Des chansons voluptueuses, une voix à tressaillir de bonheur mais charriant des éclats nocturnes, un mystère lynchien, des échos lointains de country fantôme : Tarnation, dont sort le troisième album, Mirador, a discrètement imposé une musique idéale, comme revenue du fond des limbes américaines.
A la tête de ce frissonnant orchestre désuet, Paula Frazer : petit brin de fille des campagnes religieuses montée à San Francisco la profane, l’esprit assez vaste pour penser à l’archéologie et à la musique, le c’ur assez gros pour aimer Patsy Cline et Joy Division.
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Gamine, j’ai vécu en Géorgie, puis, adolescente, dans l’Arkansas. Mon père était prêtre et ma mère enseignait le piano. Du coup, j’ai grandi en jouant du piano et en chantant dans la chorale de l’église. Notre village de Géorgie comptait environ 260 habitants, il était situé dans la montagne, près du Tennessee les fameuses Smoky Mountains. Des paysages splendides, une région magnifique pour grandir… Mais c’était aussi très isolé, très désertique sur le plan culturel et il y avait pas mal de rednecks.
Tu as souffert de cet isolement, de la mentalité redneck ?
Il y avait aussi des gens très bien, très sympas et ouverts… Je n’avais pas de frères et s’urs, mais je jouais avec les voisins : une famille catholique, avec beaucoup d’enfants. Je crois que j’étais finalement comme tous les autres : j’avais des copains et copines de jeux, et je passais aussi beaucoup de temps toute seule à m’inventer des histoires, à jouer avec des amis imaginaires. Ce n’est pas typique d’une gamine du Tennessee, c’est juste typique de l’enfance.
Avoir un père prêtre a-t-il pesé sur ton éducation ?
Récemment, j’ai donné une interview à un journal portugais et le type croyait que j’avais été foutue à la porte de la maison par mon père. Je ne sais pas où il avait pêché ça ! Adolescente, j’ai connu une période assez sauvage, je fumais de l’herbe comme je respirais, je faisais les quatre cents coups, j’étais sans doute une enfant insupportable pour mes parents. Mais je n’ai jamais été fichue dehors, c’est même tout le contraire : mes parents avaient l’esprit très ouvert et m’ont éduquée de façon libérale. Mon père n’était pas le pasteur caricatural avec un bâton à la main, prêt à frapper : il était très compréhensif, me faisait confiance, même dans les moments où je ne me serais pas accordé confiance moi-même (rires)… Il était presbytérien, une branche plutôt libérale comparée aux baptistes ou aux méthodistes. Ainsi, mon père m’a toujours encouragée dans mes envies et mes projets, notamment musicaux et il continue toujours : il suit attentivement ce que je fais avec Tarnation.
Dans cet environnement, quel était ton rapport à la chose religieuse ?
Très tôt, j’ai compris que la chrétienté n’était pas un truc pour moi. En tant que femme, je n’y trouvais aucun modèle, aucun destin auquel m’identifier. La seule femme importante dans la religion chrétienne est la Vierge Marie ! On ne peut pas s’identifier à ça ! Comment être une femme et une mère en restant vierge ? Quoique maintenant, avec le clonage (rires)… Bref, je ne trouvais aucun modèle d’identification dans la religion et j’ai arrêté d’aller à l’église vers l’âge de 9 ans. Cela dit, je respecte la foi d’autrui, je ne suis pas antireligion, je pense qu’elle peut être bénéfique pour ceux qui éprouvent une forte croyance… Moi, je n’ai pas ce type de foi, je n’ai pas trouvé dans la religion de quoi me guider ou m’aider à vivre. Au contraire, la religion nourrit la confusion de l’existence, elle ajoute un sentiment de culpabilité qui pèse sur la vie. Bon, je ne suis pas une personne religieuse mais je ne renie pas mes racines familiales, je suis même reconnaissante envers mon père d’avoir vécu cette expérience, d’avoir côtoyé ces valeurs. Il y a parfois de bonnes choses à retenir dans les religions. Par exemple dans le christianisme : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne ferais pas à toi-même. » Voilà un principe dans lequel je me reconnais. Mais me farcir toute la Bible et vivre uniquement selon les règles religieuses, non.
On ressent néanmoins un sentiment d’élévation, de transcendance dans ton chant.
