Initiateur de la musique répétitive et influence reconnue du rock lettré (Bowie et Eno), Steve Reich poursuit son aventure sonore avec son spectacle City life présenté à Paris. Steve Reich est devenu lui-même en 1965 : c’était il y a trente ans. La pièce qui allait faire de lui l’un des ténors de la musique […]
Initiateur de la musique répétitive et influence reconnue du rock lettré (Bowie et Eno), Steve Reich poursuit son aventure sonore avec son spectacle City life présenté à Paris.
Steve Reich est devenu lui-même en 1965 : c’était il y a trente ans. La pièce qui allait faire de lui l’un des ténors de la musique répétitive s’appelait It’s gonna rain. Elle consistait à passer en boucle les invocations d’un jeune prêcheur noir, captées dans une rue de San Francisco. En 1968, ce fut Pendulum music : des micros, suspendus à des fils, se balançaient en émettant de douloureux larsens. Musicalement, c’était assez sommaire. Du moins, Steve Reich venait-il de tester, à l’instinct, le procédé de composition qui allait faire sa fortune, celui d’une répétition perturbée par d’infimes décalages. Auparavant, cet élève de Berio avait tâté du jazz, étudié la philosophie et remis sagement ses devoirs de dodécaphonie à son illustre professeur. Mais il ne suffit pas de devenir Steve Reich, il faut le rester. Trente ans se sont écoulés et le jeune homme est devenu l’un des auteurs les plus justement plébiscités de la scène musicale américaine. Son langage n’a cessé d’évoluer, de mûrir, prenant de distance une école répétitive désormais au point mort (Terry Riley muré dans son ranch texan, LaMonte Young hantant les galeries d’art, Philip Glass continuant d’alterner le pire et le meilleur). Chacune de ses créations est attendue avec impatience la dernière d’entre elles, City life, vient d’enflammer La Villette. Avec cette oeuvre consacrée à la Ville, Reich tresse une fois de plus l’une de ces polyphonies nerveuses, faite de subtiles variations de rythme et de timbre, qui laisse l’oreille en fête et l’esprit comblé.
On y retrouve à la fois l’engagement politique des premières pièces et la somptuosité sonore des plus récentes. On a connu la période acidulée, jalonnée des classiques que sont devenus Music for 18 musicians (1976), Music for mallet instruments, Voice and organ (1973) ou Octet (1979). On a connu la période des Counterpoints, une série d’oeuvres plus jazzy que nature où Reich faisait dialoguer un soliste et une bande magnétique : Vermont counterpoint, New York counterpoint, Electric counterpoint. On a vu la période « institutionnelle », où il s’est un peu détaché de son propre ensemble pour lorgner du côté des grands orchestres américains paradoxe de la part d’un musicien qui avoue aujourd’hui détester écrire pour l’orchestre et juge avec sévérité ses grandes fresques symphoniques des années 80 (à l’exception de la formidable Desert music, qu’il tient lucidement pour son chef-d’oeuvre).
Dernièrement, enfin, on a vu Reich retourner à ses racines et s’immerger dans la culture hébraïque, n’hésitant pas à apprendre l’hébreu, la quarantaine passée. Different trains (1988) et l’opéra-vidéo The Cave (1993) sont les témoins brûlants, douloureux et lancinants de cette conversion (c’était aussi sa période « barbe », il l’a rasée depuis). Ce dernier tournant est très révélateur de la nature du musicien. Reich est un homme curieux de tout, toujours à l’affût, qui éprouve régulièrement le besoin de tourner la page pour en ouvrir une nouvelle. Non pour le plaisir de folâtrer, ou pour se mettre au goût du jour, mais parce qu’il considère que sa musique doit être le reflet de sa vie et de ses expériences.
