GénérationX. Après seulement deux albums, le pianiste Brad Mehldau est peut-être le musicien le plus doué de sa génération. Le plus lucide en tout cas. Sur The Art of the trio, la beauté tragique de sa musique, à la fois sombre et lumineuse, définit les bases d’un nouveau romantisme, désabusé, mélancolique et cliniquement apocalyptique. C’était […]
GénérationX. Après seulement deux albums, le pianiste Brad Mehldau est peut-être le musicien le plus doué de sa génération. Le plus lucide en tout cas. Sur The Art of the trio, la beauté tragique de sa musique, à la fois sombre et lumineuse, définit les bases d’un nouveau romantisme, désabusé, mélancolique et cliniquement apocalyptique.
C’était il y a cinq ans déjà. Tandis que le petit monde du jazz en quête de figure emblématique s’émerveillait au jeu clinquant du saxophoniste Joshua Redman, certains tendaient une oreille attentive aux harmonies sophistiquées de son pianiste, délicatement mélancoliques, à son sens de l’espace, son art du contrepoint jamais ostentatoire cette façon humble de se fondre dans l’anonyme du discours collectif pour mieux en souligner les lignes de force. Avec son swing lumineux, son phrasé vif-argent, sa modestie aussi, Brad Mehldau, à peine 23 ans, sortait doucement de l’ombre… Prince du clair-obscur. Un musicien était là, en germe, cela ne faisait aucun doute. Lui restait le plus difficile : trouver sa voie.
Les années ont passé, Mehldau a quitté Redman, enregistré pour Warner Bros un premier disque, Introducing Brad Mehldau, puis un deuxième, The Art of the trio, volume 1. Deux disques honnêtes, sans plus, d’apprentissage, pourrait-on dire, où le jeune pianiste, tout en concrétisant d’évidentes qualités stylistiques, s’englue encore dans la tradition, impressionné peut-être par la formule du trio que tant d’autres ont marquée de leur génie, et dont il ne semble à aucun moment posséder une vision particulière. Le jazz est une musique exigeante, l’apprivoiser réclame du temps. Précisément ce que la société du spectacle n’a pas à perdre. Dès cet instant, le processus demédiatisation se met en branle, inexorable.
Il faut dire que Mehldau est la figure idéale, la « victime » type. Presque trop beau pour être vrai. Jeune, séduisant, intelligent, cultivé (qui, de nos jours, cite Goethe et Thomas Mann à chaque interview ?), avec pour couronner le tout une histoire personnelle pas banale, ou plutôt juste ce qu’il faut : une petite vie douillette dans une famille aisée, unie, à Hartford (Connecticut), un goût pour le piano qui se manifeste très tôt, des dons évidents, et puis le choc, la rupture, lorsque ses parents lui avouent le secret de son adoption. Conséquence : une fuite éperdue dans la musique, des excès en tout genre. Une adolescence chaotique avec le jazz comme garde-fou. Finalement, dernièrement, en marge de sa carrière, Brad aurait retrouvé la trace de sa mère une pianiste ! Depuis, il attend de ses nouvelles. Affaire à suivre… Oh, le beau scénario ! Le traumatisme originaire ! La mère perdue, retrouvée dans la musique, par le piano ! L’artiste tourmenté aux prises avec ses démons la drogue, la connaissance par les gouffres ! L’art comme sublimation d’un manque, rédemption, inexorable quête d’identité ! Que rêver de mieux ? Le roman familial idéal Brad Mehldau, ou comment l’on devient un génie. Une véritable fiche « psycho » pour magazine féminin… Comment résister ? Non seulement le phénomène de starisation est en cours, mais la légende pointe déjà le bout de son nez. On pressent la suite, on la devine, on l’a déjà lue cent fois, l’histoire du jeune musicien doué, tari par la gloire, perdant sa fraîcheur d’inspiration avant même d’en avoir fait quelque chose…
Et puis, non. Surprise. Comme si toute cette pression ne le touchait pas, au contraire le motivait à une scrupuleuse concentration sur ses motivations premières, renforçant encore le sens de sa quête, Mehldau nous balance un disque d’anthologie, The Art of the trio, volume 2 : 70 minutes hallucinantes de musique pure enregistrées l’été dernier à New York, au Village Vanguard. Tout à coup, captée sur le vif, la quintessence d’un art qui jusqu’alors se cherchait. Une musique qui semble naître de l’instant et trimballe en même temps une indescriptible nostalgie. Un pianiste en état de grâce, mettant une technique éblouissante, un engagement émotionnel intense, une rigueur architecturale toute en glissements et variations, au service du chant et de l’expressivité mélodique.