Tout ça est tellement une expérience personnelle, une affaire intime. J’aime distinguer la religion et la spiritualité. Je ressens en moi une part de spiritualité en ce sens que je suis sensible aux secrets du monde, au merveilleux, à la beauté… Mais je ne crois pas aux théories toutes faites, aux systèmes explicatifs, donc aux religions. Le sentiment de spiritualité ne doit pas être imposé de l’extérieur, il est en vous. J’ai foi en la vie, foi en ce qui est beau et bon en ce monde. Mais je n’ai pas besoin que cette foi passe par ce jeune homme aux cheveux longs, en sandales et toge blanche… J’ai toujours trouvé bizarre cette représentation du Christ. Quand j’étais gamine, je me disais qu’un type vivant en Orient ne pouvait pas ressembler à ce blanc-bec aux longs cheveux blonds. La religion m’intéresse beaucoup, mais d’un point de vue historique. J’aime beaucoup la Bible, mais je lis ce livre comme un roman ou comme un document sur l’histoire des croyances et des représentations, pas en croyant pieusement chacune de ses lignes.
Adolescente, quelles étaient tes passions ?
Je prenais beaucoup de drogues. Curieusement, bien qu’étant dans un petit bourg de cambrousse, c’était assez facile de se procurer de l’herbe. Je ne prenais que des drogues douces herbe, acides. Je n’ai jamais touché à l’héroïne. Je me suis souvent fait virer du lycée mais jamais de chez moi ! Sinon, j’ai commencé la musique assez tôt. Après l’enfance dans la chorale de l’église, j’écrivais des chansons dans mon coin… Puis j’ai déménagé à San Francisco à 18 ans et là, j’ai commencé à traîner avec la scène punk.
Pourquoi San Francisco ?
Comme tout le monde, j’avais entendu parler de San Francisco, mais je m’y suis retrouvée par hasard : une amie y habitait et m’avait proposé de passer la voir et de visiter la ville. Je l’ai donc appelée pour y passer quelques jours. J’ai pris l’autocar de l’Arkansas à la Californie traverser les Etats-Unis en car est une expérience fantastique, un truc que je n’oublierai jamais. C’est la meilleure façon de voir les gens et le pays : on rencontre toutes sortes de personnes, des personnages très singuliers, les étapes sont longues, on a le temps de bavarder, de s’imprégner des paysages que l’on traverse… La topographie change d’une région à l’autre, on voit l’immensité du désert au crépuscule… un vrai trip. On perçoit pleinement la réalité physique, les proportions énormes de ce pays, on sent concrètement le chemin qu’on laisse derrière soi. De l’Arkansas à San Francisco, c’est trois jours et trois nuits. Une fois arrivée chez ma copine, il y a eu un enchaînement rapide de circonstances : sa room-mate s’en allait, il y avait donc une chambre de libre et j’ai aussi récupéré son job ! En quelques jours, j’étais installée à San Francisco alors que je n’étais venue que pour un long week-end.
Il y a pire que San Francisco pour développer des velléités artistiques ou musicales…
Il y a une grande diversité de gens, un bouillonnement culturel permanent à San Francisco. En outre, son architecture et sa structure urbaine font que les gens vivent les uns près des autres comme dans un grand village. Cela dit, tout n’est pas idéal. Comme c’est une petite ville en termes de superficie, que l’espace y est plutôt resserré, les loyers sont chers beaucoup plus que dans la moyenne des villes américaines. Pour les mêmes raisons, il n’est pas si facile d’y trouver du boulot.
C’est à ce moment-là que tu as commencé à jouer dans des groupes de la scène punk locale ?
J’ai commencé à jouer dans des groupes à 13 ans. On jouait dans les boums, les anniversaires. Je grattais un peu de guitare, je chantais, on faisait surtout des reprises de tubes lycéens, c’était rigolo mais pas très intéressant. On jouait par exemple du AC/DC (rires)…
Réalisais-tu déjà que tu avais une voix intéressante ?
Oui, je savais que je chantais correctement, j’écrivais déjà quelques chansons.
Qu’écoutais-tu ? Quels sont les artistes qui t’ont marquée ?
J’écoutais le jazz que passait ma mère et toutes les grandes chanteuses : Patsy Cline, Billie Holiday… J’ai grandi avec ces grandes voix, avec ce fonds classique de la musique populaire américaine. Au lycée, comme tout le monde à l’époque, j’ai eu ma période Led Zeppelin, Aerosmith… Ensuite, il y a eu le virage new-wave avec des gens comme les Pretenders, Costello. En mûrissant, mes goûts se sont radicalisés et je me suis mise à des trucs comme Joy Division ou Birthday Party. Je suis passée par toutes les phases du rock, j’ai suivi son évolution, mais il y avait une constante derrière tout ça : j’ai toujours aimé et écouté du jazz, je n’ai jamais lâché Billie Holiday, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald ou Patsy Cline.
