David Freel, disparu ce 12 avril à 64 ans, a fondé le groupe Swell, dont la noise pop psychédélique de roman noir reste l’un des trésors de l’indie rock US.
Il souffle toujours un vent froid sur San Francisco. Un micro climat qui empêche le soleil californien de totalement réchauffer les os de ceux qui s’y échouent depuis l’après-guerre en quête d’une vie meilleure. La ville a toujours cultivé deux facettes d’une manière assez schizophrène : hippie et conservatrice, psychédélique et déprimée, gentrifiée et accueillante cour des miracles.
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À sa manière, le groupe Swell reflète cette dualité dès ses débuts en 1989, lorsque David Freel tombe sur le batteur Sean Kirkpatrick par l’intermédiaire d’une petite annonce déposée chez un disquaire. Au programme : un nouveau groupe qui mêlerait les influences de Cocteau Twins et de Killing Joke. David Freel rompt avec une vie toute tracée et fonce tête baissée dans ce projet, tout dévoré qu’il est par un besoin irrépressible d’enregistrer les morceaux qui l’habitent et qu’il couche alors sur un petit enregistreur Tascam.
“Après des études scientifiques, j’ai longtemps travaillé dans la vidéo, pour des compagnies d’automobiles, pour des sociétés d’investissements. Je gagnais 10 000 dollars par mois, je voyageais sans arrêt, je descendais dans les meilleurs hôtels. Je portais une chemise avec le logo de la compagnie, j’étais censé être autonome, dur en affaires et, surtout, ne jamais, absolument jamais, merder”, confiait-il aux Inrockuptibles en 1998.
Après sa rencontre avec Kirkpatrick, le musicien prend l’ascenseur social à l’envers et appuie sur la touche “sous-sol”. S’il est torturé et lunaire, il trouve dans le batteur à la personnalité avenante et un peu hippie une forme de contrepartie inattendue. Les premiers morceaux de Swell publiés sur l’album du même nom en 1990 par le propre label des deux musiciens, pSychosPecific, donnent à entendre la formule qui fera le succès du groupe.
Guitares folk électrifiées et chant réverbéré sont posés sur une batterie qui tressaille, qui bascule dans le vide, qui prend la place d’un instrument lead plus que d’une simple rythmique. Swell ne veut pas écrire des morceaux rock comme les autres et affirme un talent unique pour les atmosphères noires et les arrangements surprenants (harmonica, guitares slide, chœurs bluesy) qu’on imaginerait plus volontiers dans un film de Sergio Leone que sur un disque de rock alternatif. Le tout pourrait paraître bancal mais tient sur ses jambes grâce à l’alchimie créative qui unit Freel et Kirkpatrick.
Chèque en blanc
Installé dans un entrepôt d’un quartier malfamé de San Francisco au 41 Turk Street (qui donnera en partie son titre au troisième album du groupe), Freel affûte son songwriting alors que junkies et sans-abri se disputent les trottoirs sales de Frisco. Le musicien ne choisit pas la voie de la facilité, loin de là. Ses paroles évoquent une vision inquiète mais cryptique du monde qui l’entoure.
Pendant que le music business déferle sur les grandes villes américaines en quête de songwriters capables de séduire les adolescents du monde entier, Swell brouille les cartes avec sa pop casse-gueule et noisy, moins drolatique que celle des Pixies et moins séductrice que celle de Mazzy Star. Cela n’empêche pas John Peel d’affirmer en 1991 : “Nirvana a un succès énorme actuellement et Pavement est ‘the next big thing’, mais ‘the next next big thing’, c’est Swell.”
Le groupe reçoit alors une offre du label pachydermique de Rick Rubin, American Recordings, qui lui signe un chèque en blanc (au sens propre du terme, une autre époque quand on y pense). Freel et Kirkpatrick, rejoints à cette époque par le bassiste Monte Vallier, passent dix-huit mois à fuir le syndrome de la page blanche en voguant de studio en studio (New York, Los Angeles, San Francisco), et épuisent les producteurs (dont Frank Black) en même temps que les ressources pas si infinies du grand barbu.
Habitué à la simplicité de la création underground, Swell semble peiner à sortir un troisième album entouré de pression. Signe du destin maudit qui attend le groupe, son titre Don’t Give est inclus sur la bande-originale du film Showgirls de Paul Verhoeven, fiasco critique et commercial (devenu culte ces dernières années). Et pourtant, sur 41, Swell n’a jamais été aussi accessible. Des titres comme Is That Important?, Kinda Stoned ou Forget About Jesus ont conservé toute la complexité des travaux précédents du duo, mais ouvrent un peu la fenêtre pour faire entrer la lumière en s’appuyant sur quelques décombres de pop psychédélique 60s remis au goût du jour. Le succès ne pointe pas son nez mais en Europe, Freel et ses acolytes se découvrent des fans énamourés.
Retour au sous-sol
Too Many Days Spent Without Thinking (1997) confirme que Swell a définitivement quitté les terres lo-fi pour embrasser un rock électrique sombre, soutenu par des arrangements de cordes et les ténèbres personnelles de David Freel. Ce disque installe le groupe dans la catégorie des outsiders indispensables du chant du cygne de la vague alternative rock (qui laisse sa place à de nouvelles tendances beaucoup moins complexes et plus commerciales, comme le néo-metal ou le punk mélodique).
Désormais hébergé par Beggars Banquet, le projet de David Freel semble avoir fait son deuil du succès grand public. “I wanted to pray alone/I name you in this prayer/I wanted this day alone/I blame you in this prayer”, chante le Californien solitaire sur le titre What I Always Wanted. Sa plume s’éloigne de plus en plus de la pop pour rejoindre celle des cramés de la littérature US qui passe les jours à contempler leurs regrets et leurs nuits à chasser les mauvais esprits à coups d’alcools bruns. Fuck Even Flow est une tirade vengeresse adressée à Pearl Jam et ces groupes qui ont remporté le pactole post-Cobain. La douleur reste.
La suite de la carrière de Freel est plus discrète mais non moins indispensable. For All The Beautiful People et Everybody Wants To Know (enregistré par Freel seul et étrillé par la critique US) renforcent l’auréole de héros paria du leader de Swell. Régulièrement redécouverts (notamment grâce au travail du label bordelais Talitres), son écriture intransigeante, ses riffs labyrinthiques et sa voix goudronnée ont influencé une pléthore de formations des deux côtés de l’Atlantique (Deerhunter, Alex G., Pinback, Motorama ou Midlake sont des héritiers plus ou moins directs).
Revenu tardivement à l’autoproduction, David Freel avait emménagé à Portland, autre Mecque glaciale du rock indépendant, pour gérer une presse artisanale de vinyles avec sa femme. Il laisse derrière lui une œuvre insoumise aux canons de l’industrie qui a survécu comme un secret bien gardé échangé par ceux qui, comme David Freel, préféraient l’ombre à la lumière. Ces derniers jours, il n’y a pas qu’à San Francisco que la morsure du froid est douloureuse.
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