Les Montréalais étaient les invités d’un festival aux Açores pour y présenter le passionnant Hold/Still : nous les y avons suivis, entre paysages somptueux et désolation.
A bout de souffle, la petite japonaise souffre, usée par les ans, les centaines de touristes en vacances aux Açores qui lui ont fait subir les pires outrages. Elle est appesantie par les cinq corps qui se tassent dans son habitacle compact, celui de l’auteur de ces lignes et ceux de Ben Shemie, Liam O’Neill, Max Henry et Joseph Yarmush, soit les quatre Montréalais de Suuns. La Hyundai vieillissante lance ses derniers et maigres chevaux dans les côtes raides que la topographie extrême de l’endroit lui impose, couine des freins dans des lacets qui bringuebalent ses occupants en tous sens.
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La route est longue, vide, on ne croise pas âme qui roule : des images de Shining nous viennent souvent en tête. Un Shining atlantique et volcanique, à la végétation folle, aux paysages aussi variables que la météo qui hésite perpétuellement entre le bleu, le bleu-gris, le gris sec et le gris mouillé. Dans la voiture, l’ambiance est très cool.
Des paysages d’un autre âge et des cours de littérature anglaise
Quand ils ne s’émerveillent pas devant les extravagances minérales de cette terre de feu désormais en sommeil, devant une falaise noire ou une forêt fluo, quand un “Woah !” collectif ne résonne pas face à un versant couvert de fougères primitives ou une vallée plantée de cèdres et de lauriers plus anciens que Rome, quand ils ne s’extasient pas du spectacle du ciel et de la mer noyant leurs bleus lointains aux mille tons de vert qu’offrent les petits sommets que l’on atteint, les quatre garçons discutent.
Ils parlent de tout, de rien, de cuisine, des meilleures boucheries, bars ou restaurants “fancy” de Montréal, des péripéties de leur balade folle, la veille en scooter, sur les routes labyrinthiques de l’île, de la manière dont Ben prépare (apparemment bien) le poulpe, de ses mésaventures aéroportuaires (huit heures d’attente à Lisbonne pour une correspondance ratée et une journée gâchée), du cours de littérature anglaise que Max a suivi depuis sa chambre d’hôtel, via Skype, grâce à des camarades de la McGill University ayant remplacé sa présence par un ordinateur.
Shining dans les Açores
Ils jouent tour à tour de la musique sur leurs smartphones, Ben choisissant, un sourire en coin, le thème de Jurassic Park – illustration parfaite de ces paysages d’un autre âge. Ils blaguent et se vannent comme un groupe de rock qui entamera bientôt une tournée, quatre garçons qui ont déjà passé des milliers d’heures entassés dans un van à parler de tout et de rien et qui, avec la sortie de leur troisième album, Hold/Still, s’apprêtent à recommencer.
La petite japonaise souffre toujours. Mais nous mène pourtant à la première étape de notre périple, la plus importante : celle que nous fantasmions avant d’atterrir à Ponta Delgada, ville principale de l’île de São Miguel, dans l’archipel des Açores. Celle que nous avions trouvé un peu par hasard sur Google Images, entre des photos sublimes du Lagoa do Fogo, de geysers aux airs islandais, des sources chaudes naturelles de Furnas ou des spectaculaires Termas da Ferraria, où une eau bouillante se mêle au remous glacé de l’Atlantique et au noir poreux de la roche volcanique.
Cette étape si fantasmée est le Monte Palace. Les images de Shining peuvent à nouveau nous hanter : le Monte Palace est un hôtel cinq étoiles, 88 chambres et tous services, loin de tout, de tous, avec un panorama unique sur le somptueux lagon de Sete Cidades. Tout confort ? Plus tout à fait : le Monte Palace a été construit dans les années 80, a fait faillite peu de temps après, puis a été littéralement rendu à la nature. C’est désormais un spectre d’hôtel.
