Trente ans jour pour jour après sa sortie, on réédite le Double blanc des Beatles. Une oeuvre fondamentale à laquelle la musique d’aujourd’hui continue de s’alimenter quotidiennement, capable de nourrir les chansons les plus menaçantes comme les ballades les plus tendres.
D’ici quelques semaines, il nous faudra sacrifier au rituel classement des meilleurs albums de 98 et, injustice suprême mâtinée d’un plaisir sadique, désigner le premier d’entre eux. Un choix cornélien (Massive Attack ? Elliott Smith ? REM ? Mercury Rev ?) mais qui paraîtra toujours un jeu d’enfant comparé à la crise de conscience aiguë dont furent probablement agitées les calebasses de nos valeureux aînés il y a tout juste trente ans. Car à Noël 68, traditionnelle période où l’on tire les bilans, le cas du double album des Beatles sorti à peine un mois plus tôt (le 22 novembre) n’avait pas encore été tranché. Chef-d’oeuvre ou semi-déception ? Nouvelle secousse tellurique planétaire ou premier symptôme d’une fin de règne ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si l’histoire, depuis, a clairement prononcé son verdict, on imagine la confusion qui s’installait alors chez tous ceux chargés en un délai record d’en découdre avec un disque que plusieurs mois d’infusion quotidienne parviennent à peine à digérer trente ans plus tard. Pas n’importe quel disque : un pavé comme il n’en a pas volé deux même en 68. Trente chansons, un éventail de styles, d’orchestrations, d’humeurs et de thèmes comme aucun album de rock n’en avait jamais conjugué auparavant (il restera le seul jusqu’au Sandinista de Clash, cet autre fleuve où pataugèrent bien des opinions), de quoi rendre caduque l’idée qu’on peut émettre dans l’urgence un avis sur l’art sans risquer de passer tôt ou tard pour une buse.
Les premières tentatives critiques approfondies sur le rock
La parution de The Beatles, communément appelé White album ou Double blanc selon les dialectes, correspond aux premières tentatives critiques approfondies sur le rock. D’entrée, c’est l’os le plus long à ronger, celui qui, à tous les coups, s’attarde douloureusement dans la gorge, le casse-tête à quatre faces et mille facettes : le groupe le plus important au monde publie l’album le plus riche jamais enregistré au moins quantitativement et le résultat s’avère, comment dire… déroutant. Un exemple au hasard : dans le numéro de Rock & Folk paru mi-décembre 68, les lecteurs ont droit à deux longues chroniques qui marchent assez remarquablement sur des œufs.
Sous la plume de Philippe Constantin, les Beatles se voient traiter de « véritable surmoi de la pop-music » qu’il est « trop dur de tuer ». Ou encore : « Dans le cadre de notre grande croisade pour l’information objective, nous insistons : les Beatles ne sont pas l’avant-garde de la pop-music » et de citer les Mothers Of Invention ou Canned Heat comme étendards de la modernité. Du coup, l’auteur loue assez longuement Revolution 9 « qui remet en cause tout ce beau système » mais parle en revanche de Blackbird en ces termes : « guitare indigente, rythme tragiquement monotone, répétition de la même phrase stupide ». Dans l’autre chronique, Kurt Mohr se désole : « C’est par rapport à eux-mêmes, à leurs productions antécédentes, que les Beatles déçoivent quelque peu dans leur dernier recueil. »
Rubber soul, Revolver et Sergeant Pepper avaient successivement provoqué d’unanimes commentaires admiratifs mais, avec ses allures de pot cassé et recollé en désordre, The Beatles semblait devoir payer comptant l’addition de six années passées à tutoyer les sommets, dont les trois dernières sur un nuage rose. Là-dessus continuaient à gronder d’alarmantes rumeurs sur l’implosion imminente des Beatles et à planer la sale odeur du torchon brûlé entre McCartney et Lennon, ce dernier venant de publier dans la foulée du Double blanc l’inaudible Unfinished music # 1: Two virgins, fruit d’une première nuit d’adultère en l’expérimentale compagnie de Yoko Ono, intruse vers laquelle se concentraient déjà tous les regards, et surtout les fusils.
