Jusqu’à présent, le romantisme échevelé de Strangelove se portait tignasse au grand vent, avec plein d’épiques dedans. Influence reconnue de Radiohead, le groupe de l’intrigant Patrick Duff renvoie l’ascenseur sur son troisième album Strangelove, étonnamment sobre pour ces Bristoliens qui distillaient jusqu’ici leur vague à l’âme en raz de marée. Ou comment passer de l’ampoulé […]
Jusqu’à présent, le romantisme échevelé de Strangelove se portait tignasse au grand vent, avec plein d’épiques dedans. Influence reconnue de Radiohead, le groupe de l’intrigant Patrick Duff renvoie l’ascenseur sur son troisième album Strangelove, étonnamment sobre pour ces Bristoliens qui distillaient jusqu’ici leur vague à l’âme en raz de marée. Ou comment passer de l’ampoulé à la lumière (tamisée).
Aux citoyens ordinaires, il ne tombe jamais rien du ciel en dehors de la pluie. Patrick Duff, chanteur de Strangelove, appartient à cette espèce vernie de ceux qui se voient, un beau jour, soudainement pris pour cible par tout un tas de bombardements célestes. C’est en tout cas lui qui l’affirme. « Pour la première fois, j’avais composé seul la trame de toutes les chansons du nouvel album à la guitare acoustique. Avec le reste du groupe, nous nous sommes retrouvés dans une maison isolée au pays de Galles et nous avons commencé par former un cercle. J’ai joué mes chansons pour les autres, les invitant à y ajouter au fur et à mesure ce qui les inspirait et les choses se sont construites ainsi, de façon très spontanée. Nous avons tous ressenti pendant ces moments comme une force surnaturelle en provenance du ciel et qui nous passait à travers. Ça a duré pendant tout l’enregistrement. » En temps normal, on aurait interrompu la conversation pour rire, hors micro et de bon coeur, avec l’auteur d’une aussi bonne blague, avant toutefois de le prier fermement d’arrêter de se foutre ainsi du monde. Seulement, Patrick Duff n’est pas spécialement le genre de type que l’on oserait faire brusquement atterrir sur le plancher des vaches. Son allure d’éternel corbeau du genre shampouiné à l’encre de Chine et maquillé au Placoplâtre, rarement rencontrée chez un leader de groupe de rock depuis qu’on a cessé, il y a de cela plusieurs siècles, d’aimer la cold-wave indique que l’individu en question plane largement hors d’atteinte de nos plaisanteries. La conviction qu’il met à narrer par le menu l’étendue de sa névrose tendance paranoïaque solitaire, option enfant d’ivrogne n’engage pas non plus à venir le chatouiller sous l’aisselle du bon sens, histoire de dérider un peu l’ambiance.
Heureusement, pour nous ramener à des réalités plus prosaïques, il reste la musique de Strangelove. Trois albums depuis 1994, dont le dernier, éponyme, surprend d’aussi étrange façon que les deux autres avaient laissé de marbre. Non que Strangelove emprunte un virage radicalement nouveau par rapport à Time for the rest of your life ou Love and other demons : on aura au contraire rarement observé telle constance obtuse chez un groupe des années 90, époque dorée pour les girouettes. Plus certainement, c’est l’air du temps un air lourd, aux odeurs puissantes, favorable au retour de ce romantisme capiteux dont aiment à se parer les fins de siècle qui a rattrapé Strangelove. Après plusieurs saisons passées à dépoussiérer son grenier, à rafistoler ses bibelots, l’Angleterre se risque désormais à redescendre à la cave, là où croupissaient les restes de la new-wave des années 80 Cure et Echo & The Bunnymen en tête et les ossements sans âge de Syd Barrett ou Nick Drake. Patrick Duff, lui, n’en était jamais sorti, prisonnier volontaire de ce tombeau son teint de cadavre en témoigne , ce qui lui confère une assez bonne maîtrise des lieux et une avance certaine sur la concurrence actuelle des Geneva et autres Subcircus.