Là, d’évidence, dans cette façon de ne pas donner prise aux discours ambiants, Mehldau étonne : « Evidemment, quand l’on parle de moi comme du pianiste le plus intéressant apparu depuis Hancock, je suis très flatté, c’est normal, mais je ne suis pas dupe. Ce sont des histoires d’image, des noms lancés comme des slogans, de la publicité. J’essaie de garder la tête froide et de simplement rester concentré sur ma musique. C’est génial d’avoir du prestige, mais ça peut devenir dangereux si vous prenez trop au sérieux les éloges parce que alors vous commencez imperceptiblement à vous conformer à l’image que l’on renvoie de vous, vous vous mettez à vous imiter vous-même, et vous risquez simplement de vous perdre de vue. C’était plus simple en un sens quand j’ai commencé à New York, quand personne ne me connaissait, dans des petits bars à Manhattan, pour 40 dollars par soir, tout n’était qu’affaire de musique, il y avait là une certaine pureté dans les rapports, dans ce qu’on pouvait me renvoyer de mon jeu. »
Ce qui frappe d’emblée chez Mehldau, c’est cette lucidité exacerbée teintée d’ironie amère, cette conscience aiguë d’être le produit d’une histoire et d’un contexte et dans le même temps, un désir immense de s’abandonner au pouvoir de la musique, comme seule chance de libération. Cette dualité est constante. Dans son rapport à la tradition par exemple : « Je suis absolument fasciné par l’histoire du jazz, comme nombre de mes contemporains, et dans le même temps je suis convaincu que pour être créatif il faut essayer de l’oublier, tenter de se débarrasser de tout type d’influence, même si bien sûr il s’agit là d’une utopie. Une des caractéristiques du jazz pendant longtemps, ça a été son attitude un peu paradoxale vis-à-vis de la tradition, cette façon irrespectueuse de se situer dans une lignée révolutionnaire en un mot. Quand Charlie Parker, John Coltrane ou Miles Davis se mettent à improviser, c’est sans se soucier de ce qui s’est passé avant eux. Ils sont sacrilèges. Aujourd’hui, les jeunes musiciens de jazz sont trop respectueux, je pense que c’est un danger. »
Mehldau n’est pas un révolutionnaire pour autant. Il ne remet rien en cause, n’innove pas formellement, se contente d’essayer d’inventer une expression personnelle et contemporaine à partir des éléments légués par la tradition. Il y parvient c’est l’un des rares. Mais l’attitude inquiète, surtout en regard de l’analyse. Comme si « ne pas répéter », échapper simplement à l’imitation pure, était le geste le plus créatif et subversif que cette génération était capable d’imposer. Certains verront là une certaine humilité, d’autres ne pourront s’empêcher d’y lire la marque d’un renoncement. Mehldau comme toujours oscille entre les deux. Mais ses observations sont amères : « Les gens parlent aujourd’hui de notre génération comme d’une bande de « jeunes lions ». Wynton Kelly, Lee Morgan, à leur époque, étaient des jeunes lions… C’était une vraie génération, homogène, qui émergeait. Ce qui se passe actuellement, c’est juste un tas de jeunes ténors qui sont sous contrat avec des majors et qui rivalisent en termes de marketing ! La génération à laquelle j’appartiens c’est celle qu’a décrite Douglas Coupland comme la Génération X totalement aliénée et en quête d’identité. Il y a un vrai désarroi. Qu’est-ce qui nous réunit ? Qu’est-ce qui nous fonde en tant que communauté ? On a beaucoup de mal à se concevoir en tant que génération spécifique et artistiquement à se sentir appartenir à un courant cohérent qui collectivement proposerait quelque chose de neuf. »
Toujours cette lucidité cruelle, un constat terrible sur l’atomisation sociale et l’impuissance de l’art à y remédier, son désengagement apparemment inexorable du champ collectif. Mehldau n’a pas d’autre solution qu’individuelle. Tenter au sein de son trio d’inventer des modes d’organisation collectifs, une vraie démocratie qui saurait répondre au cynisme ambiant : « L’important, c’est de ne pas gripper le processus, l’interaction qui existe entre nous. Ne pas indiquer de direction préalable, ne pas conceptualiser nos orientations, inventer à chaque fois notre chemin ensemble, laisser la musique évoluer et se développer quasi naturellement dans l’espace de notre écoute. » Et de là initier un nouveau type de rapport au monde : « Les gens sont en quête d’expériences authentiques, recherchent des formes d’expression qui reflètent une intimité, et ça passe inévitablement par un certain état de vulnérabilité, de fragilité. Il y a un retour vers ce type de valeurs. Et ma musique participe de ce mouvement. En tout cas, j’aime voir les gens réagir de la sorte face à ma musique, en laissant libre cours à leurs émotions. » Un nouveau romantisme ? Mehldau acquiesce, mais pour aussitôt orienter sa définition dans une direction mélancolique : « Le romantisme, c’est pour moi l’expression artistique la plus aboutie de l’omniprésence de la mort du fait qu’elle rôde, qu’elle est constamment là, à l’oeuvre, à chaque instant de notre existence. Je pense que cette dimension est très présente dans ma musique. Je dois être un peu morbide. Mes ballades sont toujours empreintes de ce type de mélancolie. » Ce néoromantisme fin de millénaire ne serait donc rien d’autre qu’un nihilisme larvé qui ne s’incarnerait pas dans la révolte mais en un douloureux processus d’autodestruction. C’est peut-être ce qu’en dernier lieu la musique de Brad Mehldau reflète de notre époque. Avec talent et pas mal de désillusion.
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