67 était l’année des costumes baroques, 68 celle du nu intégral. John et Yoko ne sont pas les seuls à se montrer à poil (sur la pochette à scandale de Two virgins), les quatre Beatles aussi dévoilent tout avec cette double purge qui est aussi le plus effrayant exercice d’auto-analyse jamais donné à entendre. On avait quitté les Beatles un an plus tôt en pleine effervescence psychédélique et colorée, copains comme cochons et incontestables maîtres du monde, on les redécouvrait barbus et hagards, embourbés dans d’épuisantes querelles conjugales et minés par une gangrène intestine visible au grand jour. L’album blanc est un album blême.
Un fil invisible liant McCartney et Lennon
A la lecture du récent A Diary de Barry Miles, ouvrage qui consigne jour après jour tous les faits et gestes publics et privés de chacun des Beatles, on se rend compte à quel point l’année 68 fut continuellement émaillée d’incidents et de coups d’éclat, les plus violents ayant eu lieu au cours des quatre mois et demi du 30 mai au 17 octobre nécessaires à l’enregistrement de l’album. Le plus fameux est le départ brutal de Ringo Starr qui, n’en pouvant plus de l’atmosphère irrespirable qui flottait en studio (et notamment des critiques de McCartney sur le peu d’imagination de son jeu), quitta ses fûts en plein mois d’août pour se réfugier sur le yacht de Peter Sellers croisant en Méditerranée. Il ne franchira à nouveau les portes d’Abbey Road que quinze jours plus tard, découvrant sa batterie recouverte de fleurs et la mine confuse de ses collègues restés à terre, la tête dans le cul-de-sac. Que le moins égomaniaque des Beatles ait ainsi jugé salutaire de provoquer un tel électrochoc en dit long sur les rapports entre les trois autres.
Les historiens les plus pointilleux font remonter l’origine du désordre à la mort de leur manager Brian Epstein, en août 67, considérant le cinquième Beatle comme un fil invisible liant McCartney et Lennon, fil dont le sectionnement aurait précipité le divorce. La guerre de succession qui s’ensuivit confirme l’hypothèse. On sait aussi qu’en 67 les Beatles avaient renégocié le contrat qui les liait à leur maison de disques EMI, créant au passage leur propre label, Apple une véritable usine à pépins. Ils avaient signé pour sept nouveaux albums, mais le titre choisi au départ pour Sgt Pepper (One down, six to go autrement dit Un dans la boîte, plus que six à tirer) laisse entendre qu’ils ne se voyaient pas vieillir ensemble.
Après Magical mystery tour, album bricolé pour les besoins d’un film, un nouveau double album leur permettait de gagner deux cases supplémentaires d’un coup et d’arriver ainsi plus vite au terme de leurs engagements. The Beatles, quant à lui, aurait dû s’appeler A Doll’s house (La Maison de poupée) d’après la pièce d’Henrik Ibsen, mais c’est surtout aux poupées russes qu’il fait penser, et pas seulement parce qu’il s’ouvre par Back in USSR : chaque Beatle y renferme déjà ses désirs de fuite, ses amours inconciliables avec la vie de groupe, sa part d’ombre que la lumière des trois autres empêche encore d’exprimer totalement. John, lui, renferme celle qu’il surnomme son dragon oriental, ainsi qu’un paquet de bile gros comme une montgolfière. Tout concourt à faire du Double blanc un disque maudit, celui qui laisse apparaître à vif d’incurables blessures et dont la blanche couverture, au lieu d’évoquer une nouvelle naissance, rappelle plutôt le plumage du cygne dont cet album constitue l’inévitable chant.