Le retour des “images du futur”
Un bâtiment cadavérique, un squelette de béton brut que la mousse bouffe centimètre par centimètre, image tchernobylienne d’une civilisation balayée par l’apocalypse atomique. Des restes d’azulejos dans des salles de bains délabrées, des pans d’une épaisse moquette détrempée sur lesquels nos pas font “flotch, flotch”, des bouts de rideaux déchiquetés claquant dans les courants d’air froid, des gravats, du métal rouillé, des escaliers en colimaçons qui ne mènent qu’à la désolation. L’endroit idéal pour une session photo.
Une musique malade et tordue, pleine d’airs mauvais
Paru en 2013, l’extraordinaire deuxième album des Québécois s’intitule Images du futur et ce sont précisément ces images qu’il évoque, comme son tout aussi increvable prédécesseur Zeroes QC sorti en 2010. Le Monte Palace, en 2016, semble matérialiser la musique et l’esprit de Suuns : un rock électronique d’après la fin du monde, une musique malade et tordue, pleine d’airs mauvais, de morceaux aux rayonnements ionisants et de tubes radioactifs, de dévastation et de colère implosive, à la fois portée et rongée par l’énergie dingue, morbide, instable que produirait une centrale nucléaire catastrophée.
Zeroes QC, Images du futur, des concerts inoubliables et d’une tension insensée, un groupe qui s’écoute et se vit les mâchoires serrées mais les membres ondulants, en flirtant en permanence avec l’explosion nerveuse et musculaire : en équilibre parfait entre efficacité électrique et expérimentations soniques, Suuns est depuis quelques années l’un des groupes les plus passionnants du monde.
https://www.youtube.com/watch?v=W6pFPBKJRh0
C’est sans doute ce qui l’amène en cette fin d’hiver à Ponta Delgada, aux Açores, pour un concert. Destination surprenante. Plus surprenante encore pour un festival – en l’occurrence le très indé Tremor, où se produisent notamment Clinic, Bonnie Prince Billy et Bitchin Bajas, Dan Deacon, Julianna Barwick ou Black Mountain.
Joies et sacrifices d’une vie de patachon rock
Les vitrines des boutiques de la ville la plus importante de l’archipel donnent l’étrange impression d’être revenu en 1987, ou de débouler en plein championnat du monde du kitsch. Il y a dans la cité plus de magasins de jouets qu’on ne croise d’enfants ; on ne croise de toute façon pas non plus beaucoup d’adultes dans ces rues aussi charmantes que décharnées.
Hors saison touristique, l’île dans son ensemble, malgré sa magnificence et son anticyclone, respire l’éloignement et expire la dépression : les Açores sont le bout d’un monde et ça se sent. “C’est génial, cinq jours. Après, il n’y a plus rien à faire”, persiflera d’ailleurs un serveur, qui y est né et s’y emmerde depuis plus de quarante ans.
Le soir tombé, c’est sur une terrasse, dans l’une des innombrables petites rues aux pavés noirs et ivoire de la cité que l’on interroge Ben Shemie. Le garçon est à la fois réservé, drôle, fascinant, attachant et, surtout, parfaitement normal. Il rechigne à mythifier son univers, regrette de ne plus avoir un job de bureau, connaît les joies et sacrifices d’une vie de patachon rock.
Il ne parle jamais pour ne rien dire, ne se place jamais au-dessus ou à la place de ses trois camarades, tourne 77 fois sa langue dans sa bouche avant de ne dire que des choses intelligentes – un timide sourire illumine son visage quand il prend conscience qu’il s’apprête à lâcher quelque chose de particulièrement pertinent. Jouer ici ? Il l’admet : c’est un échauffement in vivo plus qu’un concert à enjeu.
Un son plus âpre, plus sombre
Le groupe est ici sans pression, sinon celle de la sortie imminente de Hold/Still, aussi grandiose qu’exigeant. Car si Suuns semblait sur Images du futur avoir découvert une formule parfaite, il était impensable pour un groupe aussi têtu de se contenter de l’appliquer à nouveau méthodiquement, de faire pâlir son âme en la photocopiant.
