Ils s’appellent Gaz, Danny et Mickey :trois noms de cartoon, trois ahurissantes têtes de bande dessinée. Sur I should coco, son premier album, Supergrass redonne le sourire au punk-rock et dynamite la pop anglaise : « Nous sommes jeunes, les dents propres et saines ». Les plus de 20 ans, ces vieillards, rasent les murs.
Dans les studios guindés de la BBC à Maida Vale, quartier chic de Londres, les mauvaises pousses de Supergrass font désordre. C’est ici que la vénérable radio enregistre depuis toujours ses sessions, et le punk-rock énervé de ces morveux fait tache. Les vieux ingénieurs du son prennent des airs entendus à chaque fausse note, eux qui passent sans sourciller de la voix étranglée de Supergrass à d’obèses ersatzs de Pavarotti. Gaz chante comme un vilain canard, comme Howard Devoto, chant pressé et rigolard. Quelques heures auparavant, nous l’avions trouvé les yeux rivés sur les pages jaunes de l’annuaire, téléphonant à tous les fabricants de ballons de baudruche de la capitale. Supergrass préparait une bonne blague à la BBC : absorber des capsules d’hélium juste avant de parler. En douce, Mickey, l’espiègle bassiste, nous montre l’effet du gaz : la voix monte de plusieurs octaves, transformée en timbre de dessin animé. Du coup, pendant quelques secondes, Mickey parle comme Mickey Mouse. Les capsules de gaz sont planquées au pied du micro de Gaz, en attendant l’heure de l’interview. Pour l’instant, Supergrass enregistre trois chansons sur les chapeaux de roue, interdit de table de mixage par le producteur garde-chiourme. Les techniciens regardent Supergrass de haut,la BBC reconnaît qu’un règlement sonore : même coupe de cheveux pour tous les groupes en session, de Marillion à Supergrass. Un son bien propre, bien nivellé par le milieu – l’horreur. Puisque personne ne laisse le groupe s’amuser avec les potentiomètres – le producteur a l’air de redouter les miettes de BN et les taches de confiture -, Supergrass s’amuse dans son coin avec ses capsules d’hélium. Finalement, les voix des deux DJs vedettes du rock alternatif sur la BBC – Steve Lamacq, ancien crâneur du NME, et sa potiche Joe Whilley -surgissent des haut parleurs. « Bonsoir Supergrass vous êtes en direct ». Affolé, le groupe en oublie de gober son gaz. Les questions se suivent, navrantes. « Vous revenez de jouer en Europe et aux Etats-Unis. Entre-temps, vos copains du groupe Menswear ont réussi un tour de force en plaçant leur premier single dans le Top 20 anglais. Où étiez-vous quand l’événement a eu lieu ? »? »Aux toilettes. » Fin dégoûté de l’interview, Supergrass n’est décidément pas sortable. Ravi de son coup, le groupe commente son étonnant succès anglais – trois singles franchement punk, trois tubes. « Tout va très vite pour nous. A 18 ans, nous sommes déjà au sommet des charts avec des chansons qui racontent des histoires de trafic de dope. Mais je n’ai pas l’impression d’être dépassé par les événements, d’être un usurpateur. Nous bossons dur, alors qu’on nous considère comme des morveux dilettantes. On nous prend pour des comiques alors que nous sommes plutôt du genre cafardeux et renfermés. Tous les autres groupes, quand ils se croisent dans les hôtels, prennent plaisir à s’insulter et à se battre. On est trop minables pour ça : on se bat entre nous, comme des brutes. Il suffit que l’un d’entre nous se pointe avec une nouvelle coupe de cheveux pour que ça fasse très mal. » Ces dernières années, on a copieusement déterré au cimetière du punk- rock: les Pistols (Compulsion), Clash (Smash), Undertones (Joyrider), Slits(Hole), Siouxsie (Curve), Buzzcocks (These Animal Men), Ramones (Elastica), Blondie (Elastica), Stranglers (Elastica), Wire (Elastica)… Curieusement, personne ne s’était encore occupé de la tombe Magazine. Trop arty, les Mancuniens d’Howard Devoto , pour la grande fête de la gaudriole, avec leurs chansons à lunettes, trop intelligentes pour le pogo. Tout le monde croyait que Magazine se foutait de la gueule des punks, du rock, de la Terre entière : tout le monde avait raison. Déjà à l’époque, il était jouissif d’aimer ces pestiférés, abominablement traités par la presse d’ici – on n’a jamais pardonné à Francis Dordor sa chronique du sublime The Correct use of soap. Trop snobs, trop calculateurs, on leur reprochait une lucidité à laquelle les années donneront raison :tout ceci n’était qu’une supercherie. Et Magazine le proclamait haut et fort, s’amusant, à la Bowie, de l’image et du son. Seul un olibrius du nom de Jackie Berroyer montait régulièrement au créneau, des années avant de prendre le standard de Nulle Part Ailleurs. Oubliés dans les encyclopédies – ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent les livres