Irrécupérable tête brûlée, c’est par une de ses pirouettes favorites - changer de groupe plutôt que d’affronter le succès planétaire - que Kim Deal a refusé la gloire promise à ses Breeders. Avec The Amps, l’ancienne polissonne des Pixies retourne à ses sources : le rock âpre, les mauvais garçons, la dope et Dayton, ville natale qui la retient par les pieds en lui interdisant glamour, pauses et langue de bois.
Avec un nouvel album, le tendre et rugueux Pacer, et un concert parisien, pourra-t- elle encore une fois fausser compagnie à son destin de star ?
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Dayton, Ohio. De ce trou paumé de l’Amérique, oublié des touristes on ne vient pas à Dayton, on y passe, et très vite , le reste du monde ne connaît qu’une seule et unique gloire locale : l’aviation. C’est ici que deux modestes fabricants de bicyclettes Wilbur et Orville Wright ont mis au point, à la fin du xixe siècle, le premier objet volant identifié, le Wright Flyer.
C’est aussi là que repose, dans un mystère tragicomique, le plus célèbre des objets volants non identifiés. Redoutablement planqué dans la gigantesque base militaire de Dayton, le hangar 18 est censé abriter les vestiges d’une des plus rocambolesques histoires de ce siècle : le crash, dans le désert du Nouveau-Mexique, d’un vaisseau spatial en juillet 47. Vous connaissez de VSD à Pradel le cadavre bonsaï retrouvé dans les décombres de la soucoupe volante de Roswell. A Dayton, on en parle avec réticence, petit secret qui paraît brûler les langues trop déliées. Ici, un homme sait pertinemment si ce mystère fougueusement entretenu par TF1 repose sur du concret ou n’est que l’invention d’un facétieux Ed Wood militaire. Cet homme, et ça tombe bien, est le père de celle qu’on est venu voir à Dayton : Ed Deal, le bourru et sympathique papa de Kim Deal, la peste des Pixies, des Breeders et, aujourd’hui, de The Amps.
Vêtu d’un polo à l’effigie de la tournée Lollapalooza (« J’ai suivi les Breeders sur quinze dates aux Etats-Unis et les Pixies lors de leur tournée avec U2, je me suis bien marré »), Ed fait sa chochotte, joue l’homme qui sait mais ne peut rien dire et s’en tient pendant un bon moment au discours officiel. Ingénieur en transmissions, inventeur de nouveaux procédés de détection par radar et spécialiste des infrarouges, Ed Deal a terminé sa carrière à la base militaire de Dayton, administrateur général du hangar 18. C’est donc à lui qu’incombaient les visites guidées des journalistes et des équipes télé, qu’il accompagnait jusqu’à la porte du hangar avant de renoncer, systématiquement, à deux doigts des reliques : là, Ed leur disait que c’était une vision insupportable, qu’il fallait renoncer au danger de cette connaissance malfaisante.
A peine divulgait-il quelques images officielles celles dont Pradel fait des émissions spéciales. Quelques verres plus tard, Ed éclate de rire et finit par lâcher le morceau. « On ne faisait jamais visiter le hangar 18 pour une bonne et simple raison : il n’y a rien à l’intérieur. L’armée américaine avait besoin de justifier de nouvelles dépenses en matière de défense, il fallait donc trouver une raison : protéger le pays des extraterrestres, voilà une fameuse trouvaille. C’est ainsi que l’on a monté ce coup de Roswell, avec un faux film faussement volé pour assurer la propagande. » Content de son coup d’éclat même sa fille n’avait encore jamais réussi à lui tirer les vers du nez , il part s’installer sur un jeu électronique où il effectue quelques tours de circuit de formule 1 aussi virtuels que le corps extraterrestre du hangar 18.
