Passés en quinze ans d’un punk-rock nigaud à un hip-hop aux portes ouvertes mais férocement gardées, les Beastie Boys ont créé une démarche et un style fondamentaux. Loin du jeunisme douteux, ils ont redéfini l’adolescence : une secte cool, ouverte à tous, de 7 à 77 ans. Avec une discographie sans faute.
Hiver 1981 : un obscur groupuscule punk new-yorkais enregistre un bruyant huit-titres pour un magasin de disques hardcore de l’East Village new-yorkais : l’acte de naissance vinylique des Beastie Boys, Polly Woog stew, est aussi décoiffant que la signification de leur nom Boys Entering Anarchistic States Towards Internal Excellence. Mars 1982 : le groupe, à la composition encore incertaine, troque ses singles hardcore contre les maxis rap de Sugarhill. Le guitariste Adam Horovitz rejoint alors Mike D., Adam Yauch et leur batteuse Kate Schellenbach (aujourd’hui chez Luscious Jackson) pour l’enregistrement du single Cookie puss, farce téléphonique niveau cour de récré, lorgnant franchement vers le hip-hop. Dès lors, « nous avons laissé tomber nos instruments et commencé à faire les MC’s« , raconte Mike D. Preuve une fois de plus que le punk mène à tout à condition d’en sortir.
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Licensed to ill (Def Jam, 1986)
« Bats-toi pour ton droit à faire la fête/Ton père t’a pris en train de fumer il a dit « Pas question » /Maintenant ta mère a balancé tes meilleures revues porno/Mec, habiter à la maison est une telle corvée » (Fight for your right).
Concentré particulièrement explosif de furie adolescente, le premier album des Beastie Boys, précédé du tonitruant maxi Rock hard (1984), est d’abord celui de tous les excès. Insolent, provocateur et sexiste dans des textes plus vociférés que rapés, il se double d’une collision sonore titanesque entre heavy-metal et beats hip-hop. Rick Rubin, cofondateur du label Def Jam qui a signé le trio de voyous, n’est pas étranger à cette incursion brutale de riffs tartares dans le chaudron rap « Il était dingue d’AC/DC : nous, ce n’était pas notre background« , affirme Adam Horovitz aujourd’hui.
Architecte sonore du mémorable duo de Run DMC avec Aerosmith sur Walk this way, Rick Rubin entend mettre sa vision musicale élargie au service d’un rapprochement entre deux clans a priori irréconciliables, mais par bien des côtés similaires à ses yeux : les chevelus métalleux et les B-boys. Il y parviendra brillamment avec ce Licensed to ill qui sera le premier album de rap à se hisser numéro un dans les charts américains ce qui continue d’étonner douze ans plus tard. Avec, paradoxe réjouissant, la batterie de John Bonham (Led Zeppelin) en ouverture. Pour la petite histoire : Adam Horovitz pourra bien offrir un hommage appuyé au Zeppelin sur New style (« Si j’étais guitariste, je serais Jimmy Page« ), celui-ci ne l’entendra pas de cette oreille lorsqu’il découvrira son riff de The Ocean samplé sur She’s crafty. L’affaire sera finalement réglée à l’amiable, moyennant force dollars.
Si bon nombre de B-boys sont aussitôt conquis par ce brûlot dangereusement contagieux, une frange chatouilleuse de la jeune nation hip-hop fronce méchamment le sourcil face à ces rappers blancs de blancs (juifs et de bonne famille, qui plus est) dont le succès foudroyant leur rappelle étrangement la réappropriation opportuniste dont ont déjà été victimes le jazz et le rock. D’autant que contrairement au « message » politique qui commence à se faire jour dans le hip-hop (l’avènement du plus engagé des groupes de rap, Public Enemy, n’aura lieu que l’année suivante), ces garnements lubriques et mal dégrossis, à l’humour potache, n’ont apparemment pas d’autre souci que de réclamer « le droit de faire la fête ».
Durant les interviews, les trois post-ados (ils ont tout juste 20 ans) ne font d’ailleurs rien pour démentir leur image de gougnafiers, prenant même un malin plaisir à répondre à côté avec la plus consternante des bêtises. Mais c’est sans doute sur scène que le groupe atteint le paroxysme du culot : plongeons dans le public (« On a appris ça aux cours de plongée sous-marine« ), glissades sur le plancher copieusement inondé de bière, gogo-girls à moitié nues remuant dans des cages ou, clou du spectacle postulant à la palme de l’outrage, l’érection d’un phallus de 5 mètres de haut. Il n’en faut pas plus (c’était bien sûr le but) pour affoler les ligues de vertu et exciter la presse à scandale qui fait courir les rumeurs les plus répugnantes à leur sujet : outre-Manche, le Daily mir-ror va jusqu’à inventer que le groupe se serait gaussé publiquement de petits paralytiques.