Qu’est-ce qui t’attirait chez ces grandes chanteuses ?
J’aimais le son de leur groupe, les mélodies des chansons, mais aussi et surtout l’émotion qu’elles véhiculaient dans leur chant, la façon dont elles posaient ou modulaient leur voix, leur manière de phraser un texte. C’est pour ça que pour moi, Patsy Cline est fondamentalement une artiste de jazz. On la classe dans la catégorie country, mais la façon dont elle travaillait son chant et son phrasé la rapproche des grandes chanteuses de jazz même si son timbre clair était en effet typique de la country.
Quand on te dit que ton chant évoque celui de Patsy Cline, ça t’agace ?
Non, parce que je n’ai aucune envie de renier mes influences. Au contraire, j’aime les reconnaître. Je ne pense pas que Tarnation copie qui que ce soit, je crois que nous avons notre propre son, notre propre identité. Mais je sais que je suis influencée par un tas de chanteurs et de musiciens, et je l’admets. Alors voilà, Patsy Cline, Billie Holiday, Roy Orbison et d’autres m’inspirent et me nourrissent spirituellement, mais je ne cherche pas du tout à les singer.
Quand on entend Tarnation aujourd’hui, on a du mal à t’imaginer dans le mouvement punk.
Mon premier job en arrivant à San Francisco était dans un théâtre. Juste à côté, il y avait cet endroit, le Sound Of Music : c’était un peu le centre névralgique de ce que j’appelle « la bonne vieille époque de San Francisco », le début des années 80, l’époque héroïque des Dead Kennedys, Butthole Surfers et d’un tas de groupes qui s’agitaient dans toute la ville. Un soir, je suis entrée dans cet étrange club… Personne ne m’avait informée de la scène punk, j’y suis allée parce que c’était au coin de la rue. Et j’ai tout découvert par moi-même. Je n’avais jamais rien entendu de tel avant et j’ai été naturellement entraînée dans le courant. Plus tard, j’ai formé un petit groupe punk avec une copine de boulot et le premier endroit où nous avons joué était le Sound Of Music ! Nous étions médiocres mais nous nous sommes bien amusées.
Comment passe-t-on de l’esthétique punk aux langueurs rêveuses et sensuelles de Tarnation ?
J’ai toujours été très éclectique dans mes goûts musicaux. J’ai même chanté dans un chœur de voix bulgares. Je n’ai jamais été dans un trip unidimensionnel, je ne me suis jamais dit « Maintenant, je vais faire du punk et rien d’autre. » Le chœur bulgare m’a beaucoup aidée dans ma technique de chant, j’ai appris à moduler ma voix, à respirer pendant le chant, etc. Et j’ai aussi appris à chanter en chœur, avec une vingtaine de femmes à l’unisson. C’est une musique très émotionnelle, très organique, assez proche du gospel.
Avec des groupes comme les Red House Painters ou American Music Club, formiez-vous une scène, une famille soudée ?
Une scène, non, mais on s’apprécie mutuellement, on aime bien jouer ou faire des bœufs avec Mark Eitzel. Mais je crois que nos musiques sont très différentes. Ce que nous faisons est beaucoup plus suranné, old fashioned… Pour moi, ce que fait Mark Eitzel s’apparente au jazz : c’est très beau, très libre, très poétique, moins structuré en couplet/refrain que nous. Quant aux Red House Painters, c’est très sombre, très introverti et souterrain… Par rapport à eux, notre musique est plus tournée vers la lumière, elle a plus d’humour aussi. Et puis on a ce côté désuet, presque rétro, qui nous distingue des autres.
On a l’impression que Tarnation s’est « professionnalisé » petit à petit.
Au début, notre but était simplement de jouer dans les clubs, de nous amuser. Nos chansons étaient souvent des plaisanteries, on ne se prenait pas du tout au sérieux, on écrivait avec beaucoup de recul et d’humour. Par exemple, The Ring racontait l’histoire d’amour entre un frère et une s’ur, c’était à la fois tordu et drôle, on ne découvrait la chute incestueuse qu’à la fin. Au début, je n’utilisais pas les vocaux haut perchés comme maintenant, j’explorais moins les possibilités de ma voix. Depuis qu’on est avec le label 4AD et qu’on fait des disques, l’optique a un peu changé. Bon, on fait toujours ça pour le fun, mais avant, je ne pensais pas une seule seconde à sortir un disque ou à signer un contrat. Maintenant, il y a un engagement dans le groupe, on fait ça très sérieusement.