Pendant ce temps, la coquette Ann Deal évoque avec une retenue mêlée de fierté et de honte les déboires de ses filles Kelley et Kim, autrefois associées dans les Breeders. Kim en a eu assez de materner sa s’ur junkie et a préféré larguer le groupe pour enregistrer avec ses Amps un album que maman juge « moins bon que le dernier Breeders ». Kelley, elle, est presque au bout de ses peines : convertie à l’héroïne par quelques groupes sympas lors de la tournée Lollapalooza de l’année dernière, elle termine une longue cure de désintoxication à St Paul, dans le Minnesota. Et ainsi, maman Deal, ancienne institutrice, compte bien passer l’hiver avec ses deux filles à portée de main, dans leur chic quartier d’Oakwood, élégant faubourg de Dayton. Un rêve encore irréalisable avant l’été, quand Kelley était au fond du trou charmante le jour et terrifiante la nuit. « Kelley était une fille charmante, attentionnée et rangée dans sa jolie maison. On faisait nos courses ensemble, elle passait ses après-midi à faire du crochet… Savoir qu’elle était junkie a été un choc incroyable : elle devait le faire toute seule la nuit, quand nous n’étions plus à ses côtés. » Ann se souvient avec horreur de ce jour où son mari, accompagné de son fils Kevin « Lui, au moins, a un vrai boulot, il est ingénieur. Et puis il m’a donné une petite-fille, la première » , a embarqué Kelley de force vers une cure de désintoxication devenue obligatoire pour éviter une lourde peine de prison.
Depuis trois ans, Jim Greer a suivi Kim Deal jusque dans les profondeurs de Dayton. Musicien de Guided By Voices et journaliste craint de Spin magazine Morrissey lui a fait un procès , il avoue avoir vécu cet exil de New York vers l’Ohio comme une bénédiction. Fameux paresseux avec son propre groupe, il n’est toujours pas revenu du décalage entre l’image je-m’en-foutiste et bordélique de Kim et sa véritable implication dans ses différents groupes. « Des fois, pour nous amuser, on joue ensemble. Mais il n’y a que moi qui m’amuse : Kim est incroyablement précise, maniaque. Elle me dit quoi jouer à la note près, m’utilise comme un ordinateur humain pour appliquer concrètement ses idées. Elle est obsédée par le son, les arrangements. Souvent, le soir, elle n’arrive pas à s’endormir parce qu’elle réfléchit encore et toujours aux sons qu’elle aimerait obtenir. Elle ferait un fabuleux producteur. Entre nous, pas de compétition possible, nous ne jouons pas dans la même division : je ne suis qu’un bassiste qui s’amuse dans un groupe, elle est un grand songwriter. » Une maniaquerie qui aura finalement beaucoup fait voyager le nouvel album Pacer, enregistré à Memphis, Chicago, Woodstock et dans deux studios différents de Dublin. Une maniaquerie qui poussera Kim Deal à retravailler avec le seul ingénieur capable de saisir sans explications ses sautes d’humeur et d’électricité : Steve Albini. « Kim a fini par revenir à lui pour enregistrer deux titres, Hoverin et Dedicated, raconte Jim Greer. Ils s’entendent comme larrons en foire. Lui venait juste de produire l’album Viva last blues de Palace, il n’arrêtait pas de dire à Kim que c’était le disque dont il était le plus fier. »
A deux pas de là, le magasin Traders Vics est le seul endroit de Dayton où on peut trouver des disques décents à la lettre P du bac single : Pavement, Palace, Pulp, bon signe. Le vendeur, parfait clone de Jeff Buckley, n’arrive pas à croire qu’on puisse venir de si loin pour rencontrer Kim Deal. « Ici, personne ne la prend au sérieux. Elle passe souvent bourrée devant le magasin, en sortant de son bar favori. Des fois, elle entre et achète des trucs vraiment indé. Je ne comprends pas qu’elle fasse une musique aussi insignifiante en ayant un si bon goût. » Le bar en question, le Walnut Hills, ressemble à une tanière pour vieux bikers, fief d’une lutte violente entre les odeurs de sueur, d’huile et de Javel. Il fait tellement sombre autour des billards qu’on y avance à tâtons. Mais Kim Deal y est chez elle, papillonnant entre étudiants encanaillés, musiciens, authentiques rednecks et groupies une certaine Christelle aimerait coucher français ce soir. Les interviews et civilités accomplies avec une gouaille toujours attachante, Kim Deal laissera son imposante Volvo break à son copain Jim Greer pour finir la nuit dans un club, surexcitée. Entre son café favori et sa maison : deux kilomètres à peine, en ville et en ligne droite. Mais Kim Deal n’ose plus faire le chemin seule au volant de sa voiture depuis que sa frangine Kelley a été arrêtée pour possession d’héroïne, la police locale a les s’urs Deal dans le collimateur. Arrêtée une fois avec un maigre joint sur le siège du conducteur par une patrouille surgie de nulle part, Kim est devenue la bête noire d’une police locale totalement péquenot, qui l’aurait volontiers pendue haut et court, à l’ancienne, entre hommes. La mesquinerie use lentement Kim Deal : elle songe sérieusement à suivre l’exemple de son batteur Jim McPherson, qui vient d’acheter une église désaffectée en pleine campagne. Seul hic à cette retraite pastorale : le maire du village vient sans arrêt reprocher à Jim que ses enfants jouent avec des enfants noirs. Bienvenue chez les briars les ploucs, comme on les appelle ici, où on en connaît un rayon.