Chez Volkswagen, c’est la panique : les trois trublions viennent de lancer la mode des pendentifs VW et, dans leur sillage, tous les morveux de la planète s’amusent à chiper les emblèmes métalliques de la marque sur toutes les voitures à portée de main. En France, leur show en première partie de Run DMC au Grand Rex en mai 1987 sera émaillé d’incidents et leur bus Pullman saccagé pour leur apprendre les bonnes manières. Rapidement, ces faux débilos à la réputation aussi sulfureuse que Madonna sont considérés comme de vrais guignols, façonnés de toutes pièces par l’autre fondateur de Def Jam, Russel Simmons, que l’on présente à l’époque comme le nouveau Berry Gordy, l’historique fondateur de Motown.
Paul’s boutique (Capitol, 1989)
En 1989, les Beastie sont oubliés depuis belle lurette : entre-temps, Public Enemy a pris le pouvoir. Plus personne ne les attend, ou alors au tournant d’un mauvais remake du premier album. Divine surprise. L’inspiré Paul’s boutique, considéré rétrospectivement comme un chef-d’ uvre de la trempe d’un Sgt Pepper du hip-hop, offre un démenti magistral à toutes les saletés colportées sur le groupe. Et plus question de les faire passer pour l’invention géniale de Russel Simmons et Rick Rubin, puisque le groupe a quitté Def Jam avec pertes et fracas et roule désormais pour le compte de Capitol.
Dépitées, les mauvaises langues mettront toutefois la réussite de ce disque, qui se vend honorablement malgré une promo très chiche, sur le compte de leurs nouveaux producteurs, les Dust Brothers. L’avenir leur donnera tort, car non seulement les Beastie Boys n’ont pas fini de se réinventer, mais les Dust Brothers devront finalement leur réputation à Paul’s boutique, grâce auquel ils seront sollicités au chevet de Beck, Eels et, plus récemment, de Hanson et des Rolling Stones. Comme certains ne le comprennent pas encore, les audacieux Beastie Boys, gouvernés au vertige et à l’instinct, n’ont besoin de personne sur la route de l’innovation.
A cette époque, quantité de choses ont changé dans leur vie. Souffrant de la pression que leur vaut leur notoriété à New York (« Nous ne pouvions plus faire deux mètres sans rencontrer quelqu’un, c’était épuisant« ), les trois sales gosses avaient quitté leur ville natale pour la Côte Ouest, d’où sont originaires leurs nouvelles fiancées et futures épouses pour Adam Horovitz (Ione Skye, actrice et fille de Donovan) et Mike D. (Tamra Davis, réalisatrice). A Los Angeles, ils louent une maison et découvrent la vie en communauté avec ravissement. Ces fous de musique ont enfin l’occasion de partager ce qu’ils ont de plus cher : les disques. Animés d’une frénésie d’achats, ils rattrapent leurs lacunes et comparent chaque jour au saut du lit leurs dernières découvertes. « C’était même devenu une rivalité, à qui dégoterait les meilleurs disques et les meilleurs samples », se souvient Adam Horovitz.
Depuis la genèse de Licensed to ill en 1985, leur discothèque s’est enrichie de toute la soul des années 70, qui transpire sur cet album saturé de références. Boulimique, mais sans jamais donner dans l’exhibition savante, il écume la pop-culture des vingt dernières années et fait cohabiter des dizaines de samples par titre, zappant de Trouble Funk à Johnny Cash, des Commodores aux Beatles, de Sly Stone aux Ramones, de Cameo à Joni Mitchell, de Funkadelic à Donovan et des Crusaders à Alice Cooper.
Sur un tempo ralenti, les trois MC’s semblent avoir gagné en détachement, délaissant leurs fixations adolescentes pour des textes plus abstraits mais toujours farouchement ludiques et second degré, où JD Salinger rime avec Club Med et Dirty Harry avec Houdini. Le style moqueur de ces as de la voltige fera école forcément buissonnière , annoncant toute la vague luxuriante des A Tribe Called Quest, De La Soul ou Pharcyde, avant de devenir des
années plus tard la pierre philosophale des collages hip-hop instrumentaux. Aujourd’hui, le patron du label Mo’Wax, James Lavelle, n’est pas le dernier à leur vouer pour cette raison un culte fervent, ainsi que nos Air et Kid Loco nationaux.
Check your head (Grand Royal/Capitol, 1992)
On les avait laissés bidouillant fiévreusement leurs samplers, on les retrouve penchés sur leurs instruments. La pochette montre cette fois les trois Pieds Nickelés assis sur un trottoir, munis des attributs d’un groupe de rock, carrément en pleine répétition en photo intérieure. Logique pour un ex-groupe punk. Pragmatique, en fait, si l’on en croit la légende : au vu de la facture monumentale à régler pour les centaines de samples de Paul’s boutique, leur comptable aurait pris le taureau par les cornes, les poussant résolument dans cette direction. Un mystérieux invité, prodige des claviers et « maître charpentier », aurait également favorisé ce retour à l’instrumentation live : enrôlé au départ pour aider à construire le studio idéal des trois casse-cou (avec piste de skateboard et panier de basket), Money Mark cosigne une dizaine de morceaux sur l’irrésistible fourre-tout hérissé de trouvailles que constitue Check your head.