Plus tard, avec l’homogène et somptueux Abbey Road, les Beatles sauront se montrer assez élégants et soigneront en grande pompe leur sortie, l’ayant alors fermement et collégialement décidée. Mais à l’époque du Double blanc, le sabordage final appartient encore au domaine du tabou, replié dans les ténèbres muettes de la conscience de chacun, et tous les rapports des séances d’enregistrement s’accordent à témoigner de l’ambiance pourrie qui régnait en sourdine tout au long de sa confection sauf quand il y avait des invités extérieurs comme Eric Clapton, venu à la demande de George Harrison fendre son délicat While my guitar gently weeps.
C’est évidemment le disque où chacun essaie de tirer ses marrons du feu avant les autres et, au besoin, leur file un coup de tison au passage. C’est surtout, comme on a pris l’habitude de le dire, le premier album solo des quatre Beatles congloméré en un seul et double volume cacophonique. Pourtant, c’est précisément cette cohabitation de titres n’ayant rien à faire les uns avec les autres qui rend le Double blanc fascinant et inépuisable, telle une espèce de calendrier perpétuel auquel toutes les époques marquantes du rock viendront par la suite régulièrement se référer. Un Ancien et un Nouveau Testament, une carte routière, un livre de recettes, un yin dont tous les autres disques réunis seraient le yang. Pas besoin d’une longue démonstration pour prouver qu’entre, au hasard, Blackbird et Revolution 9 il y a la place pour loger à peu près toutes les nuances, qu’entre Ob-la-di, ob-la-da et Yer blues l’écart est aussi vaste qu’entre Bill Haley et Underworld.
Si certains dans l’entourage proche des Beatles, à commencer par George Martin, ont tenté à l’époque de les décourager de mettre autant d’oeufs dans le même panier certains franchement pourris risquant de contaminer les autres , ils doivent admettre avec le recul qu’ils ont eu tort. Resserré à une quinzaine de chansons, comme le préconisait Martin, le Double blanc apparaîtrait aujourd’hui comme un frère blafard et mesquin de Sgt Pepper, un cadet resté attaché au radiateur pendant que son aîné aurait eu droit aux sorties au cirque et aux grandes roues des fêtes foraines. Parce qu’il est la radiographie précise des fondements internes des Beatles en 68, avec déjà son cancer et ses microbes (dont un redoutable, venu du Japon), ses organes vitaux qui turbinent encore à plein régime et quelques coliques passagères, le Double blanc est presque un rapport d’autopsie détaillé et livré avant l’heure, alors que le groupe est bel et bien vivant. Il renferme aussi les foetus de trois futurs chefs-d’oeuvre : Plastic Ono Band de Lennon, All things must pass de Harrison et Ram de McCartney. On ne s’amusera pas, en revanche, à dénombrer ses centaines d’enfants illégitimes.