L’avenue du quartier chic d’Oakwood où habitent Kim Deal et son fiancé respire la quiétude et l’hospitalité. Des chênes et des érables imposants bordent les jardins impeccables, où batifolent les écureuils. La maison de Kim, de brique et de planches impeccables, ne brille d’aucune fantaisie, neutre et coquette d’extérieur. Son voisin, à qui on demande ce qu’il pense de sa célèbre voisine, refuse de nous croire quand on lui annonce qu’elle est chanteuse de rock. Trop polie pour ça. Il jure ne jamais avoir entendu la moindre note de musique venant des répétitions, pourtant sauvages, qui ont lieu à quelques mètres de son gazon taillé aux ciseaux à ongles. Mais comme il faut lui répéter chaque question trois fois, on se dit que Kim Deal a de la chance d’avoir un voisin sourd comme un pot. Il est midi, on sonne pendant un bon quart d’heure avant d’oser entrer chez Kim Deal, la porte n’est jamais fermée à clé dans ce que sa maman nous avait décrit avec effroi comme « un imprésentable bazar ». On se glisse dans le salon, appelant en vain la maîtresse des lieux, qui dort pourtant à deux mètres de là. L’intérieur est typique de ces maisons meublées au rythme des caprices et des entrées de royalties de ces grands enfants que restent les musiciens de rock. Des meubles estropiés et hideux côtoient la plus luxueuse des télévisions Sony. Partout, des CD encore cellophanés, des joints à peine terminés, des fax confidentiels tachés par les tasses de café. Sur la cheminée, des photos de famille : Kim et sa s’ur jumelle Kelley en pleine période Fièvre du samedi soir, délurées au possible dans leur chemisier en soie rouge.
Hagarde et mal remise d’un concert de ses copains punks de The Method la veille au soir, Kim finit par émerger, l’œil rouge sang et le cheveu serpillière. Elle s’excuse des photos au mur du salon : Suede et Lenny Kravitz. Elle nous explique le fonctionnement de son Rock’n’Roll Wall Of Hate, où se succèdent chaque semaine ses têtes de Turc du moment. On fouille la maison : une cuisine uniquement dévolue à la préparation du café et des joints des tasses cradoques et des cartons découpés à la main en témoignent , où le four n’a encore jamais servi. La chambre du couple semble avoir été rangée par un séisme : un lit en métal émerge d’une montagne de duvets, de couettes, de coussins, de vêtements froissés. Au plafond, un ventilateur brasse laborieusement l’air pas très vivifiant de la seule pièce aux volets clos on les soupçonne même condamnés. Le premier étage semble abandonné, livré à lui-même et aux cartons des différents déménagements. En cinq ans de vie ici, on se demande même si l’aspirateur de Kim Deal a monté cet escalier.
