Dimanche 30 janvier 1972, Billy Doherty parcourt à pieds les quelques centaines de mètres qui séparent le terrain de foot du coin de sa maison du Bogside. Le quartier est situé à l’ouest de la Foyle, fleuve qui délimite encore aujourd’hui les communautés catholiques et protestantes. Le futur batteur des Undertones, comme les autres membres […]
Aujourd’hui encore, rares sont les soirées dans les pubs britanniques lors desquelles ne résonne pas « Teenage Kicks », le tube des Undertones. Écrit à l’été 77, le titre est un hymne à l’adolescence, à l’insouciance, enregistré par cinq jeunes gars de Derry, en Irlande-du-Nord, alors épicentre du conflit nord-irlandais opposant catholiques républicains et protestants unionistes. Quarante ans plus tard, le groupe raconte cet été qui a tout changé et le terreau politique qui a fait leur musique, tant bien que mal.
Dimanche 30 janvier 1972, Billy Doherty parcourt à pieds les quelques centaines de mètres qui séparent le terrain de foot du coin de sa maison du Bogside. Le quartier est situé à l’ouest de la Foyle, fleuve qui délimite encore aujourd’hui les communautés catholiques et protestantes. Le futur batteur des Undertones, comme les autres membres du groupe, a été élevé dans une famille catholique et républicaine. Dans son enfance, les titres des Beatles ou Steely Dan se mélangeaient à ceux de Rory Gallagher et Horslips, groupe de rock traditionnel irlandais. Des artistes que personne n’écoutait sur la rive d’en face. À 13 ans, Billy n’a aucun ami protestant, ségrégation oblige. Ce jour-là, il tombe sur une poignée de soldats, bâtons et flingues en main, qui l’obligent à vider son sac et le secouent un peu. Un début de journée mouvementé, mais rien comparé à ce qui va suivre.
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Un mauvais pressentiment
L’après-midi, Billy et son père se rendent à une marche pacifique organisée par le mouvement des droits civiques pour protester contre les internements sans procès de membres de l’IRA. Depuis 1969, l’armée britannique campe dans toute l’Irlande-du-Nord. La manifestation est interdite mais démarre quand même dans les quartiers républicains. Alors que le défilé se dirige vers le centre-ville, zone neutre, la route est barrée. Le père Doherty a un mauvais pressentiment et souffle à son fils : » Rentrons, ça va dégénérer. » Pendant ce temps-là, Damian O’Neill, est tranquillement chez lui, dans une maison surplombant le Bogside.
Bientôt auteur du riff exaltant de Teenage Kicks, il a refusé de se rendre à la marche pour suivre un match de Chelsea à la télé. Avec cette voix de deuil commune aux gens de la ville lorsqu’ils évoquent ce jour sombre il raconte :
» On a entendu les tirs vers 16h, un peu après le match. On pouvait bien voir depuis ma chambre, sous les toits, alors on est monté avec ma sœur. On voyait les gens s’enfuir, se mettre à l’abri des tirs. C’était le chaos. »
Dans la foule, certains tirent des projectiles. Les soldats britanniques répliquent, à balles réelles. De chez lui, Billy observe les évènements à travers ses jumelles. Il entend les tirs, voit les gens courir se cacher. Damian est lui sans nouvelle de ses parents, jusqu’à se que son père entre avec fracas, une heure plus tard. « Il avait l’air d’avoir très peur, narre-t-il, ému. Il tremblait. Il avait perdu ma mère en s’enfuyant des balles. Il répétait : « Où est votre mère ? » Elle n’était pas là alors il y est retourné, même s’il avait très peur. Ils ont fini par revenir ensemble. »
Le lendemain, la mère O’Neill amène son fils sur le lieu du drame. La bannière des droits civiques est couverte de sang, les trottoirs aussi. La ville est plongée dans un silence de mort. Ce jour, connu sous le nom de Bloody Sunday, a fait 14 victimes tombées sous les balles britanniques. Sur le sujet, Damian conclue :
« Ça a laissé une cicatrice psychologique sur la ville. Elle est toujours présente. »
Du beau bruit dans un endroit laid
Malgré la cicatrice, les Undertones n’aborderont jamais réellement la question dans leur musique.
