Au fil des rééditions d’albums, on redécouvre avec stupéfaction la mythique galaxie Sun Ra. Un expérimentateur de génie, décidé à libérer le peuple noir de sa gangue terrestre en propulsant son free-jazz cosmique aux confins de l’électronique.
La corpulence majestueuse, drapé dans d’incroyables toges psychédéliques ornées de hiéroglyphes de BD, le regard lointain et énigmatique, le crâne surmonté de sculptures cabalistiques renvoyant au panthéon de la mythologie égyptienne : Sun Ra trône face à ses claviers électroniques au sein de son Arkestra, vaste formation baroque à l’orchestration avant-gardiste. Un capharnaüm savant de saxophones hurleurs, cuivres rutilants, percussions diverses et autres instruments exotiques interstellaires. A la fois lumineux big-band free, aux fulgurances lyriques étonnamment contrôlées, et sombre secte pseudo-collectiviste, régentée par une discipline quasi paramilitaire.
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Dans une ambiance de bacchanale futuriste empruntant confusément ses références aux antiques civilisations africaines oubliées autant qu’à une science-fiction de série Z, le concert déroule son lent cérémonial en incantations lancinantes envoûtantes, ponctuées de paroxysmes expressionnistes menant les disciples aux limites extrêmes d’une transe qui se voudrait libératrice. Entre happening free déjanté, traversée oblique de l’histoire du jazz ou rituel proto-religieux cosmique et underground, ce spectacle total et grandiloquent mêlant danse, chant, théâtre et musique se poursuit pendant des heures sous l’œil hagard du gourou depuis longtemps, semble-t-il, embarqué dans sa soucoupe volante direction Saturne ou sa périphérie.
Voilà l’image simplifiée et passablement réductrice que l’on pouvait encore se faire de Sun Ra au moment de sa mort, le 29 mai 1993 avant qu’on n’entreprenne une exhumation de bon nombre de ses disques, pour la plupart restés confidentiels. Se révèle soudain un univers musical d’une richesse insoupçonnée, remarquable par sa prolixité (pas loin de deux cents albums répertoriés !), sa variété esthétique, la complexité formelle hallucinante de ses métamorphoses stylistiques, l’étendue insensée de son champ d’action : du doo-wop à l’abstraction pure de pièces renvoyant aux recherches les plus avancées de la musique contemporaine occidentale. Et surtout l’audace de ses expérimentations sonores, notamment dans sa prise en compte visionnaire des potentialités de l’électronique, dès le début des années 50.
Cette nouvelle donne permet pour la première fois d’avoir une vue panoramique globale et cohérente d’une carrière trop longtemps réduite à ses effets de mise en scène spectaculaires, voire à sa dimension psychiatrique. A l’écoute de cette matière vibrante, débordante en tous sens, Sun Ra apparaît enfin tel qu’en lui-même : un artiste exigeant, en quête éperdue de lignes de fuite infinies. Ni charlatan opportuniste dissimulant la médiocrité de son inspiration derrière une panoplie de grand prêtre extraterrestre, comme ses détracteurs l’ont si souvent caricaturé ; ni, à l’opposé, dernière icône chic et flamboyante de la nouvelle contre-culture pop.
Sun Ra, compositeur inspiré, chef de gang charismatique, pianiste abrupt et minimaliste, pionnier des synthétiseurs, poète et théoricien, metteur en scène génial de sa propre vie, s’impose aujourd’hui comme une borne essentielle de l’histoire du jazz moderne, l’un des musiciens les plus importants à avoir émergé de la révolution free, période historique et mouvement esthétique qu’il excède immensément.
Entre deux tirades ironiques ou quelques élucubrations apocalyptiques délirantes, Sun Ra pouvait à l’occasion laisser transparaître dans une remarque désabusée le fond caché de sa pensée de bouffon shakespearien : « De toute façon, la vie est une vaste farce qui ne passe qu’avec humour et humilité. » Pour aussitôt, en une volte-face saisissante, lâcher cette menace lourde de sous- entendus : « Mais les gens feraient mieux de me prendre au sérieux… » Le moment est sans doute venu de lui accorder l’attention qu’il mérite.