Le sous-sol est entièrement consacré au rock : les amplis dorés des Breeders souvenir de la tournée Lollapalooza ont poussé du coude la machine à laver et le séchoir, uniques concessions de Kim Deal à la vie domestique de ses voisines de suburbia. Au mur, des tapis naïfs mexicains racontent la vie du Christ. Les instruments sont branchés en permanence dans ce local aux relents de poudre à laver où les Amps répètent sans relâche, dès le réveil en fin d’après-midi. Kim Deal et Jim McPherson, rescapé des Breeders, ont recruté deux teignes locales et tatouées : Nate Farley et Luis Lerma. Avec leur dégaine inquiétante de skinheads hobo, ils foutent la trouille quand ils débarquent dans leur pick-up emprunté à Délivrance. Une tache dans cette rue où s’alignent sagement les Dodge et Chrysler derniers modèles.
Les Amps sont finalement au complet en milieu d’après-midi, mais la répétition devra être rapide : à 17 h, Kim quittera Oakwood, si possible à jeun, pour passer trois jours et trois nuits dans un centre de désintoxication tout proche. Encore un sale coup de la maréchaussée : pour avoir refusé une analyse d’urines par principe elle aurait révélé que Kim Deal avait fumé quelques pétards, la belle affaire , on lui a proposé un marché très simple : la prison ou le centre de désintoxication. Elle va donc devoir affronter pendant de longues heures d’interminables cours de morale et de médecine, la voix assommante de la raison qui lui martèlera trois jours durant : quand deviendras-tu adulte ? Pas prête pour une aussi lugubre perspective, Kim profite de ses dernières heures de liberté pour fumer joint sur joint et boire du champagne histoire de ne pas arriver le ventre vide. L’âge adulte, au désespoir de sa mère, ce n’est pas encore pour demain. « Elle ne sait rien cuisiner, n’est même pas capable de faire son repassage. Vous avez vu chez elle ? Quand je pense à la maison de sa s’ur Kelley, j’ai honte. Kelley, elle, est une vraie petite fée du logis. »
Kim Deal : J’ai été convoquée au tribunal où je devais choisir entre la taule et la désintoxication. Ma seule robe présentable était froissée et j’ai appelé ma mère pour savoir quoi faire. Elle m’a dit « C’est en trois lettres, ça commence par un f et ça finit par un r. » « Comment ça se présente, en aérosol ? » C’est ainsi que j’ai appris l’existence du fer à repasser. Pour défroisser mes robes, je les mets sur un ceintre, sous la douche, et je les arrose : elles sèchent et se remettent d’elles-mêmes en place.
Est-ce à Dayton que tu es montée sur scène pour la première fois ?
Le tout premier concert était dans un petit village, en dehors de la ville. J’étais encore lycéenne et avec ma s’ur, au culot, nous nous sommes imposées dans un groupe pour le moins familial : deux frères et leurs femmes tenaient les instruments, reprenaient des tubes comme Feelings… On allait souvent dans un club parce qu’il y avait des vieux messieurs qui nous payaient des gin-fizz. Même si on avait école le lendemain, on y restait tard, on fumait clope sur clope. On avait 16 ans, maman ne savait même pas qu’on touchait à l’alcool. Quelques mois plus tard, on a quitté les autres neuneus pour chanter en duo avec Kelley, car on nous avait proposé d’assurer la première partie de Steppenwolf dans un club de Dayton. On était dans nos petits souliers, plantées sur nos tabourets avec nos guitares sèches. Mais les motards nous ont immédiatement prises en affection, grâce à des reprises des Everly Brothers ou de Blind Faith. Après ça, les formations se sont succédé il y a même eu un horrible groupe de disco, spécialisé dans les reprises des Doobie Brothers avec le même noyau dur : les s’urs Deal. On ne se quittait pas, jusqu’au jour où Kelley est partie vivre en Californie.
Comment as-tu vécu cette première séparation de ta s’ur jumelle ?
Je me suis investie à fond dans l’enregistrement, dans la technique. Je ne dépensais pas un sou, j’ai fini par m’acheter un énorme magnéto à bande, une table de mixage 8-pistes, une boîte à rythmes… Pour économiser, je fabriquais moi-même mes cordes de basse. Dès que je rentrais chez les parents, je m’enfermais dans la cave et trafiquais les bandes. Pourtant, il n’y avait jamais eu de musiciens dans la famille. D’ailleurs, je n’étais pas vraiment musicienne moi-même, c’est plutôt l’enregistrement qui me passionnait. J’étais incapable de jouer du Toto, du Genesis, du Journey Dieu m’en garde , alors personne ne voulait de moi dans un groupe de rock. Et puis j’étais une fille, c’était un gros handicap face aux machos du hard-rock avec leurs petits pantalons bien serrés (rires)…
Tu ne les trouvais pas sexy ?
