler leurs titres et les musiciens se battent pour travailler avec eux. Récemment, c’est Lana Del Rey qui a enregistré dans le studio de Dan. Le succès – désormais total – aura été tardif pour ces antirock-stars à la cool, qui toujours ont préféré bosser que surfer sur le capital mythologique des éternels groupes à guitares.
Malgré le matériel qu’ils possèdent désormais, Patrick et Dan ont l’air d’artisans à l’ancienne. A Nashville, cette ville où le temps semble parfois suspendu, ils peuvent écrire au calme et se reposer après une tournée. C’est souvent ça aussi, la vie d’un groupe de rock.
Pour leur nouvel album, les Black Keys ont encore une fois travaillé avec Brian Burton. Producteur prolifique et flamboyant (Gorillaz, Beck, Norah Jones) ainsi que musicien (Gnarls Barkley, Broken Bells), celui qu’on connaît mieux sous le nom de Danger Mouse influence le duo depuis leur première collaboration en 2008, pour Attack & Release. Brian a su développer le sens mélodique d’un duo resté longtemps un peu rugueux. Il leur a permis de bâtir des tubes en leur montrant comment la pop pouvait ne pas dénaturer un projet né dans les odeurs de rouille.
Et si, au fond, c’est toujours le rock à papa qui domine sur Turn Blue, une nouvelle dimension se développe dans la structure parfois complexe des morceaux et la texture toujours tendre du son. Etrangement, c’est ce groupe en apparence si classique qui aujourd’hui semble le mieux propulser le rock vers l’avenir. Auprès des nostalgiques, les Black Keys ne s’excusent pas.
Turn Blue est votre huitième album. Quelle est la nouveauté ?
Patrick Carney – On essaie toujours d’explorer de nouvelles choses. Ici, la nouveauté se trouve dans la structure des morceaux. On a beaucoup travaillé les intros et les prérefrains, par exemple.
Dan Auerbach – De mon côté, j’ai beaucoup travaillé les solos de guitares. Quant aux paroles, elles sont très différentes. On s’est aussi beaucoup concentrés sur les mélodies. Nous n’avions jamais fait quelque chose qui sonne aussi classiquement rock.
Etes-vous d’accord pour dire que Turn Blue est également votre album le plus pop ?
Dan Auerbach – Il y a des choses très catchy, mais comment dire que cet album est pop alors qu’il commence par une chanson qui dure plus de six m inutes ? El Camino a sûrement été notre album le plus pop. Toutes les chansons étaient courtes, rapides, accrocheuses. Turn Blue est plutôt une extension de Brothers, qui aurait été filtré par El Camino. Il y a le même groove, la même soul.
Patrick Carney – C’est peut-être le plus mélodique, sans doute, mais pas le plus pop. Les gens qui écoutent Taylor Swift n’aimeront pas nos morceaux !
Après Attack & Release et El Camino, c’est le troisième album que Danger Mouse produit. Est-il devenu le troisième membre du groupe?
Dan Auerbach – Quand nous sommes en studio, c’est clairement le troisième. Il faut savoir que depuis huit ans, Brian est avant tout un ami. Nous lui faisons confiance. Et lui, il croit en nous.
Patrick Carney – Ce n’est pas qu’un producteur. C’est un musicien qui participe à l’écriture des chansons. Quand nous travaillons ensemble, nous sommes à égalité.
Turn Blue sonne parfois très Danger Mouse, voire très Broken Bells. Vous n’avez jamais peur de perdre ce qui a fait l’identité des Black Keys ?
Dan Auerbach – En fait, je trouve que c’est Brian qui sonne parfois comme nous. Il nous influence, mais nous l’influençons aussi. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Pat et moi ne sommes pas juste un groupe de garagerock. Les gens nous ont mis dans une boîte à l’époque de nos premiers albums. Mais, depuis, on a toujours voulu essayer de nouvelles choses. Brian n’est pas une sorte de Phil Spector qui contrôle tout. Artistiquement, nous sommes très proches.
Le blues lo-fi de vos débuts ne vous manque jamais ?
Patrick Carney – Certains fans nous disent que l’on devrait réaliser un album comme en 2003… Ça fait chier d’entendre ça ! A l’époque, il n’y avait personne à nos concerts. Je le sais : j’y étais ! Faire un album qui ressemblerait à ce que nous produisions il y a dix ans serait la chose la plus facile du monde. Il n’y aurait aucun challenge. La meilleure chose pour un artiste est de travailler selon ses propres règles, quitte à ne pas satisfaire ses fans – mais en espérant que ces derniers suivent l’évolution. Evoluer n’est pas un manque de respect envers son public.
Dan Auerbach – Vu où nous en sommes, si on continuait à enregistrer dans les mêmes conditions, à produire le même son, ce serait des conneries, ça paraîtrait faux. Et ce serait très chiant pour nous.
Votre son a changé, mais vous utilisez toujours les mêmes instruments.
Patrick Carney – Imagine que je t’enferme dans une cuisine avec un poulet, des oignons et des carottes, et que tu les manges toujours de la même façon. Au bout d’un moment, tu n’en pourras plus de toujours bouffer la même merde. La solution, c’est de changer de recette. Avec les mêmes ingrédients, tu peux faire des choses très différentes. Faire preuve de créativité, c’est ça qui est intéressant. Si un artiste ne ressent pas le besoin d’évoluer parce qu’il croit avoir atteint la perfection, alors c’est sans doute un putain d’idiot.
