Fers de lance de la scène Madchester de la fin des années 80 qui entendait réconcilier rave culture et indie rock, les Stone Roses donnaient l’impression de pouvoir tout se permettre en 1989, année de la parution de leur premier album désormais légendaire.
Le poison hypnotique Fools Gold
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Le 13 novembre 1989 sort le single Fools Gold, plus grand succès commercial de la carrière des Stone Roses à ce jour et que certains considèrent aussi comme leur sommet artistique. Le morceau représente alors la quintessence du son Madchester de l’époque : sur une rythmique funky obsédante (la batterie est à l’origine un sample d’une chanson de James Brown, Funky Drummer), le chanteur Ian Brown murmure plus qu’il ne déclame ses paroles, tandis qu’une discrète guitare wah-wah et des percussions africaines viennent s’ajouter de manière parcimonieuse. Rien n’est ostentatoire, le poison se diffuse lentement dans le corps : le morceau pourrait durer des heures, tant il est hypnotique, dansant et sexy. À l’image du répertoire du groupe (et contrairement à ses comparses de la scène de Madchester, qui portent peut-être un peu plus leurs influences en bandoulière), le pouvoir de fascination de Fools Gold vient du fait que l’on n’arrive pas à déceler de filiation évidente de prime abord. On y revient simplement régulièrement, en essayant d’en percer le mystère, avant de s’avouer invariablement vaincu. Il est intéressant de noter que les paroles du morceau sont inspirées par le film Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston, avec Humphrey Bogart dans l’un des rôles-titres. Ian Brown déclare d’ailleurs à l’époque: « C’est l’histoire de trois mecs fauchés qui réunissent leur argent pour aller chercher de l’or, puis ils finissent par tous se trahir. C’est de cela dont parle la chanson ».
Rétrospectivement, le parallèle avec la propre histoire des Stones Roses est saisissant. Dans la foulée de ce single étincelant qui résonne encore aujourd’hui aux oreilles des mélomanes les plus avisés (le producteur-star Mark Ronson le cite régulièrement comme inspiration première), l’histoire du groupe fut émaillée de batailles d’egos, de conflits juridiques liés à leur maison de disques, de problèmes de drogues et d’un management connu pour avoir à l’époque été lamentable. Ce qui précipita l’implosion du groupe, qui se sépara quelques années plus tard, à la suite d’un deuxième album, Second Coming, qui aura connu une gestation interminable, et qui fut décrié par à peu près tout le monde dès sa sortie en 1994.
The Stones Roses, premier album parfait ?
« Ils étaient tous très enthousiastes et impliqués et ne voulaient en aucun cas gâcher l’opportunité d’enregistrer un grand album. »
John Lickie
Mais avant ce déclin aussi précoce que désolant, l’année 1989 fut resplendissante, comme si le groupe était touché à ce moment-là par la grâce. Elle vit notamment la parution du premier album du groupe, The Stone Roses, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands disques de l’histoire de la pop anglaise. Dans le magazine en ligne The Quietus, le producteur John Leckie se rappelle de sessions d’enregistrements extrêmement fluides:
« Il n’y avait aucune pression sur leurs épaules. Ils étaient tous très enthousiastes et impliqués et ne voulaient en aucun cas gâcher l’opportunité d’enregistrer un grand album. Tout le monde était content, il n’y avait que de l’énergie positive ».
Modèle de pop anglaise et archétype du premier album parfait, The Stone Roses sonne plus de vingt-cinq ans après sa parution comme un objet mélodique miraculeux, tant il apparaît maîtrisé de bout en bout, donnant l’impression qu’il peut tout se permettre stylistiquement, des arpèges de guitares byrdsiens et des solos de John Squire à la rythmique à la fois dansante et lancinante du batteur Reni et du bassiste Mani. Mené par un Ian Brown tellement confiant qu’il n’hésite pas à adopter les poses christiques les plus éhontées (I Wanna Be Adored, I Am The Resurrection), le groupe lui emboîte le pas et marche lui aussi sur l’eau. Pourvoyeur d’un psychédélisme moderne, pourvu d’une vitalité de tous les instants et riche en explosions de couleurs voluptueuses, le premier album du quatuor mancunien plane en 1989 à des hauteurs inatteignables.
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L’exception Stone Roses
Il faut dire que la bande de Ian Brown et de John Squire […] a toujours semblé à part de l’esthétique dominante.
Le fait que The Stone Roses sonne aujourd’hui comme une évidence est d’autant plus remarquable que le groupe connut un paquet d’années de galères avant ce retentissant coup d’éclat. En 1989, le quatuor a déjà passé une bonne partie de la décennie à essuyer échecs, revirements stylistiques, changement de personnel et désarrois en tous genres. Il faut dire que la bande de Ian Brown et de John Squire a toujours fait tache au sein de Manchester, ou en tout cas, a toujours semblé à part de l’esthétique dominante. À leurs débuts, alors que l’axe Smiths/Joy Division semble de rigueur au sein de la jeune garde mancunienne, les Stone Roses sont déjà ailleurs. Si leurs premiers pas gothiques hasardeux laissent difficilement entrevoir le succès qui va suivre, c’est dans leur identité visuelle que le groupe fait déjà sensation.
Un groupe d’image ?