Avec leurs tignasses et leurs moule-boules ? Plutôt crever que d’écouter Van Halen avec ces mecs. Ils étaient grotesques. Pour eux, une fille dans un groupe se résumait à une pétasse en mini-jupe rouge obscène, un tambourin à la main, l’air con et le micro au minimum… Je préférais rester seule dans ma cave, à m’occuper de mes chansons du début à la fin. Ma s’ur s’était acheté une vieille chambre d’échos, j’ai passé des nuits à jouer avec. Je l’ai malheureusement vendue sans lui dire, pour m’acheter de la drogue. Mes parents jouaient le jeu : comme Kelley et moi avions, fatalement, nos anniversaires le même jour, on pouvait cumuler les cadeaux. C’est ainsi qu’on a reçu notre première sono à 17 ans. Mon père aurait aimé être guitariste, mais il ne savait jouer qu’une chanson : King of the road, de Roger Miller. Il en a bavé pendant des années avec ses tablatures. A 12 ans, j’étais déjà meilleure que lui.
Rêvais-tu de faire partie de la mini-scène rock de ta ville ?
Je méprisais leurs goûts de péquenots. Kelley avait une copine en Californie qui nous envoyait des cassettes de James Blood Ulmer, des Undertones, de Costello, des Sex Pistols, de Siouxsie… A Dayton, on avait l’impression de vivre en Russie, que ces cassettes étaient notre bien le plus précieux, le seul lien avec la civilisation. On ne savait même pas ce qu’était un fanzine, un magasin de disques spécialisé. Pour nous, les disques ne pouvaient s’acheter que dans les supermarchés. Sur les radios locales, impossible d’échapper à Billy Squire, à Led Zep. On était si fières de ces chansons qu’elles ne quittaient pas la maison : pas question de les faire écouter aux autres connards.
Les s’urs Deal traînaient-elles une sale réputation ?
J’étais très bonne en cours mais pourtant, je passais ma vie en colle : je me faisais régulièrement gauler en train de fumer ou de faire le mur. Par contre, tout le monde adorait Kelley, la considérait comme un ange alors que c’était une sacrée faux-cul. On avait beau la prendre la main dans le sac, elle s’en sortait toujours avec un beau sourire. Même le jour où elle a démoli le garage en piquant la voiture des parents, elle a réussi à s’en sortir. Alors que moi je morflais en permanence. Je me battais toujours avec mon frère Kevin, qui était en admiration devant Kelley. Sa force, c’est qu’elle ne mentait jamais : ça déstabilisait ceux qui voulaient l’engueuler. Si ma mère disait « Les filles, vous sentez la clope ! », je répondais « Non, maman, il y avait de la fumée dans le bar. » Et Kelley cassait tout en disant « C’est normal que je sente la cigarette, je viens de fumer comme un pompier. » Son honnêteté me dégoûtait : l’adolescence, c’est fait pour mentir.
N’avais-tu que le rock comme passion ?
Jusque-là, j’étais très sportive. A l’école, on m’avait même filé le brassard de capitaine de l’équipe de gymnastique. Si tu le demandes gentiment, je peux te faire un grand écart en direct (rires)… Mais Nadia Comaneci est venue torpiller toutes nos prétentions : soudain, nous nous sommes trouvées pataudes et lourdes, sans la moindre grâce. Elle a fait beaucoup de mal aux jeunes filles, j’ai déprimé pendant des semaines. Jusqu’à 17 ans, je fréquentais surtout les filles, j’étais plus féminine que garçon manqué. Et là, la tendance s’est inversée. Je me suis mise à traîner avec des types plus vieux que moi, des fanatiques de rock incollables sur Blue Oyster Cult. C’est là que j’ai décidé de franchir le pas et de former un groupe : Kelley était allée dans un cinéma drive-in voir le film-concert de Led Zep, The Song remains the same, sous acide. Elle était tellement enthousiaste qu’on a pris la décision de chercher des musiciens, de devenir Jimmy Page à notre tour.