Mariant une fois de plus avec une gourmandise espiègle toutes ses influences, le groupe semble avoir trouvé ses marques autour d’un groove organique instruments live saupoudrés de quelques samples , toujours atomique et braillard, dont l’intensité arrive même à faire la nique à la brève éjaculation punk de Time for livin. Mais l’urgence abrasive est habilement lardée d’une poignée de sublimes instrumentaux et autres excursions psychédéliques un style à part entière, auquel sera consacré en 1996 l’album parallèle The In sound from way out.
Assumant leur indépendance jusqu’au bout, les Beastie Boys fondent pour « Check your head » leur propre label, Grand Royal : la future maison de Luscious Jackson, Buffalo Daughter, Ben Lee, Josephine Wiggs Experience et, tout récemment, Sean Lennon.
Managés par John Silva, qu’ils partagent avec Nirvana et leurs vieux copains de virée Sonic Youth, les trois pyromanes renouent alors avec le méga
succès, les concerts incendiaires et l’agitation frénétique des tournées, se prêtant avec bonne grâce au petit jeu des interviews surréalistes que l’on continue d’attendre d’eux, en dépit de textes généreux annonçant le ton résolument philosophique du prochain album.
Ill communication (Grand Royal/Capitol, 1994)
« La mère Terre doit être respectée/Nous sommes tous citoyens de la même communauté/Tous ici ensemble en quête d’unité/Avec les années j’ai tant grandi et tant changé… » (The Update).
Si leur image turbulente de branleurs inconséquents avait eu jusqu’ici la vie dure, cette fois, plus de doute : les Beastie Boys ont grandi. Soucieux de philosophie, d’environnement et de spiritualité, leur discours a tellement évolué que le trio incarne soudain l’une des mutations les plus radicales de l’histoire de la pop. Les ex-apôtres acnéiques de la bêtise subversive et décomplexée sont désormais des monstres sacrés, dépositaires de tous les idéaux de générosité et de tous les fantasmes de liberté.
Chacun se (re)met à rêver de leur ressembler : décrétés héros les plus cool de la planète, ils ont su comme personne (Beatles mis à part) inventer un univers extrêmement personnel dans lequel toute une génération, voire deux à trois, se retrouve. Quel autre groupe conjugue la créativité indisciplinée d’un Bart Simpson du beat (Adam Horovitz) avec la foi pacifiste d’un Mahatma Gandhi (Adam Yauch) et le flair d’un Richard « Virgin/V2 » Branson (Mike D.) ?
Nouveaux croisés de la cause tibétaine (devenu bouddhiste, Adam Yauch s’attelle déjà à l’organisation des concerts Free Tibet dont le premier se tiendra à San Francisco en 1996), ces gourous de la hype sont maintenant à la tête de l’empire Grand Royal et deviennent actionnaires de la ligne de vêtements X-Large. Les disques, les fringues, le magazine : si l’on peut tout d’abord tiquer face à ce déferlement d’avatars ready-made en provenance de la planète Beastie, leur sincérité et leur absence totale d’arrogance conjurent toute critique.
Mais, surtout, leur sens de l’innovation musicale reste intact. Le brassage des genres demeure le maître-mot d’Ill communication, album ambitieux et versatile, dont la collision sonore atteint des records de fluidité quand il ne renvoie pas carrément dos à dos sauvagerie et douceur. Ainsi, les instrumentaux méditatifs côtoient cette fois une solide brochette de titres punks enragés : preuve réconfortante qu’un déconneur couve toujours sous l’austère bure du lama. C’est d’ailleurs le furibard Sabotage qui restera dans les mémoires grâce au vidéo-clip, hilarante parodie de Starsky & Hutch avec des Beastie Boys grimés.
De tous leurs albums, seul le premier a pris quelques rides : toujours en avance d’une mode et pourtant intemporels, les Beastie Boys restent d’incorrigibles jongleurs d’étiquettes dont la liberté phénoménale leur aura permis de transcender tous les genres, les plaçant dans une sphère occupée par eux seuls. Passeurs de génie, leur éclectisme musical ne les empêche pas de rester plus attachés au hip-hop qu’à n’importe quelle autre culture. « Si nous influençons le hip-hop, c’est en l’amenant chaque fois dans des lieux inexplorés, car toute la musique que nous aimons se retrouve dans nos disques, explique Mike D. C’est ça l’essence du hip-hop : évoluer, innover sans relâche en y incorporant constamment de nouveaux éléments. »
Laure Narlian
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