“Méditer et se sentir bien nous-mêmes”
Le décès de Brian Epstein, causé par une trop forte absorption de Carbrital dont on ne sait encore aujourd’hui si elle fut volontaire ou non, se produit le 27 août 67. Les Beatles sont alors avec femmes et enfants, accompagnés de Mick Jagger et Marianne Faithfull, à Bangor, au pays de Galles, où ils participent au séminaire d’initiation à la méditation du Maharishi Mahesh Yogi. C’est l’époque où Harrison, lui-même initié par sa fiancée Pattie Boyd, est parvenu à convaincre le reste du groupe des pouvoirs cosmico-horticoles de ce gourou rigolard pour qui l’avènement du Flower Power constitue une aubaine de carrière certaine. Celui qui publiera dès le mois de novembre 67 un album en tant que « Maharishi Mahesh Yogi, The Beatles’ spiritual teacher » voit dans la nouvelle du décès d’Epstein une entrave possible à sa stratégie d’envoûtement des idoles des jeunes, car si les Beatles rentrent à Londres précipitamment pour assister à la veillée funèbre de leur défunt manager, lui pourra faire le deuil de son meilleur coup publicitaire et retourner dans son ashram se la tailler en pointe. Pour éviter l’hémorragie des troupes, le Maharishi dégote une parade dans son arsenal spirituel. Lennon : « Quand j’ai appris la nouvelle, j’étais anéanti, j’imagine que nous l’étions tous. Alors nous sommes allés voir le Maharishi et il nous a dit un truc du genre « Oh, oubliez ça, soyez heureux » (…). Et nous l’avons fait. » McCartney : « Il a dit que la seule chose qu’on pouvait faire, c’était de lui envoyer de bonnes vibrations. Juste méditer et se sentir bien nous-mêmes. »
Les obsèques de Brian Epstein ont lieu le 29 août et aucun des Beatles n’y assiste. Effet papillon, l’album blanc tel qu’on le connaît existe peut-être grâce à l’habileté et la force de persuasion du Maharishi. Car au mois de février suivant, les quatre Beatles s’envolent pour l’Inde et débarquent dans l’austère retraite de Rishikesh qui abrite l’Académie de méditation transcendantale. C’est là, privés de tout confort moderne et de nourritures occidentales, qu’ils écriront la plupart des nouvelles chansons destinées au prochain album. En plus, ils n’ont apporté dans leurs valises qu’une guitare acoustique, ce qui les oblige au plus extrême dépouillement. Quant à la colonie d’allumés qui s’adonnent avec eux à la recherche des pulsations cosmiques, elle constitue un nombre de sujets d’observation propres à nourrir l’inspiration des chansons. Il y a là, entre autres, Donovan et le Beach Boy Mike Love, Mia Farrow qui vient consoler dans la méditation l’échec cuisant de son mariage avec Sinatra deux ans plus tôt et sa sœur Prudence, qui restera tout le séjour cloîtrée, en prise à un terrible délire paranoïaque, et pour laquelle Lennon composera l’élégiaque Dear Prudence.
Ringo Starr sera encore le premier à plier ses gaules quinze jours après son arrivée, navré par la tournure pathétique que prenait ce qu’il est convenu d’appeler l’Indian Mystery Tour. McCartney lui emboîtera le pas un mois plus tard, avec quand même un paquet de nouvelles chansons dans ses bagages. Lennon et Harrison resteront à Rishikesh jusqu’au 12 avril, précipitant leur retour après que des rumeurs entretenues par l’ami de Lennon Magic Alex ont circulé sur le compte du Maharishi, qui aurait abusé du candide désespoir de Mia Farrow en la culbutant dans un coin, faisant également profiter de sa force florale, surtout côté pistil, quelques-unes des plus naïves aspirantes au nirvana. Bref, l’expérience indienne s’achève dans la confusion la plus grotesque et Lennon, particulièrement remonté, compose dans le hall de l’aéroport de Delhi le vachard Sexy Sadie à l’adresse du dégoûtant gourou.
La dernière répétition générale du futur double album a lieu seulement quatre jours avant le début de l’enregistrement, dans la maison de George Harrison à Esher, au milieu des tentures indiennes et des volutes d’encens. Enfin de retour à l’ouvrage, les Beatles posent les demos d’une trentaine de chansons (on peut en entendre certaines sur Anthology 3) dont quelques-unes Child of nature, notamment, qui deviendra Jealous guy seront finalement écartées et atterriront sur les albums suivants ou sur les disques solo après la séparation.