John O’Neill, compositeur du groupe et grand frère de Damian, explique :
» Je n’avais pas la confiance nécessaire pour écrire sur la situation politique. Ça n’aurait pas été assez bon. C’était aussi trop évident que venant de Derry on essaie d’écrire des slogans niais sur la guerre. Sur notre troisième LP, il y a une chanson, Crisis of Mine dans laquelle je parle de mon incapacité à écrire sur le conflit. À le faire bien. J’ai essayé, mais ça sonnait toujours forcé. »
À la place, les Undertones se concentrent sur des chansons d’amour, les flirts adolescents. La vraie rébellion.
John pose:
« Teenage Kicks est juste une chanson pop. Je ne pense pas que ce soit une grande chanson mais elle capturait un sentiment d’excitation et de simplicité. Je m’identifiais à la solitude adolescente des chansons Doo Wop que j’aimais beaucoup. Je savais que l’univers qu’elles dépeignaient, ces ados américains dans des diners, qui faisaient des courses de motos et rompaient avec leurs copines, ça n’existait pas vraiment. Mais comparé aux horreurs qui se déroulaient en Irlande, c’était réconfortant. »
S’ils n’abordent pas le conflit, c’est donc aussi pour s’en extraire, penser à autre chose. Après des enfances heureuses, la vie des membres du groupe s’est bien assombrie, comme celle de tous leurs semblables, à l’orée des Troubles.
» Dès 1969, l’atmosphère est devenue beaucoup plus tendue, relate Damian, de sa voix douce. Puis ça a empiré. Surtout après Bloody Sunday. Tu ne pouvais plus aller en ville sans te faire fouiller. Un anneau d’acier entourait la ville, parce qu’il y avait des bombes plantées ça et là par l’IRA. Ma mère a commencé à toujours s’inquiéter de là où on allait. »
Pour Billy, le jour où l’obscurité a envahi son existence est un souvenir très précis. L’air grave, il raconte :
» Ma mère et moi faisions les magasins dans le centre, j’avais besoin d’un nouveau pantalon. Je devais avoir 13 ans. Ce gang de dix catholiques avait tendu une embuscade à un protestant. Ils l’ont battu très violemment. Sa copine a essayé d’intervenir et ils lui ont mis des coups de pieds. C’était un truc que tu aurais vu quand les nazis persécutaient les juifs. Ce gars a essayé de se cacher dans un magasin mais ils l’ont mis dehors. Ma mère était traumatisée. Ça m’a beaucoup choqué de la voir comme ça. C’est là que j’ai pris conscience de la violence des divisions. »
Pour échapper à ça, les Undertones tentent de faire abstraction. À Derry, on se souvient de l’été 77 comme deux mois inhabituellement chauds et secs. Les O’Neill roulaient souvent jusqu’au plages du Donegal, à 15 minutes, au son des Beach Boys et de Creedence Clearwater Revival. Loin de la guerre. Plus souvent, l’échappatoire se fait par des parties de foot endiablées. Puis surtout par la musique.
» Jouer dans un groupe était une manière d’échapper à ce qui se passait autour de nous, pense-John. C’était une manière positive de passer le temps, mieux que de participer aux émeutes. C’est important que durant un conflit, l’imagination garde son espace et son intégrité. L’écrivain et activiste Eamonn McCann a décrit nos chansons comme ‘du beau bruit dans un endroit laid.’ Ça m’a toujours plus. »
Pintes de Guinness et tolérance religieuse
Si Derry, son centre aux rues pavées et ses remparts, n’est pas vraiment laide, l’endroit où les Undertones se sont faits les dents, Damian O’Neill le qualifie bien de « minable ». « La Casbah, développe-t-il, c’était un ancien pub qui avait sauté et avait été reconstruit avec des matériaux qu’on voit sur des chantiers, des trucs temporaires. Les gens qui y allaient étaient des genres de hippies. Il y avait seulement des groupes heavy. Qu’on y joue, c’était un miracle. » Micky Bradley, le bassiste des Undertones ajoute : « Sur un an et demi, c’est devenu presque chez nous. On était un des groupes résidents. On connaissait presque tout le monde : le patron, les serveurs. Chaque soir, c’était génial. »
Damian enchaîne :
» La première fois qu’on y a joué, en Avril 77, Billy mettait des coups de pieds dans sa batterie, à la Keith Moon. Un jour j’ai pogoté avec ma guitare et mon pied s’est bloqué dans un morceau de bois. Il y avait 3 mètres en dessous donc j’aurais pu mourir. Une autre fois notre chanteur, Feargal, a fait tout le concert avec un sac en papier sur la tête. On faisait ces trucs débiles que les groupes punks faisaient. »
Très underground, la Casbah permet aux Undertones de s’entraîner face à un public réel, entre deux pintes de Guinness et dans de discrètes effluves de marijuana. Sans pression, sans personne pour écrire de critique et avec un petit noyau de fans s’épaississant de jour en jour.
