Passé à l’as lors de l’avalanche discographique de la rentrée, le troisième album de Supergrass mérite pourtant le décorticage : il offre à cette pop autrefois insouciante ses premières belles rides. En tournée française, Gaz et ses trublions carburent-ils toujours au gaz hilarant ? Dans le raz-de-marée des sorties de septembre, le troisième album de […]
Passé à l’as lors de l’avalanche discographique de la rentrée, le troisième album de Supergrass mérite pourtant le décorticage : il offre à cette pop autrefois insouciante ses premières belles rides. En tournée française, Gaz et ses trublions carburent-ils toujours au gaz hilarant ?
Dans le raz-de-marée des sorties de septembre, le troisième album de Supergrass a paru une gouttelette au destin éphémère, noyée sous le poids médiatique des vieux cachalots éternellement de retour (Bowie, Iggy), emportée par les nouvelles vagues saisonnières et vite évacuée dans l’eau tiède de l’épuration automnale. En Angleterre aussi, Supergrass n’a que brièvement monopolisé les devantures des magazines. La spirale meurtrière qui a failli détruire le précédent album, l’incompris In it for the money, semble jouer les prolongations avec Supergrass, disque pop sophistiqué et complexe recouvert d’écailles en sucre que personne ne semble avoir eu la patience de décortiquer.
Condamné depuis ses débuts en fanfare (I should coco) à n’être qu’une brigade légère aux charges décapantes mais aux ambitions limitées, Supergrass souffre d’un étonnant handicap : avoir su grandir en souplesse, sans tuteur et sans malformation, et ressembler toujours de l’extérieur à une triplette d’ados morveux, à un South Park en chair et en os. Incapable de profondeur, Supergrass ? Incapable de s’affranchir d’un hymne colle-bonbons (« Nous sommes jeunes, nous sommes libres ») ? Ecoutons en détail Supergrass et on y découvrira justement tous ces détails qui échappent aux gens pressés mais récompensent les obstinés. Ce n’est pas pour rien si l’un des morceaux, Eon, est l’anagramme facilement décryptable d’Eno, cerveau modèle de ces grandes cascades sonores dont la source remonte aux , Here come the warm jets et autres Taking tiger mountain by strategy des seventies. En combinant la baraka mélodique de I should coco et les barbouillages psychédéliques d’In it for the money, en appliquant au mélange ainsi obtenu ce fameux traité d’Enologie, la formule Supergrass n’a jamais été si inflammable, si funky (Movin’) et si redoutablement effervescente. « C’est la première fois que nous avons réellement réfléchi à notre musique, se contente de noter Gaz Coombes. Nous voulions prendre plus de risques avec la production, suivre cette piste explorée sur le premier album avec un titre comme Sofa (of my lethargy) et aller encore plus loin dans cette direction. Brian Eno, dans ce sens-là, est toujours un bon exemple à suivre. »
Moins spectaculaire dans la vie que sur une estrade de concert, moins turbulent en privé qu’en public ou en studio, le trio vit désormais éparpillé entre Oxford (cité de ses origines où seul le bassiste Mick réside encore), Londres pour Danny et Brighton pour Gaz : « Nous nous serions sans doute séparés si nous étions restés ensemble tout le temps. A l’époque du second album, on venait de traverser une période de crise grave après de longs mois passés à tourner sans arrêt. Pour cet album, au contraire, tout s’est déroulé dans une atmosphère sereine et détendue. Nous avons commencé le jour où l’Angleterre battait la Tunisie lors de la Coupe du monde. Ça démarrait donc sur de bonnes vibrations. » A travers le discours convenu de son leader, on comprend pourquoi les amateurs de sensationnel se sont brisé les crocs sur Supergrass : comme le montre la pochette rayon X de son nouvel album, ce groupe n’a rien à cacher. Pas la moindre petite tumeur qui viendrait assombrir son humeur perpétuellement au beau fixe, pas un seul petit os de travers à donner à ronger aux curieux. Même sa jeunesse, là où il est souvent si commode d’aller puiser quelques ferments douloureux des futures stars revanchardes de la pop, Supergrass l’a passée sous nos yeux.