On sait peu de choses des premières années de la vie d’Herman « Sonny » Blount, né à Birmingham, Alabama, le 22 mai 1914 ou 1915. Avare de confidences, Sun Ra s’en tiendra jusqu’à la fin à ces informations élémentaires sur les premiers temps de sa biographie. La suite n’est guère plus assurée, même si on le soupçonne d’avoir participé, adolescent, aux tournées d’un orchestre swing puis, une fois émigré à Chicago, au tournant des années 40, d’avoir fait le sideman au piano, sous le nom de Sonny Blount, dans les contextes les plus variés : « J’ai passé beaucoup de temps à étudier la musique à cette époque et à accompagner des bluesmen. J’ai aussi joué avec le violoniste Stuff Smith qui appréciait mes tentatives. Coleman Hawkins a joué avec nous pendant quinze jours : une belle expérience. Mais il avait du mal avec ma musique. Pourquoi ? Mystère : j’écris avec les mêmes notes et les mêmes mesures que les autres. Hawkins aurait dit une fois : « C’est la seule musique écrite que je n’arrive pas à jouer. Je ne comprends pas, j’ai les notes, les accords, je n’y arrive pas… »
La première trace phonographique connue de Sun Ra, datant probablement de la fin des années 40, s’intitule Deep purple : une petite pièce tendre et sentimentale, qui immortalise sa collaboration avec Stuff Smith et inaugure sa longue carrière discographique.
C’est à Chicago, au début des années 50, que débute réellement l’aventure : Sonny Blount change officiellement de nom pour le doux patronyme de Le Sony’r Ra et fonde un trio avec un batteur et le saxophoniste Pat Patrick, posant d’emblée les bases de ce qu’il appellera bientôt la space music et les fondements de sa propre mythologie. Commençant à jouer dès cette époque d’un instrument électrique à clavier de son invention, Sun Ra réalise là sa grande révolution personnelle et esthétique. Bientôt le trio accueille de nouveaux disciples : « John Gilmore nous a très vite rejoints, puis le trombone Julian Priester, puis un tympanon et le bassiste Ronnie Boykins. On s’est fabriqué de beaux costumes de l’espace et on s’est mis à jouer. De tout du blues, du jazz, un vaste mélange. On a répété comme ça, sérieusement, pendant près de cinq ans, presque tous les jours, sans même penser à enregistrer. On s’arrangeait pour survivre : les musiciens jouaient de temps en temps dans d’autres groupes. J’étais l’exception : je préparais les arrangements, je dirigeais l’ensemble et l’orchestre s’est peu à peu gonflé jusqu’à atteindre quinze musiciens. »
Finalement, l’Arkestra trouve peu à peu sa forme, son son, sa pulsation, inimitables. Propulsé par une phalange de saxophonistes exceptionnels, étayé par une rythmique joyeusement claudicante, faussement balourde, étoffée de percussions démultipliées, l’orchestre, alors même qu’il semble s’inscrire dans le cadre des musiques à la mode, passant de climats post-bop à de magnifiques ballades d’inspiration ellingtonienne, truffant ses rythmiques de gimmicks funky ou latinos, s’aventure malgré lui dans des contrées sonores bizarres, zébrées d’échos électroniques, annonçant avec vingt ans d’avance les dubs assassins des Jamaïcains.
Les thèmes (par leurs titres, par les climats développés) se mettent dès cette époque à évoquer un « ailleurs » exotique, fantasmant dans un premier temps une Afrique mythique (l’Ethiopie, la Nubie, l’Egypte) pour très vite se tourner vers l’Espace. Nous sommes au milieu des années 50 et Sun Ra fonde simultanément son style et sa cosmogonie, d’emblée indissociables. L’Arkestra enregistre alors énormément pour le label Saturn, que Sun Ra crée dans la foulée, des albums essentiels.
Dans les années 60, la formation quitte Chicago pour venir s’installer à New York, entrant ainsi dans la deuxième phase créatrice de son histoire. Aussitôt très populaire dans les milieux du free-jazz militant, jouant régulièrement dans les clubs de Greenwich Village, Sun Ra s’impose vite comme l’une des personnalités incontournables de cette musique révolutionnaire, alors qu’il refuse paradoxalement de se laisser totalement assimiler au mouvement, remettant notamment en cause la notion même de liberté au c’ur de cette esthétique : « Comment pourrais-je jouer de la musique free alors qu’il n’y a pas de liberté dans l’univers ? »
Pourtant, en l’espace de trois années intenses, l’Arkestra va enregistrer la matière d’un nombre considérable de chefs-d’ uvre lors de séances/happenings qui seront l’occasion d’expérimentations en matière d’enregistrement. Sun Ra systématise alors de façon consciente ce son artificiel à l’étrangeté radicale si caractéristique, tout en amplification réverbérée et échos électroniques qui, rompant avec l’esthétique naturaliste qui présidait alors à l’enregistrement des formations de jazz, allait devenir une signature emblématique de l’Arkestra. Poursuivant dans cette esthétique mêlant hymnes interplanétaires, musique électronique, jeux de timbres et de textures, lancinants collectifs de percussions, déflagrations lyriques paroxystiques et séquences plus ouvertement jazz, Sun Ra enregistre dans ces années folles quelques-uns de ses disques les plus avant-gardistes et personnels, dont The Heliocentric World, uvre mythique et séminale.
