Produit par Steve Albini, le sixième album des Thugs perpétue une histoire têtue et exemplaire. Adeptes impénitents de la marge, les Angevins enfoncent avec Strike le clou du rock automne, entre énergie sombre et mélancolie teigneuse. Evidemment, le titre pose problème. En intitulant leur sixième album Strike (grève), volet aussi brutal que mélancolique d’une œuvre […]
Produit par Steve Albini, le sixième album des Thugs perpétue une histoire têtue et exemplaire.
Adeptes impénitents de la marge, les Angevins enfoncent avec Strike le clou du rock automne, entre énergie sombre et mélancolie teigneuse.
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Evidemment, le titre pose problème. En intitulant leur sixième album Strike (grève), volet aussi brutal que mélancolique d’une œuvre farouchement unique, les Thugs se placent pour la première fois de leur existence dans le sens des courants ascendants, juste dans le sillage du blizzard social de décembre 1995.
Mais comment qualifier d’opportuniste un groupe dont on accepterait parfois qu’il le soit un peu plus ? D’ailleurs, le disque fut baptisé ainsi il y a environ six mois, en pleine morosité, en période d’encéphalogramme revendicatif plat. Nous éviterons donc d’affubler de pouvoirs visionnaires quatre garçons pour une fois dans le vent, connus plutôt pour savoir garder les pieds solidement amarrés au sol contre ressacs et marées. « En fait, même si nous ne sommes pas mécontents d’accompagner le réveil de nos concitoyens dans la chanson On strike qui donne son titre à l’album, nous ne parlons pas dégrève au sens collectif et frondeur du terme. Il s’agit plutôt d’un refus du monde et de ses contraintes, d’un refus des courbettes, de l’information et du travail. On peut certes y voir une lutte contre des pouvoirs, mais les seules requêtes induites sont un droit au calme et à la liberté individuelle. Comme une mise au ban souhaitée et égoïste. »
Rien d’antinomique donc avec une matche de travailleurs vers un peu d’air et de rêve. Et, pour une fois, en déposant les outils de l’aliénation et les boulons d’une société grippée, une fraction ne chante pas les poings levés sur des refrains pas-de-l’oie, mais redonne à l’utopie ses vraies couleurs pastel, sa vraie mélancolie impalpable. Cette Grève-là ne se fait aucune illusion. On pense à une fin de piquet, quand les dernières traverses se consument, quand les loups s’approchent et vous acculent à une reprise sans gloire ni espoirs. Les Thugs débrayent, flânent sur le tempo, et tous les Renaud, tous les punks du monde prennent une leçon. Une leçon d’adéquation entre une rage viscérale et cet impeccable blues blafard, corollaire indispensable d’une réalité lugubre. Si les albums précédents, I.A.B.F. (International Anti Boredom Front) et As happy as possible, ouvraient déjà quelques ponts vers de nouveaux horizons rembrunis, le mur du son se lézarde aujourd’hui carrément sous les assauts conjugués d’une perpétuelle volonté de fuir un destin trop écrit et d’un incontournable âge de raison. L’amertume s’insinue parla bande. « Plus on s’intéresse au monde, plus on devient désabusé et pessimiste. Les petits soubresauts nationaux et internationaux ne sont qu’illusoires. De tous ces constats nocifs est né notre désir de vivre en groupe une aventure propre et authentique. Honnête. Si nous avons forcément des regrets personnels, aucun n’a germé en treize années au sein des Thugs. Des personnes extérieures peuvent penser que nous sommes, passés à côté d’un statut énorme mais, vécue de l’intérieur, notre situation est plus qu’enviable. Nous vivons décemment de notre musique sans avoir lâché un pouce de compromis. Nous enregistrons quand nous le désirons des disques pour plusieurs labels à travers le globe. Et nous évitons même, en testant à une échelle humaine, la pression et les problèmes qu’aurait engendrés une structure plus imposante. Se faire mousser avec nos accointances chez Sub Pop et avec la scène de Seattle aurait sonné faux chez nous. Notre méfiance a aussi eu le mérite d’éviter l’essoufflement. »
On connaît leur haine décès marchands du temple qui ont crucifié leur ami Kurt Cobain. On connaît leur crainte des projecteurs, mais il est bon de rappeler que la France tient avec les Thugs ses uniques ambassadeurs solides auprès du rock’n’roll américain. Officiellement amorcée à Angers en avril 83 par les frères Eric (guitare/chant), Christophe (batterie) et Pierre-Yves Sourice (basse) et par le quasi-cousin Thierry Méanard (guitare), la saga des Thugs (prononcer toegz en souvenir d’une tribu religieuse en Inde, adepte du meurtre rituel) empruntera d’abord tous les chemins vicinaux de la culture garage locale-via les labels Gougnaf puis Closer – avant de miser très vite sur une forme artisanale d’exportation. On les croise sur les compilations Raw cuts (GB) ou Battle of the garages (USA avant de les retrouver dès leur second album, Electric troubles, sur le label londonien Vinyl Solution. L’aventure américaine commence le 11 octobre 1988 avec la rencontre de Jonathan Poneman, tête pensante du label Sub Pop, lors d’un festival à Berlin. La presse d’outre-Atlantiques enthousiasme tout de suite pour ce « Woody core » (en référence aux traits « alléniens » d’Eric) et prépare le terrain pour les tournées avenir, les plus longues jamais réalisées par un groupe français sur le sol yankee. C’est l’Oncle Grésillard au pays de l’Oncle Sam. De cette spirale ascensionnelle naîtra Still hungry still hangry, album naturellement conquérant enregistré entre Londres et Chicago.