Le 30 mai, enfin, les Beatles entament à Abbey Road leur titanesque marathon par l’un de ses plus gros morceaux, Revolution 1 de Lennon. Parmi les virages multiples qu’ils abordent en 68, celui qui mène à la contestation politique et à l’agitation sociale débouchera sur un labyrinthe de malentendus dont les Beatles, et en première ligne Lennon, peineront à trouver la sortie. Plus question en 68 de distiller des messages subversifs au travers de farandoles imagées et noyées dans la brume euphorique du psychédélisme. Au mois de mars, une manifestation anti-guerre du Vietnam sur Grosvenor Square, siège de l’ambassade des Etats-Unis à Londres, avait tourné à l’émeute. En mai, c’est Paris qui focalisait le regard du monde avec la révolte des étudiants. Les organisations de gauche réclament alors un substantiel soutien financier aux Beatles, sommés en passant à la caisse de s’engager à leurs côtés, faute de quoi ils passeraient pour d’infâmes suppôts du capital et de l’ordre bourgeois. Lennon, qui n’est pas insensible à l’appel, refuse néanmoins d’obtempérer et balance en retour un cocktail Molotov de sa propre fabrication, à double déflagration : Revolution.
La première version de Revolution, sur la face B du single Hey Jude en août 68, avec ses guitares saturées et son phrasé rocailleux, peut passer, si on n’y prend pas garde, pour un hymne pro-révolutionnaire malgré sa relative condescendance. Seulement, au détour d’une phrase, Lennon prend clairement ses distances avec les tenants d’une ligne dure : « But when you talk about destruction, don’t you know that you can count me out » (« Quand vous parlez de destruction, savez-vous que vous devrez compter sans moi »). C’est ce « out » résonnant comme un coup de poignard qui mettra le feu aux poudres : même si, dans la seconde version figurant sur l’album trois mois plus tard, Lennon corrige partiellement le tir et chante « You can count me out… in » (« Vous pouvez compter sans/sur moi »), les dégâts sont énormes. Le magazine américain d’extrême gauche Ramparts parle de « trahison » et les Anglais de New Left Review de « lamentable réflexe apeuré petit-bourgeois ». Nina Simone répondra même avec une chanson également intitulée Revolution, qui conseillait à Lennon de « mettre de l’ordre dans son cerveau ». Jusqu’à Jean-Luc Godard, qui venait de filmer les Stones et profitait d’une interview en septembre 68 dans International Times pour fustiger l’apolitisme des Beatles. Avec Street fighting man, les Stones, eux, passaient pour de vrais révoltés. Comme d’habitude.
Embrouilles sentimentales
Dans la cellule interne du groupe, c’est surtout la troisième version du morceau, intitulée Revolution 9, qui va faire l’objet d’une violente polémique. Avec des bribes extraites des premières sessions, Lennon et Yoko Ono vont en effet recomposer une longue pièce expérimentale en trafiquant les bandes, rajoutant et superposant des boucles sonores tirées des archives EMI, obtenant au prix de plusieurs jours de studio un résultat radicalement en rupture avec le reste du disque. Estimant que c’était avant tout l’oeuvre de Yoko Ono dans laquelle s’était fourvoyé un Lennon totalement sous influence (et défoncé à l’héroïne), estimant surtout que c’était une sombre merde, les trois autres Beatles feront front pour que le titre ne soit pas inclus dans l’album. Et Lennon, comme toujours, aura le dernier mot. McCartney, auteur plus d’un an auparavant d’une pièce expérimentale jamais éditée et intitulée Carnival of light, fut le plus virulent à l’encontre de Revolution 9, redoutant qu’on attribue encore une fois au seul Lennon le mérite des innovations tandis que lui conserverait l’image d’un compositeur de bluettes du genre I will.
La présence quotidienne, envahissante, pesante de Yoko Ono à Abbey Road (on lui avait même installé un lit de camp pour les rares moments où elle viendrait à lâcher sa proie pour dormir un peu) influencera la façon de procéder à l’enregistrement. Yoko, drapée dans son aura d’artiste new-yorkaise conceptuelle, n’est pas impressionnée par les Beatles en tant que groupe pop. On peut même supposer que, hormis Lennon, elle les trouve un peu ringards. Elle est en revanche fascinée par l’entité Beatles, sésame grâce auquel l’underground et la subversion peuvent accéder sans forcer aucune serrure à une audience internationale. En infiltrant l’album blanc tel un cheval de Troie, alors qu’elle n’est même pas encore officiellement liée à Lennon, elle fait comme le Maharishi avant elle : un fabuleux hold-up de notoriété.