Connais-tu les films et l’univers de David Lynch ?
Oui. C’est marrant, beaucoup de gens nous ont déjà parlé de Lynch. J’aime beaucoup son univers et ce serait fantastique s’il était intéressé par notre musique. Je crois que quelqu’un lui a donné un exemplaire de Gentle creatures… Il ne nous a jamais rappelés (rires)… Mais je comprends les comparaisons, notamment l’association Angelo Badalamenti/Julee Cruise.
D’où tires-tu l’inspiration de tes textes ?
J’écris souvent des histoires de fantômes, je mets en scène des personnages fictifs, des personnages caractéristiques de l’histoire du wild West. J’aime bien aussi les chansons chargées de mystère, les chansons d’amour ou plutôt d’amour perdu. Halfway to madness, par exemple, parle d’une relation difficile qui s’est vraiment mal terminée : un boyfriend qui avait un sérieux problème d’héroïne et à cause de ça, nous avons dû rompre… Le genre de relation qui te fait flirter avec la folie. C’est très curieux, je l’ai écrite il y a trois ans et quand je la chante aujourd’hui, je ne réalise plus ce que signifient les paroles, j’en suis un peu détachée ou c’est la chanson qui s’est peu à peu détachée de moi.
The Big O Motel fait-il référence à Roy Orbison ?
Rien à voir ! Je ne savais même pas, avant de venir en Europe, qu’on le surnommait Big O. Cette chanson est un mélange de fiction et d’expériences vécues. Le titre vient d’une enseigne aperçue à Santa Cruz, Californie : c’était The Big Oasis, mais le néon était partiellement en panne ! J’ai donc écrit cette chanson sur un motel où traîne une prostituée qui revoit toute sa vie personnage inspiré des prostituées vraiment dans la merde, que j’ai rencontrées à La Nouvelle-Orléans ou à San Francisco sur Capp Street, dans le quartier Mission. Il y a des prostituées riches et glamour, mais là je parle plutôt du prolétariat de la prostitution, des filles dont le destin est triste et sans espoir.
D’où vient ta fascination pour les personnages du wild West, pour l’histoire du Far West ?
Je suis fascinée par l’histoire, par le passé, par la présence du passé dans le présent… Si je vois un vieil et bel immeuble aux Etats-Unis ou à Paris , ça me fait rêver, j’imagine les générations de gens qui ont vécu là, comment était la vie à l’époque et tout ce qu’ont vu ces vieilles pierres… C’est très puissant, très évocateur. Les paysages de Californie du Nord ont été témoins de beaucoup d’événements, de violence et d’histoire(s) : les Indiens soumis par les conquérants espagnols, les Mexicains qui ont chassé les Espagnols, les Américains qui arrivaient en masse de la Côte Est, les Chinois et les Irlandais qui ont construit les voies ferrées… Je crois que je ne l’ai jamais dit à la presse, mais mon vrai métier, c’est archéologue : j’ai fait des études d’archéologie et j’ai travaillé sur des projets, sur des fouilles à San Francisco et dans la région. Ça m’a donné l’occasion d’étudier des cartes géographiques de la Californie ancienne, de voir à quoi elle ressemblait il y a trois siècles.
As-tu trouvé des choses intéressantes dans les sous-sols de San Francisco ?
Surtout des objets liés à la culture indienne, par exemple des restes de tombes qui peuvent remonter jusqu’à six mille ans. On a aussi retrouvé des vestiges plus récents qui remontent au siècle dernier, à l’époque victorienne. Il y a des immeubles qui ont été construits sur les sites d’anciens cimetières où sont enterrés des Irlandais, des Chinois et même des Français. Ils ont enlevé les pierres tombales pour creuser leurs fondations, comme dans le film Poltergeist !
Comment gères-tu aujourd’hui tes deux activités, la musique et l’archéologie ?
Je crois qu’un jour, je reviendrai définitivement à l’archéologie. Mais là, je l’ai mise entre parenthèses : ça se passe bien pour Tarnation, il faut le faire à fond, saisir cette occasion qui ne se représentera peut-être pas deux fois. J’aime ce que je fais en ce moment, nous sommes un groupe humain bien soudé. On ne peut pas diriger un groupe à mi-temps, il faut y aller à fond, d’autant que j’aurai toujours la possibilité de revenir à l’archéologie.
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