Vous sentiez-vous à l’étroit dans votre banlieue de Dayton ?
Notre vie se limitait à quelques rues : le lycée, la maison, le McDonald. Toutes les maisons étaient identiques, construites à la va-vite en même temps que la base militaire toute proche. Je ne savais même pas qu’il existait des grandes villes… Après le lycée, je suis partie à une centaine de kilomètres, à l’université de Columbus. J’étudiais la biologie tout en travaillant dans un laboratoire, à l’hôpital. J’adorais ça : on analysait le sang, les urines, le sperme, je m’amusais avec les tubes à essai… Mon diplôme en poche, je suis revenue à Dayton, où j’ai commencé à bosser sérieusement dans la médecine. Et là, j’ai trouvé du boulot à Boston, chez un toubib. Une semaine après, je rejoignais les Pixies : j’avais lu dans le journal local cette énigmatique annonce, « Husker Dü ou Peter, Paul & Mary, ah ah ah ah ! » C’était Frank Black et Joey Santiago. Le jour, je faisais mes analyses médicales et on répétait toute la nuit. Il neigeait tout le temps, je ne me déplaçais qu’en bus : un enfer. J’ai trouvé un batteur, David Lovering, et les Pixies ont commencé à bosser comme des fous. Pourtant, ce n’est pas du tout pour ça que j’étais venue à Boston : je me contentais d’y suivre mon mari, qui revenait dans sa ville natale. Je venais d’avoir 25 ans et je pensais que ce serait une chouette idée d’épouser mon chéri, John Murphy. On ne se connaissait pas vraiment, il écoutait des trucs étranges : les Fabulous Poodles, les Del Fuegos ou X… Aujourd’hui, je suis contente de ne plus vivre avec lui, mais c’est pourtant un chic type.
As-tu parfois du mal à demeurer aussi passionnée pour le rock ?
Il suffit que j’entende un nouveau disque de Sebadoh ou de Folk Implosion pour que mon enthousiasme de jeune fille reprenne le dessus. Quand je parle avec des gens d’autres groupes, ils m’avouent tous avoir du mal à rester passionnés, arrêtent un jour d’acheter des disques. J’aime remonter les pistes, voir où les chemins se croisent, comment ils se séparent. Par exemple, j’ai, pendant des années, cherché à retrouver la source de la country-music : démarre-t-elle avec Jimmy Rodgers ou vient-elle d’Allemagne ? Ce sont des petites fouilles passionnantes.
Le rock n’a jamais fini par te barber, par devenir une routine ?
Les meilleurs moments, c’était quand Kelley et moi jouions ici, à Dayton. Depuis (long silence)… Je regrette ces concerts auxquels on se rendait en bravant la neige, sous acide. Après, avec les Pixies, ça a changé. Certes, on s’amusait, mais on bossait comme des fous, on enregistrait et on tournait sans répit. C’est devenu compliqué, malsain. Et quand je me suis fait virer, j’ai formé les Breeders pour à nouveau m’amuser, respirer. Et là encore, la machine est devenue trop grosse pour nos épaules. Kelley et la bassiste Josephine ne pouvaient plus suivre mon rythme, elles étaient au bord de l’asphyxie. J’ai donc dû les laisser sur le bord du chemin pour continuer ma route, seule avec le batteur Jim McPherson. Pendant qu’elles tentaient de se remettre d’une année de folie, moi j’étais déjà dans mon sous-sol, à écrire nuit et jour. Pourtant, commercialement, je sais que j’aurais dû garder ce nom des Breeders quitte à enregistrer seule. C’est du suicide de partir à nouveau de zéro, sous un nouveau nom. Mais bon, je ne pouvais pas faire ça aux filles et d’un autre côté, je me voyais mal prendre un an de vacances en attendant qu’elles se remettent d’aplomb. Partir au bord de la mer, glander à Disneyland et ne plus penser à la musique, c’est mon idée de l’enfer. Ma maison de campagne, c’est ma cave, mes amplis.
