On découvre, estomaqué, The Avalanches avec Since I left you, vaste mille-feuille de dance-music euphorique et bordélique. Un disque de colleurs maniaques qui confondent Beach Boys et Beastie Boys, la soul et la soûlerie dans une luxuriance, une sensualité et une liberté trop rares. Samplant à la mitraillette, ces Australiens invitent dans leur fête aussi bien Madonna que les Smiths, voire des solos de chevaux. Epique et hippique, donc.
Parfois, on nous demande des choses comme « Quels seraient les dix disques que vous emporteriez sur une île déserte ? » comme si Mick Jagger ou Marlon Brando allaient un jour nous inviter sur leurs îles privées. On répondra pourtant : seulement celui des Avalanches, Since I left you. Le seul au monde à englober tous les autres. The Avalanches… Nom tout con, piqué à l’une des invraisemblables pochettes kitschissimes arrachées aux brocantes par les six Australiens : Ski surfing with The Avalanches. Nom pas si con que ça : car dans Avalanches, il y a « avala » et c’est exactement ce que cette musique fit, gloutonne, qui bâfra avec gourmandise les mets les plus fins (Bacharach, Beach Boys) comme la junk-food la moins noble (des disques de muzzak à faire passer Mike Flowers pour John Cage), les confiseries les plus fines (soul) comme les drogues les plus paillardes (house). Et dans Avalanches, il y a « avalanche », et c’est aussi ce que cette musique a fait dans les dizaines de milliers de disques qui lui ont donné vie : une descente violente, laissant dans son sillage un paysage remodelé, des corps à peine reconnaissables de musiques recensées, détruits et restructurés sous la violence du choc. Qu’on ne s’étonne donc pas de retrouver, dans le même morceau, les jambes agiles de Kid Creole greffées au hasard sur le corps de Basement Jaxx. « Cette façon de tout mélanger, c’est une déclaration de foi, jure Robbie Chater, l’un des DJ virtuoses du groupe. C’est une façon de renvoyer les puristes dans les cordes et d’expliquer aux gens d’où nous venons. »
Sur scène ou derrière les platines, c’est au même jeu de collisions insolites que se livre le groupe. Des collisions musicales quand le groupe se mue en DJ panoramique on l’entend ainsi enchaîner sans trace de couture De La Soul, Madonna et les Smiths « en trente secondes ». Des collisions physiques quand le groupe envahit la scène : une jambe cassée en stage-diving pour Darren Seltmann, un dos irrémédiablement esquinté pour Tony Diblasi en première partie de Public Enemy. Robbie Chater : « Même quand nous nous amusons, c’est toujours avec le plus grand sérieux, à fond. Depuis le début, le but de ce groupe est de se faire rire les uns les autres, à n’importe quel prix. Je me souviens ainsi avoir passé une journée entière déguisé en Viking sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Je ne voulais pas devenir adulte : et pour ça, rien de mieux que de jouer de la musique. »
A cette époque potache, il y a plus de dix ans, les fondateurs Darren Seltmann et le Viking Robbie Chater avaient fait une séparation nette entre la musique qu’ils jouaient et celle qu’ils écoutaient, les oreilles agiles mais les doigts trop gourds pour suivre. D’un côté, ils vouaient alors un culte au génie et à la science de Van Dyke Parks (qui devrait prochainement chanter avec les Australiens) ou Brian Wilson. De l’autre, ils jouaient un punk-rock bourru et pressé, le plus bruyant et souillon possible parce qu’il n’y a rien de mieux à faire quand on ne sait pas quoi faire de ses 6-cordes. « Nous avions une sacrée attitude, mais aucune aptitude », résume Robbie, qui écrit là sans le savoir la meilleure épitaphe possible du punk-rock.
Jusqu’à ce qu’un disque ne vienne, à leur grande stupeur, réconcilier l’abondance mélodique de leurs héros pop à la brutalité physique de ces zéros punk. Ainsi, on pouvait donc jouer Pet sounds avec une guitare à fils barbelés : une révélation. La preuve, indéniable, venait d’Angleterre et s’appelait Loveless, l’étalon fondamental de My Bloody Valentine. Darren : « Nous avons alors commencé à utiliser des boucles de guitares. Mais comme nous n’avions pas de sampler, je mettais des bouts de scotch sur mes vinyles pour bloquer le diamant. Et puis un jour, par hasard, dans ce vacarme, nous avons composé un refrain, qui est devenu notre premier single, Rock city. C’était miraculeux, nous nous sommes arrêtés de jouer et nous nous sommes regardés les uns les autres avec incrédulité. C’est ce jour-là que nous avons compris qu’entre nous il se passait quelque chose. »
Comme beaucoup d’entre nous, irrécupérables maniaques, les Avalanches passèrent des années à lire les disques autant qu’à les écouter, repérant chaque nom, chaque pièce d’un puzzle qui prendra finalement dix années à se construire. Car Since I left you a beau être l’un des disques les plus euphorisants et chic de l’époque, sa longue conception ressemble à l’un de ces clubs tristes (philatélie ou numismatique) où des garçons seuls comparent leur dérisoire érudition. « C’est vrai que c’est un peu triste, confirme Darren. A une époque, j’étais capable de citer de tête tous les batteurs de sessions utilisés par les groupes de rock chrétien australien. » Des nerds, donc. Des purs nerds, comme souvent dans ce punk-rock fin de race des nineties : une Armée du Salut pour les bras cassés, de Nirvana aux Avalanches.