d’histoire -, les Mancuniens paieront le prix fort pour avoir osé dénoncer le canular punk de l’intérieur, pour avoir craché dans la soupe de très haut:Howard Devoto en portant des lunettes ridicules avant de sombrer dans un triste anonymat ; Barry Adamson en cache tonnant chez Ultravox puis Nick Cave ;John McGeoff en supportant les Banshees pendant des années ; Dave Formula en portant un maquillage nullissime avec Visage… « A l’époque du punk, je portais encore des couches. Mes premières passions, c’est plutôt Kajagoogoo ou les Thompson Twins. A l’époque, j’en n’avais rien à foutre des punks. Mais j’ai fini par découvrir les plus mélodiques de ces groupes, comme les Buzzcocks ou Magazine. D’eux, je ne connais qu’un album ? Secondhand daylight ?, mais je l’adore. Une voix incroyable. Comme je ne suis pas collectionneurs, je me suis arrêté à ce disque. »
Est-ce un goût pour la provocation ? L’envie de s’approprier le dernier terrain vierge de fouilles archéologiques ? On ignore pourquoi Supergrass – 20 ans de moyenne d’âge, jamais foutu les pieds dans une art-school – est venu au chevet d’une légende aussi lointaine que Magazine. Courageux, Supergrass. Va se prendre des béquilles à la récré ou une bonne torgnole à la sortie, à faire le malin comme ça. Et puis d’abord, c’est quoi, ce nom ? Super-herbe – et pourquoi pas Bonne-beu, Méga-libanais, Top-péruvien, Hypra pétardo ? Et pourtant, leur premier album, I should coco ? Je devrais cocoter ?, de mieux en mieux – plaît beaucoup. Miracle, pour un groupe que l’on croyait condamné aux singles sympathiques et à une condescendance méritée. Prenez leur tube Mansize rooster: intro estampillée Madness, pont Buzzcocks, refrain Kinks. Chanson irrémédiablement anglaise. Et pourtant, pas orthodoxe, trop enthousiaste pour le musée revivaliste. Avec la discothèque des grands frères (des parents ?), ces trois poux s’amusent comme des fous. Furieux, les fous. A voir leurs ahurissantes trombines ? à côté d’eux, les psychopathes de Green Day font premiers de la classe -, on lance ce débat :l’usage intensif des joints déforme-t-il les visages ? Peuvent pas être nées comme ça, ces trois incroyables trognes de bande dessinée, aussi comiques que les Monkees – dont ils sont aussi les héritiers. Mickey, Danny et Gaz, trois noms pas possibles, qu’on jurerait copains de Beavis & Butthead. Vingt ans de moyenne d’âge: on leur en donnerait la moitié en étant bien généreux. Doivent avoir du mal à commander de l’alcool dans les pubs, ces morveux qu’on imaginerait mieux se balader en trottinette plutôt qu’en voitures volées. Trois trombines à jouer avec les 0smonds, à jouer avec le feu. « Gamin, je haïssais tout le monde, n’avais aucune ambition comme les autres. L’école me paraissait absurde, un système trop facile à contourner. Je passais ma vie devant le miroir de mes parents à imiter Bowie ou Duran Duran. Le plus inquiétant, c’est que je n’ai arrêté que l’année dernière (rires)… Mes parents ont toujours été inquiets pour moi. Ils ne voyaient pas comment je pourrais gagner ma vie en chantant avec une voix comme ça. Ça les affolait de me voir traîner avec les gitans ou les durs de l’école, tous plus âges que moi. Alors qu’on ne faisait rien de mal : piquer des autoradios, emprunter des voitures pour se balader dans la campagne ou mettre une bonne béquille de temps en temps au premier de la classe. Après mon arrestation par les flics pour trafic de dope, à 15 ans, mes parents ont commencé à se méfier de moi. Quand ma mère est venue me récupérer au commissariat, elle a sangloté pendant des heures « Mon Dieu que je suis déçue… » Les menaces des flics, je m’en foutais. Se faire arrêter pour possession d’herbe, c’était un moindre mal en comparaison des autres conneries pour lesquelles j’aurais pu me faire pincer. Mais le chagrin de ma mère, je ne me le pardonnais pas. J’aurais tout donné pour quelle me frappe, quelle mengueule au lieu de pleurer. Depuis que j’en ai fait une chanson ? Caught by the fuzz ? puis un tube, elle raconte sa visite aux flics avec fierté à toutes ses copines. »
