Des Caraïbes à Berlin, depuis dix ans et tout en plans fixes, l’artiste anglaise Tacita Dean tisse des mythologies à travers des histoires singulières.
Global challenge, 1968. Prenant un très mauvais départ, le navigateur Donald Crowhurst décide, pour écarter toute perspective de défaite, de faire du surplace au large de l’Amérique du Sud. Rédigeant un faux journal de bord, il envoie de fausses données sur sa position à la presse. Puis un jour, pris de panique, Crowhurst décide de ne plus donner signe de vie et confie la réalité de sa situation à son carnet de bord. Quelque temps plus tard, le Teignmouth electron, trimaran du fabulateur navigateur est repêché sans son propriétaire. Aujourd’hui encore le mystère demeure sur la disparition de Crowhurst. « J’ai été touchée par cette histoire, mais ce qui a retenu mon attention c’est l’idée de la manipulation du temps. Au bout du compte, Donald Crowhurst a perdu toute idée de temps humain », explique Tacita Dean.
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C’est au début des années 90 pendant le tournage de l’un de ses premiers films, Girl stowaway (La Passagère clandestine), que l’artiste britannique Tacita Dean apprend l’incroyable histoire de ce navigateur disparu lors de la course en solitaire à la fin des années 60. « A la suite de la lecture des aventures du navigateur, je me suis intéressée à la relation entre la mer et l’homme : Crowhurst s’est finalement perdu lui-même. » Rassemblant documentation et informations, Tacita Dean reprend le fil de l’histoire à son compte : elle part dans les Caraïbes, sur les lieux de la tragique aventure, pour réaliser un court métrage. Sur l’île de Caymac Brac, où elle retrouve l’épave du trimaran, l’artiste fait également une découverte improbable : une maison à l’abandon, surnommée Bubble house, forme ronde posée face à la mer comme un ovni sur le sol caillouteux de l’île, offrant une vision panoramique sur l’océan. Séduite et même fascinée par cet objet futuriste et déjà en ruine, Tacita Dean lui consacre finalement un film en 1999.
Comme on trace l’itinéraire des grands navigateurs, on pourrait suivre, le doigt sur une mappemonde, le parcours de cette artiste anglaise dont les histoires et les découvertes impromptues nourrissent une uvre composée uniquement de moyens métrages filmiques. Un support qu’elle affectionne depuis le début de ses études à Londres à la Slade School of Fine Art : « J’ai commencé par faire des séries d’images. Je me suis naturellement tournée vers le 16 mm en faisant une bande animée. Après, j’ai fait d’autres films avec une caméra 8 mm. La vidéo ne m’intéresse pas car elle n’a rien à voir avec le temps, ce sont simplement des images. Or je travaille à partir du temps, et seul le cinéma est un médium du temps. »
La question des architectures impossibles ou atypiques traverse ainsi la vingtaine de films réalisés par Tacita Dean, où elle s’attache à restituer souvent une ambiance par un seul plan fixe. Une thématique qui n’est ni un détail ni un hasard, mais simplement le contexte imaginaire d’une artiste fascinée par l’idée de progrès et par les visions du futur. « Ce n’est pas l’architecture qui m’attire au premier abord, c’est souvent l’histoire du bâtiment. Par exemple, la Fernsehturm à Berlin est un bâtiment des années 60, imaginé à l’époque où tout le monde croyait fort en l’espace. C’est cela qui m’intéresse. De même, la Bubble house est une vision de l’avenir, pourtant elle semble faire immédiatement partie du passé. »
Installée à Berlin, l’artiste vient en effet de réaliser un film dans le restaurant panoramique installé au sommet de la Fernsehturm, imposante tour radio-télé plantée au pied de l’Alexander platz et qui surplombe la capitale allemande. Présenté actuellement à la galerie Marian Goodman, le film, tourné également en panoramique, capte en un plan fixe l’ambiance particulière de ce restaurant gyroscopique : dans le vrombissement ambiant des machineries, comme sur un paquebot, les clients déjeunent tandis que le sol tourne lentement, faisant le tour d’horizon complet du ciel berlinois. « La Fernsehturm, c’est le temps qui change : avant la chute du Mur, une rotation se faisait en une heure, aujourd’hui elle se fait en une demi-heure. C’est l’image du progrès et le changement du temps qui se concrétisent à l’image par les variations de la lumière, les changements de tons, et la disparition progressive du soleil. »
A 35 ans, Tacita Dean navigue à vue. Sans projet au préalable, elle suit la trace de quelques aventures humaines : des initiatives réussies ou avortées, éphémères ou oubliées qui tentent de saisir le futur en marche des mythologies contemporaines. Pas étonnant dès lors que Tacita Dean parte à la recherche de la fameuse Spiral Jetty de Robert Smithson, pièce maîtresse du land art, spirale de galets installée sur Salt lake, aujourd’hui disparue, mais immortalisée en 1973 par des clichés photographiques et un film psychédélique de l’artiste américain.
Se décrivant souvent comme un détective, Tacita Dean est en réalité une archéologue du xxe siècle passionnée par la collection de cartes postales et de photographies trouvées sur les marchés aux puces. « J’ai commencé ma collection à Paris et à Bourges lors de résidences d’artistes, puis comme toujours, je suis devenue de plus en plus obsédée par ça. »
Egalement exposées à la galerie Marian Goodman, Tacita Dean a agrandi numériquement quelques-unes de ces photos récupérées, prises dans le stock imposant de clichés qu’elle rassemble depuis 1994. Images volontairement privées de légendes, sans aucune indication quant à leur lieu d’origine : « Ce n’est pas l’aspect fétichiste de la photographie qui m’intéresse ici mais l’image. C’est pour cette raison que je ne conserve ni les bords dentelés ni les textes écrits. » Une absence d’information que l’on retrouve dans son livre Floh publié à l’occasion de l’exposition : sans auteur, sans narration ni explications, s’accumulent ainsi de simples fragments d’histoires singulières, clichés sans suite et sans logique à partir desquels on peut imaginer des récits, inventer des vies de familles. Tout en continuant à s’attacher à des signes et à des coïncidences, l’ uvre de Tacita Dean prend désormais la forme d’une Odyssée sans épreuves dont il reste encore beaucoup de pages à écrire.
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Tacita Dean, jusqu’au 16 juin à la galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75003. Tél. 01.48.04.70.52. Du mardi au samedi de 14 h à 19 h. Entrée libre.
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