Dans Many years from now, la biographie de McCartney par Barry Miles, Paulo cite une anecdote assez révélatrice du comportement de Yoko en studio au moment du White album : « Quand elle se référait aux Beatles, elle les appelait Beatles : Beatles fera ceci, Beatles fera cela ! On avait beau insister, la prier de dire The Beatles, elle persistait : Beatles fera ceci, etc. Vous voyez, elle nous avait même dépouillés de notre article défini. » Pendant qu’ils enregistrent, elle n’hésite jamais à donner son avis, à la ramener à tout bout de champ avec la bénédiction de Lennon, qui fait d’ailleurs souvent plus grand cas de ses conseils que de ceux des trois autres. Détail qui n’arrange rien à l’histoire : Yoko est enceinte (elle fera une fausse couche le 21 novembre, à la veille de la mise au monde de l’album blanc), ce qui indique que la relation d’adultère qui a débuté en mai n’est pas un fétu de paille estival.
Fin août 68 est publié le single Hey Jude, enregistré en parallèle à l’album mais dans un autre studio londonien, Trident, équipé en 16-pistes (contrairement au studio EMI d’Abbey Road, qui tourne encore en 4-pistes) et qui servira à d’autres sessions du Double blanc. La chanson, une longue ballade épique de McCartney copieusement arrangée, est un leurre de superproduction par rapport à la tonalité nettement plus rêche de l’album à venir. Le texte est dédié à Julian, le jeune fils que Lennon a eu cinq ans plus tôt de son mariage avec Cynthia, mariage qui s’étiole à mesure que Yoko prend ses quartiers dans la vie de John et dont la rupture légale sera prononcée le 8 novembre. Côté embrouilles sentimentales, McCartney non plus n’est pas en reste : sa fiancée Jane Asher annonce le 20 juillet à la BBC qu’elle vient de se faire larguer, tandis que Linda Eastman, une photographe américaine que Paul a rencontrée un an plus tôt au club Bag’o’Nails, apparaît discrètement dans le paysage.
En filigrane de l’enregistrement du Double blanc, c’est donc la vie entière des deux principaux Beatles qui bascule, et notamment leur vie de couple aux dépens du binôme indissociable qu’ils formaient jusque-là. Au chapitre des divorces, le plus fâcheux est encore celui du groupe avec son producteur de génie George Martin. On a vu que Martin plaidait pour l’enregistrement d’un album simple et, n’ayant pas obtenu gain de cause, il prendra prétexte des sollicitations extérieures pour déserter à plusieurs reprises les manettes, cédant sa place à de jeunes assistants débutants. Même son principal homme de confiance, l’ingénieur du son Geoff Emerick, claquera la porte du studio à la mi-juillet. Si le nom de George Martin figure une nouvelle fois sur la pochette du Double blanc comme producteur et arrangeur, l’aspérité générale du son et l’absence assez marquante d’orchestrations sophistiquées (à part sur Martha my dear, Glass onion ou sur le vaporeux Good night, qui est l’oeuvre quasi exclusive de Martin) témoignent de son net désengagement du projet.
Encadré par deux monuments foncièrement martiniens, Sgt Pepper et Abbey Road, le Double blanc est autre chose qu’un monument. Plutôt une tour de Babel, ou un asile de fous (une Funny farm, comme le suggère Lennon dans une première version demo de I’m so tired), ou une résidence pavillonnaire embrasée par une guerre de voisinage. Martin, qui est homme d’ordre et de cohésion, n’a jamais été très tendre avec l’album blanc, son album noir, celui dont la maîtrise générale lui a totalement échappé. En revanche, certains Beatles tels Ringo ou John l’ont toujours considéré comme leur album préféré parce qu’ils y ont retrouvé, au moins partiellement, le plaisir de jouer ensemble tous les quatre, le plaisir de faire du bruit comme à leurs débuts (Helter skelter, Birthday, Revolution), comme un simple défouloir dont la tournure intensément élaborée et sérieuse de Sgt Pepper les avait frustrés.