Lorsqu’on rencontre Dave Haslam, illustre DJ de l’Hacienda de l’époque, journaliste et auteur, l’homme se rappelle de n’avoir pas été emballé dès la première écoute:
« Au début, je n’étais pas fan du groupe (mon groupe préféré était alors Sonic Youth !). Mais je me souviens de l’époque où je travaillais à Manchester, dans un endroit qui s’appelait Afflecks Palace, une sorte de complexe de magasins où gravitaient beaucoup de gens du milieu musical. A l’époque Manchester comportait beaucoup de petites scènes, très segmentées, mais qui se réunissaient à cet endroit. J’ai alors repéré dans le magasin où je travaillais des types qui sortaient du lot. Une bande de 8-10 mecs à tout casser, qui portaient des pantalons pattes d’eph’, des chemises à impression cachemire, de larges anoraks, et des sneakers. Leur look m’a frappé. Il s’est avéré que leur groupe de prédilection était les Stone Roses. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose de cool avec eux, pas d’abord à travers leur musique, mais à travers la dégaine de leur poignée de fans. C’est un phénomène qui se répète souvent dans la pop. On a pu le voir avec les Beatles, notamment à leur retour d’Hambourg ».
Il est indéniable que les Stone Roses ont depuis leurs débuts été un groupe d’image. Lorsqu’on on regarde les interviews vidéo de l’époque du premier album qui montrent Ian Brown et John Squire face caméra, on est frappé par le magnétisme et la beauté de la paire. Dans une sorte de mutisme plein de défiance et de malice, les deux fixent du regard les journalistes, répondent de manière évasive et laconique aux questions qu’on leur pose (lorsqu’ils daignent y répondre), et clament haut et fort qu’ils sont le plus grand groupe du monde. Pas de posture ou de calcul néanmoins : leur arrogance n’a d’égale que la détermination communicative avec laquelle ils la délivrent.
Le souci du rythme
Musicalement, ce qui les dégage dès le début du tout-venant indie est l’importance qu’ils accordent au rythme. Alors que la plupart des groupes à guitares de l’époque s’évertuent à négliger la batterie, se contentant du strict minimum métronomique, celle des Stone Roses est pourvue d’un groove inventif, irrésistible et chaleureux. Cela est dû à l’élégance du batteur Reni, qui joue de son instrument avec un détachement construit, créant des contretemps et des espaces qui rendent la musique des Stone Roses éminemment physique et grisante. Leurs influences se font par ailleurs de plus en plus pastorales et 60’s lorsque paraît le single Sally Cinnamon en 1987.
« Pendant des années, ils se situaient en dehors des projecteurs et des médias, tout le monde les ignorait, et ça s’est avéré la meilleure chose qui pouvait leur arriver. »
Dave Haslam
Le succès des Stone Roses arrive pour ainsi dire au bon moment, et ce pour deux raisons. La première, comme l’explique Dave Haslam : « Pendant des années, ils se situaient en dehors des projecteurs et des médias, tout le monde les ignorait, et ça s’est avéré la meilleure chose qui pouvait leur arriver. Lorsque Elephant Stone est arrivé en octobre 88, ils avaient évolué, ils avaient eu le temps de commettre des erreurs. Mais pour 99% des fans de musique, ils étaient juste parfaits, car personne n’avait entendu ces erreurs ».
La vague Madchester
La deuxième raison du succès des Stone Roses est qu’il arrive en pleine explosion de la vague Madchester, dont ils figurent parmi les représentants les plus glorieux, aux côtés des Happy Mondays ou de 808 State (pour le versant le plus électronique). Alliance du rock psychédélique et de l’acid house naissante, puisant sa force dans l’abolition des frontières stylistiques avec pour seul horizon un hédonisme représenté par l’apparition de l’ecstasy et de la rave culture, ce « Second Summer of Love », nommé ainsi en référence à l’esprit de liberté et de jouissance qui prévalait dans le San Francisco hippie de la fin des années 60, représente aujourd’hui un pic -de l’histoire musicale anglaise. Le speed est détrôné par l’ecstasy, la virulence et la froideur du post-punk sont remplacées par un besoin de communion et de fête, de bonheur et de recherche de plaisir. De là à voir une dépolitisation des esprits ? Dave Haslam ne voit pas exactement les choses de cette manière :
« Pour moi, l’une des grandes particularités de cette période est qu’elle a créé une unité entre les gens que je n’avais jamais vue auparavant. Si l’on devait parler de visée politique, alors ce serait celle de la création d’une communauté, faire en sorte que les gens se sentent unis. Ça me fait penser à la chanson de Funkadelic, One Nation Under A Groove. Pour moi, c’est une déclaration d’intention forte, un message politique puissant ».
Cette volonté d’unification se ressent plus que jamais dans la musique des Stone Roses lorsqu’on l’écoute aujourd’hui. Car en définitive, leur héritage se situe moins dans la musique de groupes à la filiation sonore évidente (on pense notamment à Jagwar Ma) que dans le glissement de l’approche musicale qui s’est opéré depuis l’avènement d’internet dans les années 2000. En 1989, les Stone Roses voulaient non seulement conquérir le monde, mais aussi abolir les frontières entre les genres et les dogmes esthétiques. Et lorsqu’on observe le spectre musical de 2016, on ne peut que s’incliner devant l’aspect visionnaire de leur démarche.
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