Après deux tentatives inégales et un voyage accompagné dans la tête de Woody Guthrie, les Américains tranquilles de Wilco songent enfin à assurer leurs vieux jours : Summer teeth, album pop aux mille facettes, brillant de tous les côtés, a des chances sérieuses de devenir un classique. Une banale histoire de routes qui se séparent, […]
Après deux tentatives inégales et un voyage accompagné dans la tête de Woody Guthrie, les Américains tranquilles de Wilco songent enfin à assurer leurs vieux jours : Summer teeth, album pop aux mille facettes, brillant de tous les côtés, a des chances sérieuses de devenir un classique.
Une banale histoire de routes qui se séparent, comme on en trouve des centaines dans les romans du grand Sud et dans le cinéma d’hommes. En 94, Jeff Tweedy et Jay Farrar, amis d’enfance à la vie à la mort, décident pourtant de couper à vif le cordon qui les relie en assassinant le groupe qu’ils ont fondé cinq ans auparavant, Uncle Tupelo. Carrefour d’une collision accidentelle entre punk et country qui donnera lieu à une explosive descendance, Uncle Tupelo trépasse ainsi au terme de quatre albums, laissant pour mémoire testamentaire un fiévreux Anodyne pas anodin, aboutissement d’une formule poussée alors à son paroxysme. Arrivés sur la patte d’oie du destin, Jeff s’en va à gauche former Wilco tandis que Jay prend la route opposée et baptise son nouveau groupe Son Volt. Le combat à distance promet d’être électrique et, bien que menée sous des latitudes sensiblement différentes, la lutte des faux frères menace de laisser du sang sur les pistes.
Six ans plus tard, l’ironie du calendrier offre une occasion rêvée de compter les points : à quelques mois de distance, Son Volt a sorti le lamentable Wide swing tremolo, brouet country-rock FM de la pire espèce, tandis que Wilco voyait sa discographie s’illuminer soudainement grâce à l’éblouissant Summer teeth. Comme dans ces jeux de chance où seul un des candidats sort vainqueur, disons que la case grattée par Wilco comportait entre autres gros lots de fabuleux voyages en haut des sommets Beatles et Phil Spector, tandis que celle choisie par Son Volt ne menait qu’à un tas de ronces épaisses et fatales. Le plus étonnant dans cette affaire n’est pas que Wilco sorte un grand disque. Après tout, le double Being there de 96, quoiqu’un tantinet bourratif, supporte encore le choc des trois ans d’âge et aurait même tendance à considérablement s’affiner avec le temps. Même constat pour Mermaid Avenue, l’album à deux têtes de Wilco et Billy Bragg bâti l’an passé à partir de textes inédits de Woody Guthrie, qui malgré l’incongruité du casting (un rosbif rouge, quatre jeunes Chicagoans sans histoire) demeure un acte d’allégeance tout à fait sincère et recevable.
Non, ce qui surprend le plus, c’est de voir Wilco sortir un grand disque de cette trempe-là, se laissant aller à une sophistication tout à fait inhabituelle, prenant carrément à contre-pied l’image de bons gars rustauds qu’on se faisait d’eux. Certes, Being there alignait plus de vignettes délicates que de taches de cambouis, mais cette représentation un brin caricaturale de garçons vachers aux doigts gourds et à l’esprit peu alerte demeurait accolée à Wilco. A croire qu’on confondait Belleville, Illinois, berceau de Jeff Tweedy, et Nashville, Tennessee, où sont les racines de M’sieur Eddy. On a voulu faire absolument de Wilco un autre de ces porte-cierges de l’Eglise du country-rock à franges et à oeillères. On a mal, voire pas du tout, écouté leurs disques.
Hâtivement comparé à Exile on main street des Stones, Being there serait plutôt selon nos critères chromatiques un Double blanc légèrement vert. On placera donc logiquement Summer teeth dans la perspective royale d’Abbey Road, l’odeur de sapin en moins, le parfum boisé du folk-rock
en plus. D’ailleurs, Jeff Tweedy n’oppose aucune résistance lorsqu’on lui soumet tel jumelage entre l’été carnassier de Wilco et l’automne pastoral des Beatles : « Sur Being there, chaque chanson fut enregistrée en un jour, sans préméditation ni réel souci de cohérence, en laissant une part importante à la fraîcheur de l’inspiration. Celui-là a été conçu de manière complètement inverse, à partir d’une réflexion beaucoup plus poussée en amont. Nous avons d’ailleurs passé beaucoup plus de temps à enregistrer cette fois-ci, en accordant une place importante à la production et en utilisant le studio lui-même comme un instrument. Pour toutes ces raisons, cet album est celui où notre obsession pour les Beatles et la pop anglaise en général remonte le plus clairement à la surface. » Le plus loin possible, désormais, de ce qui constituait la combinaison détonante d’Uncle Tupelo « Hank Williams accompagné par Hüsker Dü », selon Rolling Stone , Jeff Tweedy fait du chasse-neige parmi une avalanche de noms, tous liés à une conception hautement élaborée du songwriting : Gene Clark, Love, Bread, Todd Rundgren, Big Star… Sans oublier Brian Wilson, dont plusieurs longs passages notamment le banjo qui claudique au milieu du somptueux Pieholden suite évoquent assez explicitement les secrets de sorcellerie.