Pour moi, Pacer n’est en rien la suite du Last splash des Breeders. C’est juste un pas de côté, histoire de tuer le temps. Un disque fait en dépit de toutes les règles élémentaires du music-business. Quand je vois des groupes comme les Cranberries, les Smashing Pumpkins ou Soul Asylum, j’ai plus l’impression d’avoir affaire à des directeurs du marketing qu’à des musiciens : ils prévoient précisément le jour de la sortie en fonction du marché, la date d’envoi aux radios, le moment idéal pour prendre de la publicité. Moi, j’enregistre mes chansons dans ma cave et sors mes disques quand ça me chante. Les radios qu’ils visent, je ne les écoute même pas. Je ne comprends pas qu’on bosse si dur pour toucher de tels abrutis (elle montre les clients du bar)… Regarde tous ces punks : où étaient-ils avant que Green Day et Offspring leur disent comment s’habiller ? Jamais eu de punks avant, à Dayton… Ils jouaient tous dans des groupes de hard-rock. Je hais la mode. Alors bien sûr, on me tombe dessus, on me dit « Kim, tu joues ta capricieuse, ta petite résistante. » Pourquoi plierais-je devant les obligations ?
As-tu la trouille du succès, des obligations qu’il implique ?
Je ne supporte pas qu’on prenne mes réticences pour de la paresse. J’ai passé l’année dernière sur la route, celle-ci dans les studios ou ma cave. Comme ça, je ne gâche pas mon temps à faire des réunions avec ma maison de disques. C’est pour ça que je continue de vivre ici, j’avais besoin d’échapper à toute la folie engendrée par le succès mondial de Cannonball. Si j’avais été disponible pour le show-business vivant à New York ou Los Angeles , je me serais fait bouffer. Ici, tout le monde se fiche de moi.
Tu as donc quitté les Breeders par trouille du troisième album, celui qui aurait fait de vous des superstars.
Quand je voyais Nirvana, je n’avais pas l’impression qu’ils s’amusaient beaucoup. Pourtant, nous avons commencé à enregistrer ce fichu troisième album, mais Kelley ne pouvait plus jouer à cause de la drogue. Des salauds des musiciens de groupes connus (elle débranche le magnéto pour citer les noms) lui ont donné goût à l’héroïne sur la tournée Lollapalooza. Et puis Josephine déteste Dayton, elle voulait filer le parfait amour avec sa copine à Brighton. J’ai donc dû, malgré moi, finir seule.
Comment as-tu réagi quand tu t’es rendu compte que ta s’ur perdait pied ?
La semaine dernière, dans le Melody Maker, j’ai beaucoup parlé d’elle et Kelley l’a très mal vécu. « Kim, t’as pas des choses plus intéressantes à raconter que ma putain de vie ? » Mais bon, elle ne parle pas un mot de français (rires)… J’ai été abasourdie quand je me suis rendu compte qu’elle se défonçait. Nous nous disons tout et là, elle m’a menti. Je me suis sentie trahie, paumée. Je ne savais pas quoi faire pour l’aider. Et j’ai fait ce qu’on s’était promis de ne jamais faire : je l’ai dénoncée à mes parents. J’ai brisé le pacte et à chaque fois que je la voyais défoncée, je prévenais ma mère. Je m’en voulais tellement de l’avoir couverte au départ que là je n’ai rien laissé passer. J’aurais dû parler au lieu de la laisser couler. A la fin, suite à une arrestation mouvementée par la police, nous avons décidé de l’emmener de force en cure, elle ne voulait pas en entendre parler. Mon frère et mon père l’ont embarquée en avion. Moi, je ne pouvais pas assister à une telle trahison, elle était folle de rage.
Ne penses-tu pas que le fait d’enregistrer aurait pu aider ta s’ur ?