Aujourd’hui, c’est donc la Ville : son bruissement, son rythme, son mystère. A priori, il semble parfaitement naturel qu’en maître de la pulsation et de la syncope, en grand musicien tachycardique, Steve Reich en vienne à célébrer la jungle urbaine. Surprise : c’est un New York grave et singulièrement ténébreux que dépeint City life. Où l’on découvre que Reich, citoyen manhattanais par excellence, nourrit une véritable aversion à l’égard de sa ville. Plutôt joviale au départ (« Check it out! Check it out! »), la pièce s’assombrit progressivement pour s’achever sur les appels de police (« Urgent! Urgent! ») lors de l’attentat contre le World Trade Center. Le tout écrit dans un style sobre et olympien, qui fait de l’oeuvre à la fois un reportage à chaud, une élégie poignante et une merveilleuse Symphonie des jouets moderne. Le troisième mouvement est particulièrement saisissant, avec ses clameurs de manifestation martelées sur un rythme africain : « It’s been a honeymoon… It’s been… It’s been… » Reich a enregistré ces mots en bas de chez lui, City Hall Park, lieu de prédilection des contestataires noirs. L’écriture fut une affaire de famille. « Quand mon fils a vu mon travail, il m’a un peu secoué : papa, c’est trop conventionnel ! C’est lui qui m’a incité à faire ce troisième mouvement très intéressant. »
Car le compositeur semble avoir trouvé un nouveau mentor en la personne d’Ezra Reich, 16 ans, excellent musicien de rock (c’est aussi pour lui que Reich reste à New York, la-ville-qu’il-voudrait-fuir). « Grâce à lui, je n’écoute plus que du rock’n’roll ! J’ai découvert qu’il existait en Amérique toute une nouvelle génération de jeunes musiciens, qui font des choses très avancées sur le plan rythmique et mélodique. » A la différence de Phil Glass, Reich s’est toujours trouvé un peu par inadvertance la coqueluche des rockers. « Ça ressemble à un film, commente-t-il. Première scène : Londres, en 1974. Je donne un concert avec mes musiciens (à l’époque, je dormais par terre dans l’appartement de Michael Nyman) ; à la fin du concert, une jeune femme s’approche de moi avec un jeune homme qui avait beaucoup de cheveux et de rouge à lèvres : « Je voudrais vous présenter Brian Eno. » Bonjour, enchanté, comment allez-vous ? Scène suivante : Berlin, en 1976. Je joue Music for 18 musicians, une jeune femme s’approche de moi : « Bonjour, je vous présente David Bowie. » Enchanté, comment allez-vous ? Au fond, il y a là-dedans une espèce de justice poétique. Quand j’étais jeune, j’allais écouter Kenny Clarke, Dizzy Gillespie, John Coltrane au Birdland : j’étais fasciné. Il est normal que j’aie pu faire impression sur Eno et Bowie des années plus tard. La vie devrait toujours être comme ça. » La prochaine « période » de l’Américain sera-t-elle nourrie d’influences rock ? Pour l’instant, le musicien se consacre à ses prochains projets : une pièce pour voix, percussions et pianos sur des proverbes du monde entier, une nouvelle création vidéo musicale pour 1997 et, peut-être, un jingle pour le tunnel sous la Manche. Sinon, Reich écoute peu de musique « sérieuse » : ses modèles restent Gershwin et Kurt Weill, il juge Leonard Bernstein « vide », affirmant que l’auteur de West Side story « aurait donné son bras droit et son bras gauche pour avoir le pouce de George Gershwin ». Quant à la musique contemporaine, il s’avoue totalement incompétent, restant sourd aux voix du sérialisme. L’inverse n’est pas forcément vrai : Ligeti a depuis longtemps révélé son admiration pour l’auteur de The Desert music (il a même intitulé l’une de ses pièces Autoportrait avec Reich et Riley). Et à écouter les timbres luxuriants, les structures rythmiques de Repons, on soupçonnerait presque Boulez d’écouter du Steve Reich. En cachette, bien sûr.
Tehillim, Three movements (Elektra Nonesuch).
Jacques-Emmanuel Fusnaquer
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