Plus que le lieu qui a fait des Undertones un « vrai groupe », la Casbah est aussi un havre de tolérance religieuse. Micky explique : » La Casbah était à côté d’un check point, mais c’était un endroit très neutre. Personne ne te demandait ce qu’était ta religion. La plus grosse différence c’était entre les punks et les hippies. » Ainsi, c’est là que les Undertones rencontrent pour la première fois des protestants. Ceux de leur ville, des gamins qui aimaient les guitares, portaient des jeans droits et des vestes en cuirs. Pas des treillis et des armes automatiques au bout des bras.
Damian sourit :
» C’était ce qui était génial dans le punk et dans le fait de jouer là : pouvoir enfin rencontrer des gens d’une autre religion. Il y avait un gars, Monty Montgomery, dont le père était dans l’Ordre d’Orange (organisation protestante qui prit part aux combats, ndlr). Mais lui s’en foutait de ces conneries. Il était dans le punk à fond. C’était difficile pour lui de venir parce qu’il aurait pu se faire rouer de coups, mais il était courageux. On est devenu amis donc il venait même à la maison. »
https://www.youtube.com/watch?v=cx4X1qR-KaY
De l’éducation et de la chance
Inviter un gars de la rive d’en face en plein milieu du conflit, pas tout le monde ne l’aurait fait. Mais les Undertones était un groupe pacifiste.
« Ça vient d’abord de notre éducation, estime-Billy. Mon père a été désavantagé toute sa vie parce qu’il était catholique. Socialement, économiquement, au niveau de l’éducation. Mais il n’a jamais pris les armes. La vie de ses parents était pire. Mais eux non plus. J’ai toujours admiré ça. »
Ainsi, les Undertones n’ont jamais choisi le chemin de la violence, préférant admirer John Hume, l’homme qui a toujours recherché une solution pacifique et fut récompensé d’un prix Nobel de la Paix pour son rôle dans les accords du Vendredi Saint en 1998. Cette position, Billy, l’explique par un deuxième facteur : durant les Troubles, les familles proches des membres des Undertones sont épargnées. Même si la mort n’était jamais bien loin.
» Un jour, la British Army a tiré sur mon père, révèle Damian O’Neill. Juste à l’extérieur de chez nous, alors qu’il parlait à un voisin. Les balles l’ont loupé de quelques centimètres. Les soldats étaient pleins de ressentiments envers les catholiques. Mais la plupart étaient des gamins qui avaient très peur et ne voulaient pas être là. Alors parfois ils décidaient de nous faire peur. Ça arrivait. »
Pour Billy Doherty, la chance a donc un rôle clef dans le pacifisme des Undertones. Il grimace : « Mon attitude aurait pu changer si ma mère avait été tuée ou que la British Army avait tirée sur ma sœur. Je peux comprendre la révolte des ceux qui qui perdaient un proche. Être catholique en Irlande faisait de toi une cible pour le gouvernement et les institutions. »
Cette chance, beaucoup ne l’ont pas eu. D’autres l’ont ignorée. Le visage fermé, Micky révèle : « Des amis de l’école ont vite pris part aux émeutes. Certains ont rejoint l’IRA. Certains sont morts. » Tout aussi froidement, Damian ajoute : « Deux amis ont été tués, un que j’ai connu au primaire, l’autre au collège. » Pacifistes, les Undertones ne peuvent pas non plus être neutres. Parmi leurs amis, certains sont faits prisonniers politiques. Billy assure que « ces gars normaux » recevaient les disques des Undertones en avant-première, avant les magasins.
Des disques dont la jaquette, entre autres symboles, comporte toujours un petit drapeau irlandais. Plus fort encore, en 78, le groupe pose devant le mur de Free Derry, haut lieu de la résistance républicaine, à l’entrée du Bogside. Michael Bradley esquive : » Les touristes s’y prennent en photo aujourd’hui. Ce n’était rien de plus que si un groupe parisien s’affichait près de la Tour Eiffel. » Si Damian O’Neill assure que le côté politique du cliché était involontaire, il admet un possible statement inconscient.