Quand j’étais en studio à Memphis, je l’ai appelée, je pensais que ça lui ferait du bien. Mais elle est restée dans son coin, elle tremblait comme une feuille, incapable d’assurer. Elle m’avait juré qu’elle avait décroché, mais je ne pouvais plus rien pour elle. Je ne pouvais pas la materner, je voulais m’amuser avec un groupe, tourner et rigoler. Sans les autres, je pouvais enfin tenter ce que je n’avais jamais osé faire : placer ma voix très en avant, prouver que je pouvais écrire des chansons. Avec les Breeders, les mélodies vocales étaient systématiquement noyées sous les guitares à quoi bon écrire des paroles sensées ? Ça me rendait folle de jalousie quand j’entendais des chanteurs dont on traitait bien la voix. The Amps, c’était donc un projet très égoïste : prouver au monde, et surtout à moi-même, que je savais chanter et composer. Pour la première fois, j’étais seule en studio : plus moyen de se dissimuler derrière le groupe, de dire « Allez les mecs, à fond les amplis ! » C’était à moi de trouver les refrains, les ponts : pas question de composer en jammant.
Pacer est-il le premier album que tu enregistres sans compromis ?
Last splash était déjà entièrement mon disque. J’ai même imposé un solo de machine à coudre empruntée à ma mère sur SOS. Si les autres voulaient imposer leurs idées, ils n’avaient qu’à enregistrer en solo, je les emmerde, tous autant qu’ils sont. S’ils restent, c’est pour m’écouter et me suivre. Avec les Breeders, je repassais derrière eux et trafiquais chaque bout de bande avec mon cutter.
Aurais-tu aimé avoir la même autonomie au sein des Pixies ?
Tout le monde a cette image de moi, frustrée et étouffée par le méchant Frank Black, mais ce n’était pas du tout le cas. Personne n’a l’air de croire qu’on puisse être bassiste et heureuse. Si j’avais été un homme, on ne m’aurait jamais plaint. Même Frank Black en avait assez qu’on lui reproche de ne pas me laisser chanter. C’était mon choix, pas une corvée. Sans arrêt, des fans venaient me remonter le moral, me dire « Kim, tu dois reprendre confiance en toi et trouver ta vraie place » (rires)… Comme si une femme ne pouvait pas se contenter de rester dans l’ombre.
Ton nouvel album parle beaucoup de Dayton. Y avait-il des comptes à régler ?
J’ai tout écrit ici et cet hiver, ça a fini par sérieusement affecter ma santé mentale. Je me suis mise à souffrir de claustrophobie, à étouffer. Plus j’écrivais sur Dayton, plus j’évacuais ces angoisses, cette impression d’écrasement. Des chansons comme Tipp City empestent la claustrophobie, elles me foutent la frousse. C’est pour ça que nous avons enregistré si loin de la maison, que je passe le plus clair de mon temps sur la route. Si je reste trop ici, je rumine de vieilles histoires, de vieilles ranc’urs et je deviens dingue. Je ne peux pas supporter toutes ces vieilles chouettes avec leurs bouclettes teintes en blanc, qui gueulent quand elles sentent que je fume un joint et me font la morale. Je les appelle les cotton-heads, les têtes de coton (rires)… Bon Dieu que je déteste les vieux et leurs vieilles attitudes…
As-tu peur de te ranger ?
J’adore jouer avec les enfants de mon batteur mais pour moi, le choix est simple : si je fonde une famille, je devrai m’en occuper et oublier le groupe. J’aurais l’impression de tromper la musique. Pourtant, il va bien falloir que je me décide : je ne vais pas tarder à atteindre la date limite d’utilisation. Et puis mes parents me mettent la pression : ma mère est horrifiée quand elle me voit les yeux éclatés par un joint, elle veut m’emmener à l’hôpital, certaine que j’ai eu un accident. « Kim, tes yeux sont pleins de sang, c’est terrifiant. Est-ce que tu souffres ? » « Je sais, maman, j’ai fumé un gros cône. » Ce n’est pas tant de me ranger que de vieillir qui me fout la trouille : j’ai peur des rhumatismes, de devenir l’ombre de moi-même, de payer un jour pour tout ce tabac, tout cet alcool. Quand je serai vieille, je me réveillerai à 7 h du matin pour regarder le lever du soleil, je m’installerai sur la chaise longue pour observer la nature et je me dirai « Tu as une sacrée chance d’être en vie. » Et puis je pleurerai, folle de rage, en voyant ce que je suis devenue : un vieux tas grotesque, pas même foutue de cuire un poulet.
JD Beauvallet
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