Avec la sortie des inédits de l’Anthology vol. 1, la beatlemania redécouvre ses jambes de 20 ans. L’occasion d’un retour aux studios d’Abbey Road en compagnie de l’honorable George Martin, l’homme qui fit des quatre teignes de Liverpool débarquées de Hambourg la plus belle histoire de la pop-music.
Ce passage clouté est le plus photographié du monde. Des grappes de touristes empruntent les larges bandes blanches zébrant la chaussée tandis qu’un complice, à quelques pas, immortalise l’instant sur Kodachrome. Avec la sortie en 1969 de l’album Abbey Road, cette rue du nord-ouest londonien, où siègent depuis 1931 les studios EMI, est devenue un lieu de pèlerinage, l’endroit saugrenu où se perpétue un rituel, fétichiste et universel. Un journaliste à l’esprit singulièrement pervers avait, voilà deux ans, consulté le registre des urgences du St John’s Wood Hospital pour constater que la fréquence des accidents mettant en présence véhicules et piétons à cet endroit précis était anormalement élevée pour une ville comme Londres.
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La large rue, bordée d’arbres soigneusement élagués, descend en pente douce vers le quartier de Kilburn, saluant de part et d’autre maisons gentiment bourgeoises et pimpants immeubles en briquettes rouges épargnés par le luxe. A moins d’une centaine de mètres en amont, sur le trottoir opposé, le muret des studios EMI, fraîchement repeint de blanc, est à nouveau recouvert de graffitis. On peut y lire, entre autres inscriptions dévotes, « George, you are my sweet Lord! » Etonnante impression que celle délivrée par cette rue où, même lorsqu’on y pose les pieds pour la toute première fois, se dévoile l’intime certitude d’y avoir passé une partie cruciale de son existence. L’immeuble arbore la façade neutre d’une clinique privée. Les neuf marches du perron, là où ils chahutent et déconnent sur les premières photos de presse, nous propulsent dans le hall d’entrée.
Une fois franchie la porte à battants et parcourue la moitié du couloir, on trouve, face à l’escalier, le Studio 2. Bien qu’ayant suivi toutes les évolutions technologiques, la pièce a conservé certains vestiges des heures où elle fut, avec le salon ovale de la Maison Blanche, l’un des lieux les plus importants sur terre : un piano Steinway et un vieil orgue Hammond sont rangés dans un angle. C’est ici que, le 6 juin 1962, un orchestre composé de quatre musiciens originaires de Liverpool, de retour d’un troisième séjour à Hambourg où ils avaient animé les nuits des clubs les plus malfamés du quartier Sankt Pauli , débarque un matin, conduit par leur manager Brian Epstein. L’audition qui leur est accordée aboutira à la signature d’un contrat avec Parlophone, étiquette sans prestige, réservée aux comiques troupiers de la compagnie EMI. Pendant huit ans, le Studio 2 sera l’atelier où les Beatles façonneront une uvre qui va laisser une trace profonde dans la conscience et le mode de vie d’une génération, une uvre dont l’écho reste vivace dans la musique actuelle. Mais plus encore, le passage des Beatles dans ces lieux et le travail qu’ils y accomplirent est sans doute la meilleure traduction poétique d’une utopie qui vécut dans les années 60 et à laquelle il est toujours aussi difficile, vint-cinq ans plus tard, de renoncer.
L’homme qui dirigea, ce 6 juin 1962, la première séance d’enregistrement s’appelle George Martin. S’il faut absolument désigner un cinquième Beatle, George Martin est sans conteste celui-là. Formé à la Guildhall School Of Music, il rejoindra EMI en 1950, produisant essentiellement ce que l’on appelle outre-Manche des comedy acts, sketches burlesques interprétés par les Goons ou le génial Peter Sellers. Sa contribution à la musique des Beatles devient plus appréciable à mesure que le quatuor étoffe sa palette de sonorités, fait appel aux ressources du studio et repousse à force d’harmonies de plus en plus complexes les limites du binaire fondateur. Son intervention est décisive à partir de l’album Revolver en 1966, sur lequel il dirige et arrange la section à cordes d’Eleonor Rigby, première incursion pop dans l’univers intimidant de la musique classique. A l’imagination en roue libre du couple Lennon-McCartney, Martin oppose sa rigueur très vieille Angleterre. La réussite sonore de Sergeant Pepper en 1967 tient en partie à sa capacité synthétique de rendre efficace le flot incessant d’idées frappées d’exubérance baroque qui s’échappent des deux cervelles en chef intensément stimulées par la dense circulation de molécules psychotropes. Son rôle sur le double album blanc, bien que différent, se révélera tout aussi crucial. Alors que le groupe se désunit et ne fonctionne plus que sous la forme de quatre entités séparées, Martin réussit à préserver l’identité sonore des Beatles, à concilier O bla di o bla da d’un McCartney aux pâquerettes et les élans suicidaires confessés par Lennon sur le très âpre Yer blues. En récompense, Martin se verra, quelques mois plus tard, écarté du studio au profit de Phil Spector, qui produira l’album Let it be.