Le seul groupe duquel on puisse rapprocher éventuellement Strangelove n’est pas des moindres, mais on ménagera le suspense en laissant l’un de ses membres en parler : « Nous sommes clairement un groupe post-Strangelove. Nous avons tourné avec eux et, par la suite, nous avons énormément changé. Ils furent à l’évidence une source d’inspiration. » Le compliment est signé Ed O’Brien, guitariste de Radiohead. Patrick Duff le retourne bien volontiers à l’envoyeur : « Radiohead est probablement le plus important des groupes actuels. Qu’ils nous considèrent comme une influence est forcément très flatteur pour mon ego, même si je suis mal à l’aise à l’idée d’être montré comme un exemple. Et puis, il y a un effet pervers à ça : si l’on commence enfin à s’intéresser à nous, notamment en Angleterre, ce sera grâce à Radiohead. Personne ne nous a prêté attention jusqu’à maintenant et j’ai tendance à trouver ça logique : j’admets que les gens ne vivent pas de façon aussi extrême que moi, ne ressentent pas en eux au quotidien des choses aussi violentes que celles que je peux ressentir. Comme nos disques sont le reflet à peu près juste de cette violence intérieure, je n’encourage personne à y adhérer. » Propos sans illusion d’un adepte forcené des ombrages et des planques qui se sait désormais traqué par les projecteurs, en instance de surexposition on ne voit pas quelle anomalie viendrait empêcher Superstar, Freak ou Wellington Road de devenir des hymnes , lui qui savourait jusqu’ici la solitude comme un bien des plus précieux. « J’ai mis des années à être un bon solitaire. La solitude, c’est un peu comme le piano : au départ, on est tous nuls et puis il y en a comme moi qui s’entraînent dur et qui deviennent de véritables virtuoses de la solitude. Avant, il y avait toujours la radio, la télé, un disque ou un coup de fil pour m’empêcher d’être totalement seul. J’avais sans doute la frousse de m’avoir pour seule compagnie. Maintenant, j’arrive à me couper de tout et à me refermer sur moi-même pendant des journées entières. Je me lève chaque matin avec des horreurs plein la tête et mon premier geste consiste à écrire sur de grands cahiers toutes ces pensés nauséabondes, comme pour me laver le cerveau. La plupart de ces cahiers sont rangés sur une étagère et je ne les relis jamais. Je peux y consigner ce que je pense réellement des gens que je fréquente, les expériences que je vis. Si quelqu’un de l’extérieur venait à y avoir accès, je crois qu’il militerait aussitôt pour mon internement. Mes chansons, elles, contiennent la part la plus édulcorée, la plus présentable de ces réflexions. » Et Patrick Duff n’hésite pas à déballer l’attirail complet de sa misère existentielle post-ado l’envie de suicide à 20 ans, les journées gâchées à jouer de la guitare dans la rue, l’absence d’affection des parents, l’ennui qui cimente sur place les ambitions provinciales , évoque ses plaisirs solitaires de l’époque à l’écoute de Nick Cave, et plus tard de Nick Drake. Pas franchement des humoristes. « Faire un groupe de rock est la chose la moins pire qu’on ait inventée pour permettre aux asociaux de conserver un lien avec le reste de la société », avance-t-il en s’excusant.
A Bristol, Duff est longtemps passé pour un vilain canard aux yeux de la faune du coin, un triste équivalent partiellement humain des volatiles gris pétrole que l’on rencontre, tétanisés et à bout de souffle, errant le long des plages locales. Avec ce troisième album, on lui reconnaîtra sûrement le mérite de s’être bousculé violemment, au point de rendre la musique de Strangelove la plus chatoyante et captivante possible, empreinte d’une fougue mélodique The Runaways brothers, Another night in rarement rencontrée sur les précédents, exception faite de Beautiful alone, leur mini-hit de l’an passé. « Si j’étais un artiste solo, avoue-t-il, ma musique serait inaudible parce que trop brute, trop durement intimiste. La présence du groupe m’aide à rajouter des étincelles, à la rendre vivante. » Chaînon probable entre le rock héroïco-gothique de Southern Death Cult (qui ?) et celui, plus stoïque et introspectif, de Radiohead, entre deux époques qui avaient eu jusqu’ici la prudence de s’ignorer, Strangelove organise la noce impossible du grandiloquent et de l’éloquence, du grand-guignol et du grand art. Fâché à jamais avec les nuances, peu familier des compromis, Patrick Duff écrit des disques à demi boudinés dans leur mal de vivre, à demi calcinés d’une irrépressible envie de survivre. Et si la survie, pour l’ordinaire des faiseurs de disques, passe par la case réussite, Duff préfère ménager sa santé morale et mentale aux dépens de sa santé financière : « La part en moi que je déteste est celle qui me pousse parfois au désir d’être reconnu par tous, de devenir une vedette. Je consacre l’essentiel de mon temps à freiner ce genre d’envie, parce que je mesure quels dangers ça peut comporter. On aura beau dire et Radiohead en est la preuve qu’il est possible de devenir célèbre sans perdre son âme. Ce à quoi je répondrai qu’on peut également perdre son âme sans jamais devenir une vedette. Et je n’ai aucune envie de courir ce genre de risque. »