Il faut effectivement être triste et seul pour couvrir méthodiquement des régions entières d’Australie, les pages jaunes sous le bras, pour écumer systématiquement les brocantes et ventes de charité, un vaste cabas en bandoulière afin d’y entasser le butin en vinyles pendant qu’à Melbourne, les copains d’école se tapent des filles sur le surf et des cocktails sur la plage (ou l’inverse). Mais comme Darren a grandi à l’église il joue de la batterie dans l’orchestre de sa paroisse , il sait par c’ur que son heure viendra : « Les derniers seront les premiers » ou « Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux est à eux ». Bla-bla-bla. Qu’importe, alors, si l’adolescence est un carnage que les garçons traversent en passager clandestin, sans participer : car ils savent que les surfers bronzés partiront, les études et leurs débauches obligatoires terminées, retrouver le monde du travail. Et que les Avalanches, eux, sortiront finalement un jour de leur coquille, même la vingtaine largement entamée car ces gars-là savent que Calimero peut soudain devenir le Rocky de Chicken run.
Comme souvent dans ces terres trop lointaines (l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Islande ou l’Amérique) pour être labourées méthodiquement par la presse européenne, c’est l’éloignement qui a sauvé les Avalanches. Car cette distance nous a empêchés de les voir s’empaler, tout jeunes, dans un sort médiocre de sous-Ride auquel un son et un nom malheureux les prédestinaient : Ripe, champion local de la noisy-pop. « Un soir, nous avons fait la première partie de Ride et Glide. Ride, Ripe et Glide… Je me suis alors rendu compte que ce milieu tournait vraiment en rond. Surtout qu’en tournée, nous n’écoutions que les Beastie Boys dans le camion. »
Mais heureusement, en Australie, un bourgeon peut devenir une fleur, puis un fruit : un processus de maturation hors caméra impossible dans nos contrées où chaque première répétition d’un groupe, de Manchester à Toulouse, est immédiatement repérée sur nos radars puis analysée par les gazettes. « Le fait que nous soyons si loin de l’industrie nous a permis d’évoluer à notre rythme, confirme Darren. Si les gens avaient connu nos premiers singles, nous n’aurions jamais pu évoluer vers Since I left you. »
C’est la chance des nations jeunes, épargnées par le poids écrasant d’un passé et d’une tradition : la possibilité d’être voleur volage, de picorer dans le monde entier les éléments de culture que chacun pourra imbriquer à sa guise, avec les passionnants grincements que ça peut occasionner, afin de créer sa propre érudition, vierge et personnelle. Darren : « Je sais ce qui se passe ailleurs, mais je suis très tatillon sur ce que j’adopte ou pas. Pendant des années, j’ai fantasmé sur l’Europe. C’est la maladie des Australiens : être convaincu qu’ailleurs c’est mieux. Du coup, nous sommes une nation sans confiance, qui rêve toujours d’au-delà… Notre disque, fatalement, s’en ressent : il rêve d’un endroit qui n’existe pas. »
L’incompétence miraculeusement préservée des premiers jours noisy-approximatifs est la force vive de l’enchevêtrement dingue de Since I left you. Alors que l’album aurait pu virer à la démonstration sportive ou à l’exercice de style frimeur, ce capharnaüm séduit justement par le désordre de son désordre pas l’un de ces bordels savamment agencés que les DJ anglais servent en design clinique.