Et plutôt que de vaguement surfer sur la courbe de son succès exponentiel, Suuns a préféré n’en faire qu’à sa tête, et la plonger dans le dur : Hold/Still est plus âpre, plus sombre, plus minimal, plus rêche que ses deux prédécesseurs. Mais, avec un peu de patience, encore plus extraordinaire.
“Je sais qu’on pourrait utiliser des astuces pour rendre les choses plus faciles pour le public, pour être plus ‘populaires’, mais ce ne serait pas nous, ce ne serait pas Suuns. Si nous commençons à faire ça, pour nous c’est la fin. Ce n’est pas ce sur quoi le groupe est bâti, ce n’est pas ce sur quoi nous avons fait notre réputation, ce n’est pas ce qui nous intéresse.”
“Si nous voulions faire de la pop, nous écririons de la pop. Nous n’avons jamais pensé nos chansons les plus ‘populaires’ comme telles. Nous les jouons parce que nous savons que les gens les aiment, mais nous ne nous sentons jamais obligés de le faire.”
Indépendant jusqu’au bout des neurones, le groupe ne se sent de toute façon jamais obligé de faire quoi que ce soit. Il fait ce qui lui semble juste, et advienne que pourra. Il lui a cette fois semblé juste de changer de méthode. D’écrire plus collectivement. D’abandonner un peu de son obsession pour le contrôle aux mains expertes de John Congleton (John Grant, St. Vincent, Franz Ferdinand, Anna Calvi…), à Dallas (Texas).
Enregistré en une ou deux prises, sans postproduction
De chercher une nouvelle pertinence à la guitare électrique dans un sombre et abyssal océan électronique, de se demander à quoi devait aujourd’hui ressembler le rock’n’roll. Et surtout de mettre ses morceaux à poil, de concentrer l’énergie phénoménale qui les anime dans une production à l’os et au nerf.
On s’humecte de cette sexualité rampante et sous-jacente
Enregistré en une ou deux prises, sans postproduction ni maquillage, Hold/Still est un monument de minimalisme. Mais c’est paradoxalement dans cette aridité que les idées de Suuns germent avec le plus de force, dans le vide qu’elles inventent les matières les plus prégnantes. On prend ainsi un pied incroyable à s’absorber corps et âme dans les méandres vertigineux de ces morceaux tordus, on se nourrit avec délice de cette rage déraisonnable, on se laisse happer sans réserve par cette spiritualité trouble et impie, on s’humecte de cette sexualité rampante et sous-jacente, “lynchienne”, comme la décrit Shemie.
La bande-son parfaite d’un monde au bord de l’effondrement
On prend un très malin plaisir à se faire baffer sans préliminaires par ces cinglantes rafales électriques, ces rythmiques martelées ou ces contre-pieds brutaux : ce que l’on verra, vivra, entendra le soir lors du concert, dans un restaurant-bar-salle un peu désolé mais aux bières à 1 euro, multipliera encore par dix notre admiration pour cet album et notre compréhension, corporelle, directe, sans filtre, de ses titres médusants.
“Dans mon esprit, si quelqu’un me dit ‘Ne bougez pas’, j’imagine un docteur, j’imagine qu’on va m’injecter quelque chose dans le corps. ‘Ne bougez pas pendant que je vous fais subir ceci’ : il y a une forme d’acceptation de la soumission. On t’administre quelque chose, tu dois l’accepter. ça va peut-être faire un peu mal, mais c’est pour ton bien’.” Même pas mal, mais beaucoup de bien : Hold/Still, bande-son parfaite d’un monde au bord de l’effondrement, est aussi sombre qu’il est éclairant.
album Hold/Still (Secretly Canadian/Pias), sortie le 15 avril
concerts le 21 mai à Tourcoing, le 30 à Paris (Villette Sonique), le 31 à Tours (festival Aucard de Tours), le 3 juin à Lourmarin (festival Yeah!), le 4 à Mulhouse
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