Auparavant, Wilco, le groupe, ramait un peu à la traîne de son leader, peinait dans l’exécution de chansons aux lignes de fuite trop larges pour sa vue étroite. Pendant un album au moins, le très quelconque A. M. de 95, Wilco moulina dans le vide quelques airs éventés et peu inventifs où power-pop et folk se bécotaient sans passion, où l’âpreté d’exécution dissimulait un manque cruel de flamme. Sur Being there, la musique se faisait moins obtuse mais la moitié des chansons tiraient encore la patte, comme plombées de l’intérieur. Désormais, sans doute poussé par les vents paradisiaques auxquels on doit déjà Elliott Smith ou Mercury Rev, Wilco prend non seulement le large mais aussi ses distances par rapport aux prétendues racines sacro-saintes du rock américain : « Il y a eu un malentendu assez profond concernant Uncle Tupelo. Trop de gens pensaient que nous étions d’authentiques paysans, que l’on avait fondé ce groupe pendant les heures de pause à la ferme. En réalité, on s’est mis à jouer de la country un peu par hasard, sans trop se préoccuper du poids historique de cette musique. Avec Wilco, je fais enfin la musique que j’ai toujours écoutée, j’ai l’impression que la démarche est plus honnête. »
Dans l’ombre de Jeff, un Jay en a chassé un autre : Jay Bennett, multi-instrumentiste échappé des obscurs Titanic Love Affair (Their Titanic majesties request, leur album au titre diablement prometteur, n’a malheureusement jamais échoué sur nos rives), contribue désormais à l’écriture et, surtout, aux arrangements cossus du quatuor. On lui doit notamment les cordes en trompe-l’oeil qui tapissent de façon quasi subliminale l’impressionnant She’s a jar et cet élégant piano que l’on croirait chevauché par Steve Nieve à la grande époque des Attractions (ELT et l’un des trois titres cachés de l’album auraient pu figurer sans rougir sur Armed forces ou Get happy). Dommage que Wilco soit esthétiquement aussi sexy qu’une baraque à hot-dogs perdue en bout de quai à la gare de Mourmelon, car ce groupe a désormais de l’or à sa portée. « L’état d’esprit général de cet album, c’est plutôt de voir les choses comme elles viennent, sans trop se préoccuper de l’image qu’on renvoie ni participer à cette course ridicule au succès. Nous n’avons plus 23 ans, l’idée même de nous retrouver tous les jours sur la route, de finir explosés sur scène, nous fait horreur. J’ai un enfant, j’aspire désormais à une vie normale, en famille. C’est la raison pour laquelle le studio est subitement devenu une perspective si excitante, alors qu’auparavant c’était juste un lieu de passage obligé entre deux tournées. Sans se consulter, on était tous d’accord sur cette idée d’un album extrêmement élaboré, avec un gros effort concernant la richesse du son, la variété des instruments, la structure des chansons. Nous sommes sans doute arrivés à l’âge idéal pour ça. » Oubliez ce jus tiède : Summer teeth n’est pas aussi chiant que le discours tisane de son géniteur. C’est au contraire une mine de rebondissements et de surprises en tout genre.
Capable de taquiner aussi bien Weezer dans son jardin (le tournicotant I’m always in love) que John Lennon dans sa tombe (My darling), Wilco embrasse désormais tout l’éventail des formats d’écriture pop : de la micro-symphonie siphonnée à la scie pour juke-box, de la ballade en pente douce à l’Everest par temps d’orage, voire de rage. Il laisse en revanche le plat pays ennuyeux du néo-folk aux Jayhawks et autres Golden Smog (chez qui Jeff Tweedy passe pourtant son temps libre), s’évade de son carcan traditionaliste et atterrit dans un monde meilleur, plus beau et surtout plus sauvage, où il s’épanouira désormais en bonne compagnie. Trois mois seulement ont passé, un quart de l’année à peine, et on tient en effet quelques disques qu’on a sacrément envie de présenter les uns aux autres. Entre le récent The Ideal crash de l’européen Deus, les prochains Pavement et Ben Folds Five et ce Summer teeth rayonnant, on croit même apercevoir l’ébauche d’un front de défiance à la paresse générale, un goût retrouvé pour les grandes batailles charnelles et épiques. Quatre disques qui se répondent de manière assez troublante, quatre groupes qui ne se sont sans doute jamais parlé mais qui auraient beaucoup à se dire, quatre points cardinaux à arpenter absolument avec l’arrivée des beaux jours dont ils seront la bande-son idéale.
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