« On était fiers de venir du Bogside et de Creggan, ajoute-t-il. On a joué sur le fait d’être Irlandais. On faisait toujours en sorte que lorsqu’on faisait des interviews, c’était marqué Derry, pas Londonderry (le nom donné à la ville par les irlandais celtiques contre le nom officiel de l’establishment britannique, ndlr). »
Impossible d’échapper totalement au poids de la guerre, même pour des pacifistes. En tournée, puis carrément basés à Londres, les Undertones découvrent un style de vie bien loin de ceux de leurs voisins au pays. Mais les Troubles finissent toujours par les rattraper. Lors de 5 dates au Marquee, club mythique d’Oxford Street, tout le monde vient voir l’escouade nord-irlandaise. Bob Geldof est là, mais aussi un certain Jake Burns. Né à Belfast, il est le leader de Stiff Little Fingers, groupe d’Ulster punk, politiquement à l’opposé de l’entourage des Undertones. Pourtant, le chanteur accoste tout sourire John O’Neill et Billy Doherty. Le dernier grince des dents :
« Il pensait qu’on ferait copain copain. Mais John et moi l’avons bougé. On l’a questionné sur ce qu’il voulait dire dans ton titre Alternative Ulster. Il n’a pas su répondre. Parce qu’il n’écrivait pas les chansons. Donc on lui a dit : ‘quoi ? Tu chantes n’importe quoi sur les Troubles à Derry et Belfast et tu t’en fous ?’ Pour nous, ils exploitaient la situation en Irlande-du-Nord. On voulait qu’il parle de la situation, des horreurs. Mais il n’en fut rien. On lui a fait peur. Ça chauffait alors il s’est barré. »
Aujourd’hui, Billy regrette un peu son attitude. Il aurait du la jouer plus cool, être moins dans la confrontation. Facile à dire en temps de paix, plus difficile à mettre en œuvre en plein conflit.
https://www.youtube.com/watch?v=4C5e346QvRQ
Une Irlande unie
Quarante ans après leur éclosion été 77, les Undertones jouent encore et finissent toujours leurs concerts sur Teenage Kicks. Leur positionnement politique tend vers le même but : la réunification de l’Irlande. Billy précise : » C’est ce que j’ai toujours voulu, mais ça ne doit pas se faire par les armes. Pas comme l’IRA. Il faut que ce soit un consensus. » Démographiquement, la partition de 1921 montrait que les six comtés d’Irlande-du-Nord étaient peuplés d’une majorité de protestants. Ce qui est toujours le cas et l’inverse du sud.
» Je suis en faveur de l’union, mais ça doit être une union socialiste, précise-John. La communauté loyaliste, qui veut rester Britannique, est un grand obstacle. Elle pense qu’elle est intrinsèquement Britannique. Tout ce qui affaiblirait le lien avec les Britanniques serait anti-protestant. Ce qui est des conneries. »
Que faudrait-il donc aux deux communautés pour » s’aimer « , comme le réclame Billy Doherty ? Peut-être, déjà, mettre en lumière tout ce qu’elles ont en commun. Comme leur amour de la même musique et des Undertones, groupe qui transcendent les divisions, comme l’atteste un épisode de 1980, raconté par Billy : » On avait signé, on avait fait Top of Pops. Je marchais vers chez John et une patrouille nous arrête pour qu’on leur donne nos noms, nos adresses, nos jobs. On leur a dit qu’on était musiciens. » Le batteur sourit et reprend en imitant un accent anglais condescendant : » Regarde, mate, on a des musicos ! Alors comme ça tu joues dans un groupe ? C’est quoi le nom ? » Billy répond : « The Undertones« . Le soldat explose : « Wow mate, comme Jimmy Jimmy ? » Ses camarades, excités, commencent à encercler le groupe.
Billy conclue :
» En principe, quand la British Army encerclait quelqu’un, c’était drapeau rouge : ces mecs vont se faire arrêter. Mais tous ce qu’ils voulaient, c’était des autographes. Ils avaient le même âge que nous, ils venaient du même milieu social. C’était des gars normaux. »
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