Le virtuose Sun Ra et sa vision kaléidoscopique de la musique mis à l’honneur : réédition d’un album majeur et rare.
La discographie de Sun Ra est tellement immense qu’elle n’est toujours pas correctement rééditée : plusieurs pépites manquent encore à l’appel et il semble que le label Evidence, qui avait fait par le passé un beau travail de ressorties, ait jeté l’éponge. Mais heureusement, le label Atavistic a repris le flambeau et réédite aujourd’hui un album majeur (et antinomique) sorti à l’origine sur le propre label de Ra, Saturn : Strange Strings (1966).
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Pourquoi tant de bruit dans le cercle des fans de Ra autour de ce disque ? Parce qu’il a une histoire particulière : enregistré en 1966 à New York, il met en jeu une manière différente de concevoir la musique et le jazz, une manière très brute : Sun Ra, qui collectionnait les instruments exotiques, en avait amassé suffisamment, à cordes, pour que chaque membre de son groupe puisse disposer de l’un d’eux, mais sans savoir vraiment en jouer.
L’idée géniale de Ra est donc de ramener ses musiciens (tous plutôt excellents, comme l’inépuisable sax John Gilmore) au stade d’enfants quasi balbutiants. Hors de leur technique habituelle, qu’allaient-ils faire ? Sans doute beaucoup de bruit. Mais surtout, ils allaient enregistrer un album très tendu dans lequel leur absence de maîtrise devient un art en soi, producteur de blocs de sons complexes.
L’album original contient trois morceaux : le premier débute par la basse sourde de Ronnie Boykins et s’envole grâce à des percussions tribales et des lignes de cuivres répétitives, frénétiques. Ici, on n’est pas encore dans le concept de départ, mais dans une sorte de recréation d’une musique aux accents orientaux comme filtrés par l’urbanité new-yorkaise : les pyramides assaillies par la crasse de la ville… Tout se joue dans les deux morceaux qui suivent : Strings Strange et Strange Strange. Les surprises y sont de taille : plutôt que de laisser les instruments à cordes tout dominer, Sun Ra incorpore des éléments abstraits, des bruits de métal froissé, des dissonances arythmiques et la voix très réverbérée du chanteur Art Jenkins qui passe ici pour un Nat King Cole no-wave dont on ne reconnaît que le fantôme de la voix.
Tout en abstraction presque virale, qui semble métamorphoser l’air environnant, le froissant presque, ces deux morceaux résonnent comme des peintures tonales et évoquent en cela les autres grandes fresques musicales de Sun Ra dans les 60’s, notamment The Magic City. Et l’abstraction est renforcée par le morceau inédit, Door Squeak (“grincement de porte” !), qui évoque – en plus artisanal – le travail de Pierre Henry et notamment ses Variations pour une porte et un soupir. Musique abstraite, musique concrète, cordes exotiques froissées : Strange Strings est un aboutissement plutôt hardcore des recherches sonores de Sun Ra dans les années 60.
Egalement disponible : The Night of the Purple Moon (Saturn/Orkhêstra)
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