Le tournant des années 70 inaugure sa dernière période. L’Arkestra installe son QG à Philadelphie et commence une série de tournées à travers le monde qui le mènent notamment de longs mois en Europe, où sa popularité atteint des sommets auprès d’un public très mélangé, avide de nouveauté et d’inattendu. Sun Ra surprend, séduit, fascine, même si l’Arkestra et son fonctionnement sectaire inquiètent une audience jeune et essentiellement libertaire. Sans rien abandonner de sa quête, Sun Ra fait alors entrer sa musique dans une nouvelle phase, rompant en partie avec sa période radicalement free pour revenir à des formes plus traditionnelles. Il renoue même par moments avec les premiers temps de l’Arkestra, lors d’arrangements proches de l’esprit d’Ellington ou de Tadd Dameron, alternant des passages toujours aussi expérimentaux, alliant sonorités électroniques et instruments traditionnels avec de longues séquences rétrospectives : des traversées obliques et partiales de l’histoire du jazz qui mettent en perspective sa propre musique avec celle de Thelonious Monk ou de Jelly Roll Morton. Sun Ra tente de réaffirmer les liens de son univers avec le jazz et les valeurs de sa communauté. Jusqu’à son dernier souffle et les ultimes grands concerts des années 80, il persistera dans cette logique historiciste, s’affirmant, dans cette période trouble où le jazz s’étiole ou se métamorphose radicalement, comme le garant paradoxal d’une certaine continuité spirituelle et esthétique propre à la culture afro-américaine.
A l’arrivée, alors qu’on pouvait le penser à des années-lumière de ces préoccupations bassement terrestres, Sun Ra, comme Philippe Carles et Jean-Louis Comolli l’ont si bien pointé dans leur livre Free jazz, Black Power, n’aura cessé métaphoriquement de rendre compte de la condition afro-américaine : « En fait, la musique de Sun Ra n’est pas aussi apolitique qu’il le dit. Elle ne constitue pas, certes, un « engagement », mais elle témoigne de façon exemplaire du sentiment d’impuissance de la masse noire-américaine face à la condition qui lui est faite. La résolution de cette impuissance est donnée par la musique comme magique. Sun Ra propose aux Noirs une sorte d’utopie musicale, le processus onirique de la musique précédant la démarche révolutionnaire… » Ce que Sun Ra résumait ainsi : « Avec l’Arkestra, je travaille à l’enrichissement et à l’émancipation de la culture noire. Nous avons été esclaves trop longtemps les domestiques du monde. Ça suffit dorénavant. Il faut développer notre personnalité, créer. Mais cela ne peut se faire que dans la discipline. La liberté a prouvé qu’elle était destructrice. Il suffit de voir l’état du monde guidé depuis des siècles par une utopie libertaire. L’organisation de mon orchestre est une réponse à tout ça. Mais ce n’est pas simple à imposer. Les hommes n’aiment pas écouter. Mes musiciens ont peut-être l’impression d’être en taule parfois. Mais je ne cesse de le répéter : mieux vaut la prison de Sun Ra que celle de l’homme blanc. De toute façon, sur terre, tous les Noirs sont en taule. Ils ont tout intérêt à rester près de moi. Et supposez que le Créateur se décide à m’installer un palais dans l’espace, un conservatoire sur Neptune en cinq sets, je m’envole ! Quel musicien voudrait rater le décollage ? »
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Sun Ra & His Solar-Myth Arkestra, The Solar-Myth approach vol. 1 & 2 (BYG/Charly).
Sun Ra, The Heliocentric World of Sun Ra vol. 1 & 2 (ESP/Socadisc).
Sun Ra & His Myth Science Arkestra, When angels speak of love (Evidence).
Sun Ra & His Astro Infinity Arkestra, Pathways to unknown worlds + Friendly love (Evidence).
Sun Ra, The Great Lost Sun Ra albums: cymbals & crystal spears (Evidence).
Sun Ra, Lanquidity (Evidence/Harmonia Mundi).
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