On croyait avoir tout compilé, tout réédité, tout exhumé. On avait oublié Esther Phillips, une sacrée emmerdeuse, une vie digne de Donald Goines. Et une grande voix. On a les ongles en deuil à force de gratter la terre des cimetières, à fouiller dans la hâte les dernières concessions encore épargnées par la grande braderie […]
On croyait avoir tout compilé, tout réédité, tout exhumé. On avait oublié Esther Phillips, une sacrée emmerdeuse, une vie digne de Donald Goines. Et une grande voix.
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On a les ongles en deuil à force de gratter la terre des cimetières, à fouiller dans la hâte les dernières concessions encore épargnées par la grande braderie des nostalgies. On a pourtant le sentiment d’avoir tout exhumé, profané tous les sarcophages, recueilli jusqu’aux reliques subalternes que l’oubli avait eu la magnanime idée de dérober à nos oreilles par trop sollicitées du côté de l’antique. Bref, après un dernier détour sur les tombes de Dalida et de Jimi Hendrix, on s’apprêtait enfin à retrouver le monde des vivants. Eh ben non ! Pas tout de suite, pas avant d’être venu se recueillir sur le marbre d’Esther. On ne l’a pas beaucoup fleuri, celui-là. Lorsqu’en 1975 sa reprise du What a difference a day makes de Dinah Washington lui fait renouer une dernière fois avec un succès qui la boude ostensiblement depuis sa période Atlantic, elle ignore que sa trop longue soumission à l’héroïne a déjà mis sa carrière sous hypothèque. Il lui reste neuf ans à vivre, à rugir et à emmerder son monde comme elle seule savait le faire. Les notes accompagnant le livret du présent recueil racontent ce jour où elle surgit dans les bureaux new-yorkais de Kudu Records, son avant-dernier label, exigeant d’en rencontrer le responsable, duquel elle souhaitait recevoir un chèque. Face au refus de l’hôtesse d’accueil de la laisser entrer, elle tira une batte de base-ball cachée sous son manteau en chinchilla et promit à la malheureuse employée de lui ouvrir le crâne si elle n’obtenait pas satisfaction sur-le-champ. Esther Mae Jones, originaire du Texas, avait hérité de deux choses dont on connaît, une fois réunies, les vertus explosives : le talent et le tempérament. On lui prête jusqu’à l’invention de l’expression « motherfucker » qu’elle employait à tout propos. Sa réputation dans le métier lui ferma de nombreuses portes et sa nature profonde la poussait à être elle-même en toute circonstance, à évoquer en public ses règles douloureuses, à réquisitionner les cuisines des hôtels où elle descendait pour y préparer le poulet à la texane, à réserver des colères jupitériennes à des paltoquets de maison de disques. Mais, Dieu, quelle voix, quel grain, quelle soulfullitude ! Cette anthologie recouvre les huit années où elle enregistra pour trois labels différents : Lenox, Atlantic et Roulette. En sont exclues la prime époque où elle appartenait au Johnny Otis Show sous le nom de Little Esther et les dernières années chez Kudu et Mercury. L’hommage s’ouvre sur Release me, un classique country créé par Ray Price, dont Esther offre une version qui rapproche Nina Simone de Patsy Cline. Chaque fois qu’elle s’approprie une chanson, c’est pour en magnifier le sentiment, en mesurer l’amplitude à l’aune de cette voix qui, bien que paraissant saigner, continue à avancer, perchée sur l’arête d’un mur hérissé de bris de verre. Qu’elle reprenne les Beatles (And I love him), les Stones (As tears go by), Dylan (I’ll be staying here with you) ou Van Morrison (Brand new day, Crazy love), qu’elle fasse ses courses aux rayons jazz, blues, gospel, son chant irradie d’une singulière douleur que son orgueil écrase comme le ferait un pressoir à pommes et qui finit par produire cette acidité d’expression tout à fait unique. Ainsi les quarante chansons réunies ici ne vous feront pas regretter d’être resté plus longtemps en défunte compagnie. Entre autres moments sublimes, Esther y entonne le No headstone on my grave de Charlie Rich. Sois rassurée, pas de pierre sur ta tombe, mama, mais ce disque pour épitaphe.
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