Sufjan Stevens se défait de son costume de songwriter et se range parmi les meilleurs compositeurs du Nouveau Monde, avec une suite orchestrale démesurée et parfaitement harmonieuse.
Plus Sufjan Stevens dévoile l’étendue de son art, plus on lui trouve un air de famille avec Aaron Copland (1900-1990), l’un des pères fondateurs de la musique moderne américaine. Auteur de fameuses partitions néoclassiques (tel son Concerto pour clarinette), ce réfractaire aux dogmes, qui poussa la curiosité jusqu’à se laisser séduire par les sirènes du sérialisme, a été l’un des compositeurs les plus remuants de son époque. Comme Ives, Gershwin ou Barber, Copland a symbolisé une certaine classe américaine, se traduisant par un éclectisme à tous crins et un émerveillement non feint devant les sortilèges de la musique.
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A l’écoute de The BQE, la filiation de Sufjan Stevens avec ce prestigieux aîné ne fait plus de doute. Les sceptiques, qui le trouvent trop brillant pour être honnête, diront qu’il a cédé à la plus répréhensible des tentations : réaliser une suite orchestrale avec cordes, vents et percussions à foison, qui alterne passages épiques, parenthèses répétitives, virgules impressionnistes, percées atonales et turbulences électroniques. Oui, mais voilà : Stevens n’est pas de ces popeux qui s’achètent une légitimité avec un oratorio du dimanche ou une symphonie pour les nuls. Même sous sa casquette de songwriter, l’Américain n’a jamais cessé d’être un compositeur, un vrai, soucieux de l’équilibre entre les pupitres et de l’interaction entre harmonies, mélodies et rythmes. Un type qui, en outre, n’a jamais eu peur d’utiliser sa matière grise, de joindre le geste à la pensée, le coeur à la raison, la forme au fond.
Sufjan Stevens n’est pas seulement un grand musicien de ce temps ; il en est aussi l’un des grands esprits. The BQE en témoigne une fois de plus. En quarante minutes et treize tableaux (augmentés d’un film tourné par Stevens luimême), ce disque brosse une audacieuse évocation sonore du Brooklyn-Queens Expressway, grosse verrue autoroutière posée sur les mignons quartiers résidentiels du sud de Long Island. On comprend pourquoi ce monstre d’acier et de macadam, aussi imposant que crade, bruyant et puant, a pu intéresser celui qui s’est juré de consacrer un album à chacun des Etats de l’Union. Car le BQE, vestige incongru et suranné de l’idéal moderniste poursuivi par l’Amérique du milieu du XXe siècle, condense toutes les outrances et incohérences du Nouveau Monde. Le BQE, c’est l’emblème de cette Amérique qui s’est toujours rêvée et vendue comme un modèle universel, alors qu’elle n’a jamais été qu’un pays bordélique et décousu, sans identité fixe ni logique apparente.
Le génie de Stevens est de parvenir à donner une forme aussi démesurée qu’harmonieuse à cette confusion, tout en s’assumant comme un enfant de ce désordre. The BQE est l’autoportrait d’un musicien américain jusqu’au bout des ongles, qui se sait gouverné par des forces multiples et contradictoires, mais qui consacre toute son intelligence à les unifier. Devant pareil grand oeuvre, on ne peut du coup s’empêcher de citer ces lignes que le musicologue Guy Sacre dédia à Aaron Copland, et qui semblent avoir été écrites pour Sufjan Stevens : “Beaucoup de créateurs ne sont devenus eux-mêmes qu’au prix de choix draconiens ; entre tous leurs possibles, ils ont élu celui qu’ils pensaient le meilleur, et lui ont sacrifié le restant. Mais d’autres ont tenu, pour parodier le mot de Térence, que rien de musical ne devait leur être étranger. (…) L’éclectisme peut agacer quand il n’est que le fruit d’une esthétique hésitante ; s’il est congénital, qu’il soit le bienvenu.”
R. Robert
Album : The BQE (Asthmatic Kitty/Differ-ant)
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