Ne pas se fier à la noble allure un peu voûtée du chef d’orchestre qui aurait laissé tomber sa baguette dans la fosse. A 70 ans, George Martin n’est pas à la retraite. Depuis un an, il se rend chaque matin, au volant de sa Rolls vert tilleul, aux studios Abbey Road afin de faire le tri parmi les quatre cents heures de bande, trésor inviolé que constituent les archives Beatles d’EMI. Déjà amorcée avec la parution l’année dernière du double CD Live at the BBC qui figure parmi les meilleures ventes d’albums en Angleterre, en France et aux Etats-Unis , l’opération « Beatles, le retour » se poursuit avec le lancement sur le marché d’une galaxie multimédias intitulée Anthology. Une anthologie qui comprendra trois doubles CD produits par George Martin et sera suivie d’une série de cassettes vidéo soit dix heures de document sur l’histoire du groupe. De ce film produit par Chips Chipperfield réunissant images inédites, clips, interviews, concerts filmés seront extraites six heures, découpées en trois émissions que Canal+ diffusera (en crypté) à partir du 1er décembre. Etrangement, la beatlemania avait échappé jusqu’à présent aux techniques de marketing moderne. Les raisons de cet oubli tiennent aux relations personnelles qu’entretenaient les membres du groupe entre eux, ainsi qu’avec leur maison de disques. Paul, George et Ringo passèrent le plus clair des années 80 à se traduire les uns les autres devant les tribunaux. Apple avait bien remis à Steven Spielberg l’ébauche de ce qui deviendra dix ans plus tard Anthology, mais faute de volonté commune, elle rejoignit l’étagère des projets non aboutis. En 89, Apple gagne en appel un procès intenté à EMI (son distributeur), portant sur 80 millions de dollars. Ayant enfin épuisé tous les motifs réels et supposés de procédure, l’idée d’un document retraçant la carrière des Fab Four peut renaître.
Pour autant, le film Anthology donne de la victoire une version racontée par les vainqueurs. Une version euphémique et politiquement correcte de l’histoire d’une conquête, d’une (british) invasion. De cette source de lumière qui inonda les sixties, ce document supervisé par McCartney a volontairement ignoré l’ombre, effacé la part maudite. Oubliés Pete Best, le premier batteur, Cynthia Lennon, la première femme de John, et Julian, leur fils. A cela, on ne peut concevoir de raisons que politiques. Ce document n’aurait pu voir le jour sans l’accord des deux principales régences de l’Empire, l’une exercée par McCartney, l’autre par Yoko Ono. Or, en échange d’une certaine diplomatie, Yoko (volontairement absente du film) allait offrir à McCartney la cerise sur le gâteau anthologique. Lors d’une visite rendue à la veuve de John, dans l’appartement qu’elle occupe avec son fils Sean, situé dans l’immeuble new-yorkais Le Dakota au pied duquel John trouva la mort, elle lui remet une cassette. Il s’agit d’une bande demo d’un titre de Lennon, Free as a bird, que l’ancien Beatle comptait utiliser dans une comédie musicale The Ballad of John & Yoko.
Quinze ans plus tard, McCartney contacte Ringo et George. Le premier en est réduit à faire des pubs télé pour Pizza Hut aux Etats-Unis ; le second, qui avait juré six ans plus tôt que les Beatles ne se réuniraient pas tant que John Lennon serait mort, a perdu sa culotte dans la production de deux navets, The Life of Brian et Shanghai express avec Madonna. Conscient des pudeurs dont pourraient se draper ses anciens compères, McCartney raconte le genre d’histoires dans lesquelles les enfants adorent se glisser et qui, invariablement, commencent par « on aurait dit ». « On aurait dit que John, il est pas mort. Il est parti en vacances en Espagne. Il nous téléphone pour nous dire qu’il est au poil, à boire des pina colada en maillot de bain à fleurs sur la playa del sol et qu’il nous laisse le soin, comme au bon vieux temps, de terminer le morceau Free as a bird sans lui. »
Un nouveau disque des Beatles, ça fait vingt-cinq ans que le monde attend ça. On doute que McCartney, dont le compte en banque affiche une bonne santé, évaluée à 600 millions de dollars, dépassant de peu la fortune personnelle de la reine d’Angleterre, ait été motivé par l’argent. En revanche, il est concevable que sa peur de voir l’Histoire retenir des Beatles le génie et la personnalité riche et attachante de Lennon plutôt que la virtuosité mélodique de McCartney, se liquéfiant au fil des ans en mièvrerie sénile, ne l’ait incité à vouloir poser le point final de la saga. Quant à Yoko, celle que la rumeur publique tient pour responsable de la séparation du groupe, elle offre à sa réputation, sérieusement esquintée après la publication du livre de Frederic Seaman (Les Derniers Jours de John Lennon), un lifting à moindres frais. Ne devient-elle pas celle qui a réuni les Beatles ?