Pourquoi ce titre, Turn Blue ?
Dan Auerbach – C’est une référence au personnage beatnik d’Ernie Anderson, qui présentait une émission d’horreur et de séries B dans les années 60, dans l’Ohio. Ce personnage s’appelait Ghoulardi, et il répétait tout le temps des phrases comme “Stay sick!” ou “Turn blue!”. L’artwork de l’album vient aussi de là : il y avait cette spirale dans son émission. Ça colle bien aux chansons de l’album, qui sont plutôt des chansons tristes. “Turning blue”, c’est ce qui arrive quand on est asphyxié, ou choqué. Et ça veut surtout dire “Fuck you!” : c’est ça que Ghoulardi voulait dire avec cette expression !
Pourquoi avoir choisi Fever comme premier single ? Beaucoup sont restés dubitatifs face à ce morceau.
Dan Auerbach – On ne choisit pas nous-mêmes les singles. Nous n’écoutons pas la radio et ne savons donc pas ce qui est bon pour ça ! On compose juste des chansons qui nous correspondent. Trop penser à son public, c’est à mon avis la meilleure façon de se perdre. C’est une très mauvaise façon d’envisager n’importe quelle forme d’art. Fever ne me semble pas si étrange. Tighten up n’était pas très différent. Si tu essaies trop de faire un tube, ça finit par se ressentir. Il ne faut pas penser à ça.
Patrick Carney – Certains ont dû penser que ce morceau était l’idée de Danger Mouse, et qu’il avait foutu les Black Keys en l’air. Alors que nous avons écrit cette chanson seuls du début à la fin ! On ne peut jamais prévoir le succès d’un single. Encore aujourd’hui, je ne saurais pas expliquer pourquoi Tighten up et Lonely Boy ont aussi bien marché. Les retours que nous avons viennent surtout de la presse, et de ceux qui laissent des commentaires rageurs sur notre page YouTube. C’est vraiment un truc de loser !
Question stupide : est-ce que le rock est mort ?
Patrick Carney – Non, le rock n’est pas mort. Il y a beaucoup de jeunes groupes qui ne se définissent pas comme des groupes de rock, mais qui malgré eux appartiennent à des sousgenres du rock. Même chez ceux qui font de la musique sur ordinateur.
Dan Auerbach – Chaque genre doit être capable de se renouveler en fonction des nouvelles générations. Le rock n’est pas mort, c’est l’industrie autour qui va mal. Quand on a commencé, internet n’avait pas encore entraîner la chute des ventes d’albums. Pour vivre, il faut désormais faire des tournées. Je ne sais pas ce qui va se passer dans le futur. Les Stones, les Beatles… Je crois que ce genre de phénomènes n’existera plus.
Est-ce vraiment triste que les groupes aient besoin d’aller sur scène?
Dan Auerbach – Ce qui est triste, c’est que la musique soit à ce point dévaluée. Internet a tout niqué. Les magazines de musique ferment les uns après les autres. Les gens n’achètent plus de disques. C’est terrible ! La musique est la seule forme d’art à souffrir autant. La seule chose qui ne change pas, c’est l’impact que peut avoir une chanson sur la vie des gens.
Est-il possible de faire du rock sans être tourné vers le passé ?
Dan Auerbach – Peu importe le genre, je crois que c’est impossible de faire de la musique sans regarder vers le passé. Putain, le hip-hop a déjà 30 ans ! Mais il ne faut pas s’inquiéter avec ça. Ce qui est important, c’est la façon dont ton cerveau va filtrer cette influence, et te pousser à faire ta propre musique
En quoi les Black Keys sont-ils différents des autres groupes de rock apparus dans les années 2000, comme les Strokes par exemple?
Dan Auerbach – Ils ont connu les studios, les producteurs et le succès dès leur premier album. Nous, on a attendu le cinquième ! Pat et moi venons d’une petite ville. Ça nous a apporté une certaine éthique de travail. Quand on a commencé, on ne pensait pas à l’argent. On voyageait jusqu’à douze heures par jour dans notre van pour aller à un concert. Pourquoi ça ? Je ne sais pas. Aujourd’hui, ça me paraît dingue, même si j’aime toujours autant travailler. Faire de la musique, c’est devenu comme un devoir, une hygiène de vie.
Patrick Carney – L’autre différence, c’est que, contrairement aux Strokes, nous faisons encore des concerts !
Vous avez des Grammys sur vos étagères et vous bossez avec Danger Mouse. C’est quoi, la suite ?
Patrick Carney – Les choses n’ont pas tellement changé depuis nos débuts. La seule vraie différence, c’est qu’on a du meilleur matériel d’enregistrement. La suite ? On va continuer à évoluer, à faire des choses qui nous semblent intéressantes. L’objectif n’est pas de répéter ce que nous avons déjà fait, ni de gagner d’autres Grammys ou d’exploser les charts.
Dan Auerbach – Nous avons enregistré nos premiers albums dans une cave parce que c’est tout ce que nous avions. Nous ne faisons pas de la musique pour devenir des rock-stars, mais parce qu’on aime ça ! C’est cool d’avoir ce qu’on a aujourd’hui, mais tout ça ne veut pas dire grand-chose.
Concerts le 4 juillet au festival Main Square, le 6 aux Eurockéennes et le 17 aux Vieilles Charrues
{"type":"Banniere-Basse"}