Suspended time ou Birds of Illon deviennent des classiques du grunge en marche sans que les Thugs ne tirent les marrons européens d’un feu qu’ils contribuèrent à allumer. Dans le sens Ouest-Est, n’oublions pas non plus que c’est leur manager Christophe « Doudou » Davy qui, le premier, fit venir chez nous Nirvana, Tad, Mudhoney… Les liens se resserrent de jour en jour. On retrouve les Angevins partout : sur le label Alternative Tentacles de Jello Biafra pour un hommage aux Dead Kenneys, à Seattle en compagnie de Kurt Bloch pour l’enregistrement de As happy as possible, partout où le business tangue sur son piédestal, partout où les guitares ébouriffées s’attaquent au pouvoir. « Nous n’avons jamais été désagréables avec les gens des grosses compagnies de disques, mais notre manque d’affinités a su les dégoûter.
Nous ne gommes pas (les donneurs de leçons non plus, beaucoup de groupes arrivent aujourd’hui à demeurer indépendants en signant sur des majors, ce n’est qu’un système économique que nous fuyons. Le rock, comme le cinéma, lorsqu’il s’affranchit des notions de profit, reste une aventure passionnante avec sa part de recherches et de tâtonnements. Le côté suceur de boyaux du business est tellement navrant qu’à valeur égale il vaut mieux privilégier fraîcheur d’un film comme Douce France ou d’un disque de Soap ou de Drive Blind. » Joignant l’acte à la parole, les Thugs continuent d’alimenter ces braseros de l’activisme que sont Sub, Pop et Roadrunner pour l’Europe. En grève, certes, mais grevés d’énergie, de pugnacité et de détermination. Enregistré à domicile par Steve Albini, dans la douce campagne angevine, au studio Black Box de Ian Burgess, Strike retrouve la saveur âpre des premiers pas, tout en s’appuyant sur les acquis du temps. Connu pour son goût de l’essentiel, le grand sorcier de Chicago ébarbe le coup de patte maison de tout bavardage, de toute velléité d’escapade gratuite. Sans maquillage ni muselière, les Thugs naviguent du noisy-punk le plus abrupt (Poison heart ou The Letter) à des havres de paix en demi-teintes (Loving son ou Waiting) avec un naturel de vainqueurs. Si le fond accepte de nouvelles donnes, plus mûres, plus ouvertes, la forme par contre se love sur ses accents les plus crus. « Pour une première collaboration, nous sommes pleinement satisfaits du travail avec Steve Albini. Humainement, techniquement, c’est un individu par fait. Il pourrait se reposer sur ses lauriers et ne demander que des sommes astronomiques pour des grosses productions. Mais il préfère privilégier ses désirs, ses passions. Son intégrité, sa capacité de travail, ses choix, ses conseils restent des exemples. Ce n’est pas un idéaliste forcené, juste un homme droit. Nous craignions qu’une mise en firme trop sophistiquée rende indigestes les orientations tous azimuts de Strike, nous tenions à garder l’aspect précaire de nos compositions et nous avons trouvé chez Steve cette volonté de coller aux fibres d’une chanson sans surenchère sans poudre aux yeux. » Guitares en chapes compactes, section rythmique ferroviaire et vocaux en équilibre instable : si la griffe des Thugs garde ses cachets inimitables, on ne peut s’empêcher de penser au PIL de John Lydon lors des digressions acidulées de Bella canzon et So heavy. Soulignons encore les mélodies filigranées de Summer ou Stories, la beauté meurtrie d’On strike (enfin le hit ?), pour élever Strike au rang, non pas de surprise, mais d’éclatante confirmation.- Soit le détonateur idéal d’un marathon glorieux et propre, façon REM. « Nous ne savons n’en faire d’autre, les notions de temps et de gloriole n’ont donc aucune prise sur nous. Nos seuls rêves d’avenir se bornent à jouer les prolongation du présent. »
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