Attendu depuis près de cinq ans, le cinquième album en forme de flux de conscience du rappeur de Compton, “Mr. Morale and The Big Steppers”, se révèle comme l’œuvre la plus intime de son auteur.
De manière inversement proportionnelle à la trajectoire de son homologue chicagoan Kanye West, qui orchestrant une cacophonie toujours plus assourdissante avec l’âge et dévore goulûment l’espace médiatique à l’approche de ses sorties discographiques, Kendrick Lamar, plus mutique que jamais, s’est cloîtré depuis cinq ans dans le silence et a communiqué de manière elliptique sur la sortie de son cinquième – et dernier ? – album.
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Annoncé lapidairement par voie de communiqué – à la manière de la sortie de retraite de la légende Michael Jordan –, Mr. Morale & The Big Steppers ne s’est dévoilé en amont que par sa pochette messianique et, comme à l’accoutumée, un nouvel ajout à la série des morceaux The Heart, qui ne figure pas sur le disque mais traduit toujours l’essence de l’album à venir.
Avant-propos
Cette cinquième installation – sur un sample du légendaire I Want You de Marvin Gaye – préfigure la nature oxymorique de celui qui s’est, tout à la fois, replié sur lui-même au point de ne collaborer récemment qu’avec son cousin, Baby Keem, et exposé aux côtés de Dr. Dre durant la mi-temps du plus grand événement sportif outre-Atlantique, le Super Bowl.
Professant un “I want the hood to want me back”, Kendrick Lamar se pose une nouvelle fois comme un prophète aux pieds d’argile, quelque part entre l’écart qui subsiste entre son audience mondialisée, le hood auquel il adresse ses prêches et sa propre intimité (sa femme, Whitney Alford, ses enfants, sa famille et lui-même).
La mort de l’ego
S’il avait déjà fait de DAMN. un album résolument personnel – alors qu’au lendemain de l’élection de Donald Trump, le public s’attendait à une saillie politique de la teneur de son To Pimp A Butterfly –, Mr. Morale & The Big Steppers creuse un peu plus le sillon de l’introspection (et tout ce qu’elle contient de contradictions et d’hypocrisie) à la manière du 808s & Heartbreak de Kanye West. Impudique jusqu’à la moelle, ce nouveau double album du natif de Compton prend sa source dans les insécurités de son auteur : ses tromperies, la religion, ses séances de thérapie, son enfance et l’implacabilité des violences systémiques (racisme, transphobie, homophobie, violences sexuelles…).
Malgré la couronne d’épines qui orne la tête de Kendrick Lamar sur la pochette de l’album (“Lourde est la tête de celui qui choisit de porter la couronne”, entonne-t-il sur le refrain de Crown), Mr. Morale & The Big Steppers est le disque d’un artiste trop imparfait pour assumer son rôle de sauveur : “Vrai n**** n’a pas besoin de thérapie, de quoi tu putain de parles”, intime-t-il à sa femme sur Father Time (grand moment du disque avec Sampha qui renverse les daddy issues), avant de se rétracter (“Kendrick te l’a fait croire, mais il est n’est pas ton sauveur”) sur Savior.
Si, par instants, ce cinquième effort peine à récréer la virtuosité musicale de TPAB et Good Kid, M.A.A.D. City ou l’urgence de DAMN., l’armada de producteurs familiers (Sounwave, DJ Dahi…), l’apport de Pharrell Williams (Mr. Morale), The Alchemist (We Cry Together) mais surtout la soul presque décharnée de Duval Timothy confèrent à l’ensemble un écrin organique que seuls N95 ou Silent Hill viennent perturber.
Flux de conscience
Une certaine idée du dépouillement idéale pour capturer ce passage de l’autre côté du miroir (18 morceaux pour 18 séances chez le psy) brillant d’ambivalence : un travail de guérison, un work in progress au cœur de ses insécurités figé dans le mouvement. Au “Tu as besoin de parler à quelqu’un puisque tu parles à tout le monde” (sous-entendu “Tu es responsable de la manière dont tu t’adresses à ton public”) assené par sa femme en début d’album (Father Time), Kendrick répond, habilement, moins par ses certitudes que par les cheminements de pensée qui y conduisent.
De la mise en scène très Eminem de We Cry Together, à sa relation intime à la transidentité sur My Aunties, en passant par l’auscultation de figures africaines-américaines (Oprah Winfrey, R. Kelly, Kanye West) au regard des violences systémiques ou la culture du viol dans le superbe morceau partagé avec Beth Gibbons de Portishead, Mother I Sober, Kendrick Lamar renverse la figure du donneur de leçons qui lui aura – souvent à tort – collé à la peau pour épouser une certaine idée du flux de conscience et embrasser l’incertitude, la recherche.
À ce titre, ce chevauchement et ces allers-retours entre passé et présent, l’enfance et l’âge adulte, sa famille d’alors et celle d’aujourd’hui contribuent à faire de Mr. Morale & The Big Steppers un disque proustien, faillible par certains aspects mais obsédé – jusque dans sa forme thérapeutique – par sa quête d’identité dont il dévoile ici les rouages. Porté par une foi immuable, si ce n’est en Dieu, dans la musique, Kendrick prouve, encore une fois, qu’il n’a pas son pareil pour mettre en sons les méandres de son esprit tortueux : “Chaque fois que je n’ai pu trouver Dieu, je pouvais toujours me retrouver dans une chanson.”
Kendrick Lamar – Mr. Morale & The Big Steppers (Top Dawg Entertainment/Aftermath/Interscope Records)
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