A Oxford ? pas vraiment capitale mondiale du punk-rock -, deux Supergrass jouaient dans les Jennifers, groupe sage soutenu par Suede. Qu’a-t-il bien pu se passer entre Just got back today et ce « One two three four » sauvage qui démarre l should coco sur les chapeaux de roues ? « On aurait volontiers continué les Jennifers mais à chaque fois que nous présentions nos chansons à notre maison de disques, le boss ? qui est manager de Suede ? nous disait de nous remettre au boulot, que ça ne collait pas. Il s’était mis en tête de faire de nous une copie conforme des Buzzcocks. Alors nous l’avons plaqué, avons sorti un single sur un petit label d’Oxford et, immédiatement, nous avons commencé à recevoir des offres des grosses majors londoniennes. Les vaches maigres, on n’a jamais su ce que c’était : premier single à 15 ans, premier album à 18 ans, sans jamais rien réclamer, sans jamais suer une goutte. Les Jennifers, ça a été comme un stage d’éveil à la vie professionnelle. Mais c’était il y a très longtemps. Depuis trois ans, trop de drogues, trop d’alcool pour que je me souvienne de quoi que ce soit. « Avec eux, le punk-rock retrouve le sourire. Ça change des lugubres Manic Street Preachers et de leur destroy appris par c’ur dans Sid & Nancy. Dans le punk-rock, on ne s’était pas à ce point amusé depuis le Ever fallen in love des Buzzcocks, toujours un hymne. Pourquoi, depuis, a-t-il fallu ce divorce un peu con entre la pop, l’ironie, la grande vitesse et la juvénilité ? « Nous avons tous les trois commencé à jouer dans des groupes à 13 ans. C’était en pleine gloire des Stone Roses, des Charlatans, une période très excitante. J’ai même fait une fugue pour aller voir les Happy Mondays à leur fameux concert du G-Mex de Manchester. J’avais 14 ans, j’étais raide défoncé et j’ai fait tout le voyage couché sous les fauteuils d’un bus, pour ne pas payer. Mais curieusement, je n’y allais que pour la musique. Mes potes faisaient la queue pour les autographes, mais moi, dès le concert fini, je rentrais à la maison. Je n’avais pas cette frustration sexuelle de groupie. Il faut dire que je me branlais beaucoup. A part les circuits 24, le foot et le rock ? les disques de Bowie notamment , il n’y avait pas grand-chose dans ma vie. C’est donc logiquement que j’ai formé un groupe, pour tuer le temps. La première étape, ça a été de me faire pousser les rouflaquettes, pour ressembler à ma mère, une femme très velue. Une fois que j’ai eu l’image requise, j’ai appris la guitare. A cet âge-là, on pense à s’amuser, à tirer les filles, à fumer des joints en douce. Notre école était un véritable bordel : on passait notre vie à tirer les grandes s’urs des copains, qui servaient de rabatteurs pour nous. Avec un groupe, c’était si facile. Si bien que nous n’avons jamais pensé à la gloire, à flatter notre ego. On était trop jeunes pour cette fierté de vieux. Ego, c’est un mot qu’on apprend une fois qu’on a fini l’école. Notre copain Damon, de Blur, est terriblement compétitif: il veut sans arrêt savoir où en sont les autres groupes pour les surpasser. Moi, ça ne me fait pas particulièrement plaisir de me retrouver en couverture de tous les magazines musicaux. Je préférerais être en retrait, comme ]] Cale. »
C’est, curieusement, quand ce groupe est le moins courageux qu’il plaît le plus, quand il se contente de suivre les Buzzcocks ou Magazine à la lettre. Quand il s’offre des escapades sans modèle précis en tête, il énerve, dévoilant immédiatement ses limites et une ringardise digne des pompeux Manic Street Preachers (avec solos petit-bras, envolées instrumentales à baffer, breaks de batterie grotesques, crises de voix aussi navrantes que chez Guns N’ Roses – le short moule-boules en moins, quand même). En voulant s’affranchir de ses influences, Supergrass tombe de très haut. Fait pour la captivité, ce groupe. Hors de question de le laisser en liberté: il ne fait que des conneries. Ou des chansons comme Time, pire encore. Que personne ne commette l’imprudence de reconnaître leur manque total d’originalité: si Supergrass commence à réfléchir, Supergrass est foutu. Mais imposez-lui de vivre dans le réduit de la pop anglaise et il s’en sortira avec tous les honneurs, parfaitement chez lui dans cet inusable fonds de commerce: l’humour soap opéra et les ficelles mélodiques, trente ans de services rendus à la nation, des Kinks à Oasis. « Nous sommes jeunes, nous baisons quand ça nous dit… » On pourrait, vieux vicelards, s’amuser à chercher des poux à Supergrass, retracer dans nos discothèques les originaux de chaque chanson : chez les
Buzzcocks, chez Bowie, chez les Stones, chez Magazine. Mais qu’importe : Supergrass chante avec grâce des chansons comme on n’en avait pas entendu depuis des siècles, urgentes et incroyablement mélodiques, sans esbroufe, sans idées marketing derrière la tête. Des chansons qui voient (haut), mais qui redistribuent sans compter leur butin. « I should coco, chez les cockneys londoniens, ça veut dire : « Je ne te crois pas, tu te fous de ma gueule ». Le titre de notre album, c’est donc : « Si tu crois à Supergrass, tu crois vraiment à n’importe quoi. » Et puis, « coco », ça peut aussi être un diminutif de cocaïne… Pour la France, on aurait peut-être dû baptiser l’album I should caca. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}