Ni Free as a bird ouvrant le premier des trois volumes d’Anthology ni Real love seconde séquelle d’outre-tombe à paraître début 96 avec le deuxième coffret n’ont été produits par George Martin. Lorsqu’on lui en demande la raison, le très distingué sir George répond « Paul travaillait sur ce single dans son studio situé dans le Sussex, au sud de l’Angleterre. Et moi j’habite dans le Wiltshire, à trois heures et demie en voiture. » Il semblerait en fait que la semi-surdité dont est aujourd’hui affecté le producteur l’ait privé de cette gageure. Au moins a-t-il écouté le résultat final de ce travail de réanimation post mortem, qui a consisté à faire jouer les trois Beatles encore en vie sur la voix de celui qui ne l’était plus. Le délicat travail de production revint donc à l’ancien Electric Light Orchestra Jeff Lynne, ami et compère de George Harrison au sein des Travelling Wilburys.« L’idée que ce disque ait pu être enregistré avec la voix d’un homme mort m’a d’abord dérangé, confie Martin, mais le résultat est étonnant. On dirait les Beatles ! Ringo est toujours aussi habile avec les baguettes et George signe quelques brillantes parties de guitare, de celles qui illuminèrent While my guitar gently weeps.« L’homme qui accompagna si dignement les Beatles dans leur splendide épopée aurait-il eu mauvaise grâce à renier l’ultime séquelle ? Ou aurait-il fait preuve d’un salvateur sursaut de bon goût ? Le vieil homme préfère en revenir à son travail, aux cent vingt-cinq morceaux exhumés, nettoyés, digitalisés par ses soins et qui rempliront les trois coffrets. « Je suis passé par toutes les émotions en réécoutant ces bandes. C’était à la fois drôle, triste et fantastique. Je ne pensais pas que ce serait parfois si bouleversant d’entendre ces voix, celles de John, de Paul, de Ringo, de George, surtout celle de John et la mienne qui intervient entre les prises de son, qui donne des instructions. C’était ma vie qui défilait, c’était comme feuilleter un album de famille. » De ce monumental travail d’exploration, George Martin tire une fierté que la divulgation préalable, sur disques pirates, de certaines de ces merveilles ne semble pas devoir estomper. Et comme un vieil égyptologue à cheveux blancs encore consumé par la passion, sir George Martin nous décrit par le détail les richesses du tombeau des quatre pharaons. « Vous découvrirez les premiers enregistrements des Beatles alors qu’ils s’appelaient encore les Quarrymen ainsi que la fameuse audition dans les studios Decca en 1962, avec Pete Best à la batterie, à l’issue de laquelle le directeur artistique de l’époque particulièrement visionnaire refusa de signer le quatuor en affirmant que les groupes à guitares étaient dépassés. Autre moment fort, l’épure solitaire de A Day in the life que John joue seul à la guitare. » Il pourrait pendant des heures nous raconter la méthode, le travail, la fusion des talents, l’affirmation progressive des caractères musicaux, les possibilités que les Beatles vont commencer par épuiser, toutes ces choses comme les guitares, le rock’n’roll, la romance et puis eux-mêmes, avant d’atteindre l’inaccessible. La découverte successive des clefs qui ouvriront les grilles de territoires inexplorés : l’accord mineur sur I want to hold your hand en est une, le LSD une autre. Mais c’est l’automne, celui de sa vie. Il n’a devant lui qu’une dizaine de minutes, très insuffisantes pour raconter cet infini. Au fond, ce que révèle cette opération Anthology, c’est que le retentissant succès commercial prévu n’a rien à faire des balbutiements pubères d’un orchestre musical, des brouillons et des erreurs accumulées par ces fils de rien au cours d’interminables et fastidieuses séances nocturnes dans le Studio 2 d’Abbey Road. Elle nous renvoie à nous-mêmes, ne fait qu’éclairer davantage l’étrange cancer nostalgique nourri par nos angoisses qu’est devenue, en 1995, la beatlemania. Ainsi en sommes-nous arrivés à vouloir toucher la quille rouillée du bateau pour être sûrs que le voyage existe. Les Beatles n’ont plus rien à vendre sinon leurs fonds de tiroirs et les demos chantées par leur mort. C’est triste et c’est tant mieux. Ils incarnaient l’une des forces artistiques parmi les plus novatrices de leur temps, semblant tirer derrière eux le monde, l’arracher aux archaïsmes de l’après-guerre, à la morale bourgeoise triomphant dans le confort matériel des années 60. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est moins l’utopie qu’ils dessinaient de leurs sidérantes mélodies que la bulle rassurante dans laquelle elle naquit. Sinon, Sergeant Pepper et Abbey Road ne pourraient souffrir d’une aussi piètre succession. La musique des Beatles aujourd’hui ne s’écoute plus, pas plus que l’on ne lit les albums de Tintin. On y plonge comme dans un bain de liquide amniotique pour y effectuer ce que les hommes en blouse blanche appellent un repli f tal.
George Martin, The Beatles anthology vol. 1 (double CD chez EMI)
Francis Dordor
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