C’est pourtant aussi l’album où chacun des Beatles apprend à se passer des services des autres, occupe tel studio pendant que les autres, ensemble ou séparément, travaillent dans d’autres ou bien sont tout simplement absents. McCartney enregistre ainsi seul Wild honey pie, Mother’s nature son et Blackbird, jouant de tous les instruments, et convie uniquement Ringo pour l’accompagner sur Why don’t we do it in the road’ Pour Julia, bouquet de haïkus qu’il adresse à sa mère défunte (et indirectement à Yoko Ono), Lennon préfère rester face à lui-même. C’est enfin le premier album des Beatles sur lequel figure une chanson signée Ringo Starr, Don’t pass me by, dans un registre zydeco pouêt-pouêt qui annonce déjà à pas d’éléphant son édifiante carrière solo. Avec une moyenne de trente à quarante prises par morceau (le record appartient à Not guilty, chanson de Harrison ne figurant même pas au final sur l’album, qui atteint les cent une prises !), l’album blanc est l’un des plus laborieux à édifier pour les Beatles, notamment en raison des débats houleux qui retardent quasiment chaque session.
Sgt Pepper et certains titres de Magical mystery tour étaient des épopées immobiles, comme des gerbes cérébrales provoquées par le LSD et parfaitement modelées en musique grâce à la science de George Martin et à la créativité de McCartney. Le Double blanc est le fruit d’une exploration beaucoup plus charnelle, voire ouvertement sexuelle (Happiness is a warm gun), un retour à l’essence des sens.
Malgré ses handicaps de départ (double album, pochette blanche, critiques un peu tièdes), The Beatles se vendit à plus de quatre millions d’exemplaires dans le monde avant la fin 68. En 70, il avait déjà dépassé les six millions et détiendra pendant longtemps le record de vente absolu pour un double album avant de se faire enfoncer par la bande originale de Saturday night fever dix ans plus tard. Le Double blanc est pourtant l’album des Beatles qui eut l’existence la plus mouvementée, notamment en raison de la relecture totalement farfelue qu’en fit le psycho-killer Charles Manson (voir le détail des chansons en page 21) et des polémiques interminables autour de Revolution, Everybody’s got something to hide except me and my monkey ou Happiness is a warm gun.
C’est également l’album publié dans les années 60 qui annonce avec la plus grande précision visionnaire l’évolution tant immédiate que lointaine du rock, jusque dans ses pires excès. C’est un disque de ballades létales et de rock’n’roll adipeux, un disque punk, un disque surf, un disque folk, un disque country, un disque de comédie musicale, un disque de blues, un disque expérimental, un disque de berceuses et un disque de perceuses. Le plus grave des disques, le plus léger aussi. C’est le premier album blanc, mais c’est aussi le premier album fait par des Blancs qui contient un titre sous l’influence du reggae (Ob-la-di, Ob-la-da). Symboliquement, parce qu’il est le produit de plusieurs initiatives individuelles au sein d’une entreprise collective, on peut même y trouver certaines questions de société soulevées à l’époque. Quelle époque, d’ailleurs ? Le Double blanc est celui des albums des Beatles qui aurait pu sortir le plus facilement en 72, 78, 84 ou 90 sans qu’on ait à lui retendre trop les traits, à corriger son langage ou à lui ravaler la façade. Par procuration, parce qu’il contient les germes des albums récents de Massive Attack, Elliott Smith, Mercury Rev ou REM, le Double blanc des Beatles est peut-être encore le meilleur album de 98.
The Beatles, Double blanc (Apple/EMI)
{"type":"Banniere-Basse"}