Supergrass revient cette semaine en France exhiber ses chansons aux muscles fins et aux nerfs vifs. Après un premier album euphorique et un second un rien arthritique, l’orchestre cartoon anglais du racé Gaz Coombes testait cet été aux Amériques sa nouvelle philosophie : moins comique, plus sonique.
Supergrass n’aime pas les interviews. Supergrass ne parle pas de son nombril, ni de ce qu’il y a autour. Supergrass voudrait que sa musique parle pour lui et se suffise à elle-même. Ça tombe bien : Supergrass n’a pas grand-chose à dire. Mais Supergrass n’est pas vraiment là pour ça. Aujourd’hui, Supergrass joue à Broadway dans une salle cosy, le Supper’s Club : tout en velours rouge, peinture bleu nuit et colonnades blanches, jouxtant le théâtre où la nouvelle comédie à la mode, Titanic, vomit ses flots de touristes. L’humeur n’est pourtant pas franchement à la comédie musicale ou non. Gaz Coombes, Danny Goffey et Mickey Quinn ne cachent pas leur ennui profond devant la question, expédiant la corvée avant d’enfin se rendre au boulot : prendre d’assaut par leur tonitruante joie de vivre les foules américaines. Ils dissimulent tant bien que mal embarras, impatience et vacuité sous des couches de roublardise et de cabotinage inoffensifs, rigolant en suisses de vannes hypernulles et méchamment cryptées pour tout étranger : une façon pour eux de jouer la montre, de soulager le malaise de se retrouver là, le cul tassé dans un fauteuil en velours plutôt qu’à sautiller sur scène. Nettement plus à l’aise lorsqu’il s’agit d’écrire des hymnes pop glorieux, ils tentent d’échapper à toute confession sensée et personnelle en faisant les malins à tout prix, le sourire toujours aux lèvres, le regard toujours aux aguets. Dans l’art de noyer les poissons dans l’eau, Supergrass colle tous les jours des raclées à Cousteau. Pourtant, impossible d’être agressif face à ces bonnes mines convaincantes, dont on devine les intentions sincères. Même ce sera dur de ne pas éclater de rire lorsque Supergrass, soudain échappé d’une série AB Productions sur la vie d’un chouette groupe de rock UDF, se met à surfer sur des océans de platitudes : « Nous sommes très liés, en tant que groupe et en tant qu’amis » ou bien « On est de chouettes copains. Cette tournée fut sympa, décontractée, un superbus… » D’où ce nouveau proverbe à soumettre très vite à Bruno Masure : « A chansons affûtées, groupe pas très futé. » Toujours poli et amène, Supergrass plairait à nos parents. Gaz le plus éminemment sympathique y met même de la bonne volonté et annonce fièrement : « Je n’ai jamais parlé de moi, personne ne sait ce qu’est ma vie. » Ce sera sa parole la plus personnelle.
Mickey, l’aîné, ressemble à Prof dans Blanche-Neige et les sept nains : sérieux et doctoral, il distille une parole quasi divine que les deux autres écoutent arrêtant de ricaner cinq minutes quand de In it for the money, ce n’est pas aussi simple que ça. On a écrit In it for the money pour éclaircir les choses, mettre de l’ordre dans nos pensées. S’il paraît un album plus « sérieux », ce n’est pas délibéré. Seulement, il ne fallait pas s’attendre à ce que l’on fasse deux fois la même chose, on a plus de ressources que ça. J’espère que les gens s’en rendront compte avec notre troisième album. Sinon, on arrêtera. »
Une colère née d’une incompréhension solide entre In it for the money et le public de Supergrass, le disque ayant nettement moins bien marché que son prédécesseur, surtout en Grande-Bretagne. Obligé de tourner dans des salles plus petites, Supergrass n’a pas réussi a réitérer l’exploit d’Alright « Enorme, tout le monde adorait. On n’a guère été plus loin dans la gloire. » Victime d’une classification rapide et expéditive dans la catégorie « Moins drôle et prise de tête » peut-être à cause d’un premier single, Going out, pas vraiment poilant , Supergrass a vite été enterré par la vilaine opinion publique qui a vu dans In it for the money l’ardeur juvénile trépassée, la flamme éteinte. Pour appréhender parfaitement le talent du groupe et voir l’ampleur des ébats, c’est dans leur élément naturel qu’il faut rencontrer Supergrass : la scène. Car si Supergrass est nul à l’écrit, nigaud à l’oral, il faut le voir aux travaux pratiques. Sur ce sujet, Gaz retrouve enfin la parole, le ton convaincu et les yeux affamés. « Pas mal de groupes prennent des drogues mais nous, on n’en a pas besoin, on a juste besoin de savoir qu’on va monter sur scène, cette excitation nous suffit. C’est marrant parce qu’on est des gars plutôt tranquilles en général et dès qu’on monte sur scène, on devient dingues. C’est la faute à l’adrénaline. Pour la dernière tournée, je me sentais assez renfermé, assez inconséquent sur scène. Je n’étais pas très drôle à voir, tandis qu’ici, aux Etats-Unis, j’arrive sur scène et tout va bien. Je suis plus détendu, je maîtrise mieux ma présence. »
Ce soir-là, au Supper’s Club, « le groupe qui a fait la chanson du film Clueless » Alright, devenu tube grâce à cette parodie de Beverly Hills a réussi à faire le plein : des jeunes gens de 25-30 ans propres sur eux, sortant du travail, des filles en faux Gucci et des garçons en chemises mauves. Dès l’entrée sur scène, attendue avec une fièvre rare, et un « How do you do , nice to see you » jovial, on sait que la vitalité du groupe, sa tension et sa concision vont bouleverser notre soirée. En quelques chansons, Supergrass nous fait oublier l’éprouvante torture de l’interview. Devant tant d’excitation, de jubilation et de plaisir partagés par le groupe et l’auditoire, on pardonne immédiatement à Gaz de ne pas chercher à comprendre Bourdieu dans le texte. Supergrass, à son habitude, joue fort et rapide. Le plus déchaîné sur scène impossible de dire le plus appliqué, ils le sont tous, le sourcil froncé, le corps tendu est l’arachnéomorphe Danny, batteur désincarné, aux bras, on en est certain, vivant en parfaite autonomie. Gaz, très beau, conscient de l’être et très à l’aise, jette un regard matois et malicieux, le mouvement félin et la voix claire. Donnant texture et ampleur aux chansons toutes folles de I should coco et, surtout, souplesse et vie aux raides morceaux de In it for the money. Pas un titre qui ne soit modifié rythme, longueur en douceur, pas un qui n’échappe à de nouveaux arrangements. Ainsi, les chansons parfois ballonnées de In it for the money se découvrent une fougue et une souplesse inédites. Le public, comme nous, est ravi de découvrir la virulence sous l’apparente sévérité. L’air satisfait, Gaz félicite sa guitare par des hochements de tête approbateurs. Ce soir-là, dans un triomphe rassurant, Supergrass inventait le concept d’hyperenergy pop. Sans sucre, sans gras, sans édulcorant mais sacrément pétillant.
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