En 92, alors âgés d’à peine 15 ans, Gaz Coombes et Danny Goffey publiaient leur premier single sous le nom de The Jennifers (cf. Les Inrockuptibles mensuel n° 40). De la vie prépubère, pré-Supergrass, on connaissait surtout l’arrestation, pour fumette de gazon mauve, du pauvre Gaz, épisode relaté de façon burlesque sur le premier album (Caught by the fuzz). Pas de quoi fouetter un chat ni acérer les griffes d’un songwriter. Déjà nostalgique à 23 ans, Gaz évoque cet apprentissage en public qui les a vus passer directement du préau aux projecteurs sans sas de décompression : « J’ai quitté l’école à 16 ans à cause du groupe. J’en avais marre de sécher les cours pour me rendre à nos concerts. Le week-end, je faisais la plonge avec Mick, notre bassiste, pour gagner de l’argent de poche. En passant la serpillière, tard dans la nuit, on mettait Hendrix à fond. Dans le village, on passait sûrement pour des branleurs mais, à l’arrivée, je suis fier de ce que j’ai fait de mon adolescence. Je ne l’ai pas gâchée à l’université, à prendre des cuites au bar de la fac. J’étais peut-être sous les projecteurs, mais au moins j’ai fait quelque chose d’utile. »
Au premier rang des choses utiles accomplies par Gaz et ses complices : avoir botté violemment le cul d’une pop anglaise qui commençait avant eux à sérieusement sentir la vieille fille négligée, avoir enfilé le plus réjouissant chapelet de tubes dont les années 90 se souviendront à l’heure du bilan tout proche (Mansize rooster, Caught by the fuzz, Lenny, Alright, Going out…), avoir su enfin se tenir hors des batailles minables qui opposent la plupart de leurs collègues de bureau. « Ce qui nous a sauvés de la folie du succès, c’est la garde rapprochée de Supergrass. Tout notre entourage direct, jusqu’à ma copine, ce sont des amis d’école. C’est notre mafia. Nous aurions pu jouer le jeu de la brit-pop, nous montrer dans toutes les soirées à la mode, mais il se trouve que je préfère largement aller au pub du coin et jouer au billard. Nous n’arrivons pas à nous trouver importants, à nous prendre au sérieux. Je ne comprends pas l’attitude de Kula Shaker, Oasis ou Blur… »
Pour Supergrass, album envisagé comme un quitte ou double, Gaz a ainsi cherché à élever le débat. Furieux qu’en rejetant l’étouffant mais passionnant In it for the money le public lui ait pour ainsi dire refusé le droit de vieillir, il s’en est remis à des parrainages spirituels et artistiques autrement plus nobles que les soubresauts du nombril étroit de l’Angleterre, avec le risque d’ambitionner plus que ses moyens réels n’avaient à lui offrir. « Au moment de l’enregistrement, je lisais la biographie de Brian Wilson et ça m’a autant inspiré que déprimé. Quand on se prétend songwriter et qu’on apprend qu’un type comme lui était capable d’envisager dans sa tête chaque harmonie, chaque arrangement, chaque son, ça file forcément des complexes. Ce que j’entends dans ma tête, c’est si petit en comparaison. Il faut tellement travailler ensuite pour en faire une chanson… » Et toute la beauté du geste chez Supergrass, c’est précisément cet entêtement à prendre ses rêves panoramiques pour la réalité et à régulièrement toucher la grâce au prix d’un consciencieux effort et d’un labeur de forçat. D’où ce décalage de plus en plus net avec l’image gentiment Monkeys de crétinisme avancé que renvoient notamment les clips Alright ou Pumping on your stereo, ce double jeu permanent qui les oblige à paraître infiniment plus décomplexés et insolents qu’ils ne le sont, interdits du moindre doute et sans états d’âme apparents. On est sidéré d’entendre Gaz regrettant presque de ne pas avoir l’étoffe d’un héros à la Michael Stipe ou Thom Yorke, d’être plus volontiers un gars ordinaire qu’un super Gaz capable d’embraser ses chansons avec d’authentiques étincelles de folie. « Je suis sans arrêt obligé de me glisser dans la peau de personnages instables, des parias ou des types dingues, parce que, moi, je suis désespérément normal. » Et lucide : « Ce troisième album est notre meilleur et pourtant, ce sera le plus difficile à faire accepter. Car en cinq ans, la musique a incroyablement évolué, les guitares sont une espèce condamnée. » Heureusement, Supergrass nous aura épargné la présence d’un DJ prétexte sur son disque et se sera au passage épargné du ridicule. « Sans être traditionalistes dans notre approche de la musique, nous avons des convictions. Je ne sais pas faire semblant. »
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