On est pourtant surpris d’entendre qu’avant de se lancer dans de telles turbulences, de tels loopings, Darren Seltmann possédait le plan de vol de cette aventure digne des Fous volants. « Avec Robbie, on parlait de ce disque depuis si longtemps, on l’avait tellement rêvé, fantasmé, qu’on savait exactement où on allait. Nous avons attendu d’avoir toutes les pièces du puzzle pour le commencer : c’était le seul moyen de contrôler l’atmosphère de chaque chanson. Nous nous sommes éloignés du plan de vol, parfois complètement perdus en studio en passant deux semaines sur un son d’une seconde, mais à l’arrivée Since I left you ressemble à notre rêve. » « Nous sommes trop fans de My Bloody Valentine, enchaîne Darren, pour ne pas voir le danger qu’il y a à trop rester en studio. Même si nous avons dépassé la date butoir de plus d’un an, nous avons quand même fini par trancher, par sortir indemnes du studio. Même si, à la fin, nous ressemblions aux Beach Boys des seventies : gros, sales et barbus. »
On a beau essayé de percer le mystère de la conception de Since I left you, on ne parviendra jamais vraiment à savoir qui, dans ce groupe férocement non musicien, fait exactement quoi. On sait que l’un des membres (honoraires) les plus importants du groupe fut, pendant quelques mois, une Californienne du surnom de Paddy The Detective, avocate de son métier et chargée de retrouver les ayants droit des quelques centaines de samples utilisés sur le disque. « Un travail de dingue : la plupart de ces disques n’apparaissent même plus sur les catalogues des maisons de disques. Mais à part un sample de Rodgers & Hammerstein, nous n’avons essuyé aucun refus. Même Madonna nous a laissés utiliser, pour la première fois, sa musique. De toute façon, chaque son de l’album est emprunté puis déformé : à qui, dans ces conditions, appartient vraiment le copyright ? »
On sait surtout que malgré cette formation large de sextette, ce sont les seuls Robbie et Darren qui tracent ici les itinéraires à suivre laissant les quatre autres membres conduire bourrés et hilares sur ces routes sinueuses. Darren : « Nous sommes tellement les uns sur les autres que nous ne savons plus qui apporte quoi. Tout ce que je sais, c’est qu’après des mois en studio, nous ne parlions plus normalement : nous avions inventé une langue absurde, incompréhensible… Si j’étais resté seul avec Robbie, de toute façon, il aurait été impossible de gérer autant de samples, de telles manipulations de sons. Il nous aurait fallu dix ans pour finir le disque. Il a fallu des heures d’engueulades pour décider de combien de hennissements Frontier psychiatrist avait besoin. Robbie avait mis des solos de chevaux partout (rires)… »
Car le problème majeur des Avalanches, c’est l’abondance : comment gérer la circulation quand six routes déboulent sur le même carrefour, comment administrer les volontés têtues de six discothèques volumineuses et pas forcément compatibles ? Comment mélanger tout et son contraire sans tomber dans les recettes pas toujours très diététiques du big-beat ? Robbie : « A l’arrivée, c’est vrai, nos discothèques mises bout à bout représentent plusieurs dizaines de milliers de disques. Chacun a, dans sa collection, ses propres marottes. En ce moment, moi, c’est le garage-rock américain. Mon premier choc discographique, ça a été un album japonais de démonstration des orgues Yamaha, qui s’appelle Yamaha superstar. Une production ahurissante, d’une puissance inégalée. Et puis, il y a aussi la série des disques enregistrés par Mrs Mills, tous financés par son mari, un milliardaire américain. Il y en a une soixantaine, dont Barbecue with Mrs Mills ou Cooking time with Mrs Mills… Elle est à chaque fois en bigoudis sur la pochette. Il y a une grosse compétition entre nous pour qui dénichera le disque le plus improbable. Pour le moment, je l’emporte avec un cours d’aérobic totalement frénétique, en hébreu. »
Avec leurs airs de gentils branlotins, de slackers éduqués à l’école bad boy des Beastie Boys, Robbie et Darren imposent pourtant, sur Since I left you, un véritable génie de producteurs. Car tout son emprunté, trituré et traficoté devient ici une propriété privée des Avalanches, qui viennent de monter un wall of sound aussi épais et lumineux que celui du grand Phil Spector mais un mur du son de guingois, aux briques disparates, sur lequel on a le droit de pisser.
Un ami journaliste évoquait récemment, à l’intention du tourneboulant Since I left you, le terme de « sampladelia » un psychédélisme où les gaz hilarants remplaceraient les buvards, où les accélérateurs chimiques feraient visiter les labyrinthes à la vitesse du son. Il présageait qu’il y aurait un avant et un après-Avalanches. Et effectivement, on ne pourra désormais plus utiliser le sample à un coup, voire à barillet, alors que les Australiens l’ont transformé en arme à répétition, en mitraillette. Du coup, même d’authentiques boulimiques de samples cocasses, de Fatboy Slim à Coldcut, paraissent soudain ascétiques, austères à côté de cette débauche de soul sexy et plantureuse.
Comme dans un générique de péplum, les Avalanches pourraient afficher « Neuf cents samples ont été nécessaires à la réalisation de ce disque », mais le propos n’est pas tant l’exploit technique que l’humilité et la fluidité miraculeuses du résultat, la texture légère, ondulante et espiègle dans laquelle ces grandes chansons postmodernes sont taillées. Voici enfin le premier grand album écologique de l’histoire, qui recycle cent pour cent de sa musique et ne produit pas une seule nouvelle note polluante et donc idéal pour une île déserte. Dominique Voynet devrait se pencher sur les Avalanches.
*
Since I left you (Rex/Delabel).