Enfantée dans une nuit sans aube, la musique de Stevie Wonder brille d’un inusable éclat que la génération rap et R’n’B s’efforce aujourd’hui d’approcher. Un coffret résumant son parcours suit la lente maturation d’un jeune prodige devenu maître d’ uvre d’un genre sans attaches, le crossover, et d’une utopie pop rêvée à la suite de celle des Beatles.
Stevie Wonder n’a jamais été un bon sujet pour la critique. Dans les années 70, période où ses meilleurs albums virent le jour (Talking book, Innervisions, Fulfillingness’ first finale), les articles lui étant consacrés ne parvenaient jamais à sortir d’un certain embarras. Les plus hostiles insistaient sur la « facilité » de son écriture musicale et le degré zéro des textes ; ses plus fervents supporters se contentaient souvent de renverser l’argument, prétendant que cette aptitude innée « à pisser de la guimauve » et à bêtifier sur l’amour et la bonté humaine était ce qui le rendait si précieux.
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Comme Mozart, que personne ne prenait au sérieux, Wonder ne put jamais entièrement se débarrasser de l’image gracile et puérile du petit virtuose de 12 ans qui émerveillait les Madame de Pompadour de chez Motown, ces Martha (Reeves) et Diana (Ross), entre les nichons desquelles il allait fourrer son petit visage fendu de cet éternel sourire d’aveugle.
C’est ainsi, éclairé d’un sourire de béatifié, venant du dedans et le protégeant de la cruauté du dehors, qu’il vécut les controverses jadis suscitées par la musique de Gershwin vilipendé à la fois par les gardiens du temple classique et les amateurs du jazz authentique. Si Wonder, pour avoir osé enjamber la clôture de pâturages jalousement surveillés, attira la morsure du chien et le bâton du berger, ces violences ne purent ni effacer ce sourire ni amoindrir l’impact qu’il allait avoir sur la musique populaire de ces trente dernières années.
Car à l’heure du mélange des genres et du tout métissage, le débat semble évidemment bien lointain et peu passionnant. Les puristes soutiendront que Marvin Gaye, Curtis Mayfield ou Sly Stone lui seront toujours préférables pour qui veut s’initier aux délices de la soul-music. Pourtant, de Jamiroquai au new jack, du nouveau R’n’B au recyclage de certains de ses thèmes les plus célèbres par la jeune classe du rap américain (Pastime paradise devenu le Gangsta paradise de Coolio, I wish changé en Wild wild west par Will Smith), on peut dire que son destin artistique a atteint ces dernières années son firmament, ce point d’aboutissement situé quelque part entre trivialité et reconnaissance universelle signe, selon les points de vue, d’honorabilité ou de flétrissure marchande.
Stevie Wonder n’est toujours pas un bon sujet pour la critique. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Ses chansons, lumineuses, désarmantes, persistent à tromper l’usure comme les concepts artistiques trop rigides. Et la parution d’un recueil de quatre albums, à l’habillage mat digne d’un sarcophage d’ébène, ne changera rien à l’affaire. Si ce somptueux digest d’une uvre à la séduction intacte promet à son auteur l’éternité de ceux qui voulurent plaire au plus grand nombre, il va de soi que certains viendront, aujourd’hui encore, lui faire reproche d’avoir, dans cette entreprise, trop magistralement réussi.
Bien que d’autres avant lui en ébauchèrent l’idée, Stevie Wonder donna au mot crossover sa réalité. Parce qu’il sut, dès ses premiers disques, s’imposer comme le fils naturel de Ray Charles (Fingertips comme démarquage prépubère de What I say), qu’il fut précocement incorporé à l’écurie Tamla Motown, conçue par Berry Gordy autour d’une pensée musicale et commerciale de franchissement des frontières ethniques telles qu’elles existaient aux Etats-Unis à l’orée des années 60, le jeune aveugle de Saginaw, Michigan, amplifia cette intention de séduction transraciale jusqu’à la parer des vertiges d’une utopie pop.
Mais si sa maturation artistique a compté parmi les plus longues de l’histoire musicale, son jeune âge n’explique pas tout. Il a 12 ans quand la Motown le promène, telle une mascotte, sur les scènes où se produit la revue du même nom. Il joue de plusieurs instruments dont cet harmonica trop large pour sa petite bouche à l’émail diamant, même si le vent qu’il enfourne entre les lamelles est soufflé par un enfant-dieu. Il chante, et sa voix acide comme un fruit trop vert fait un peu oublier celle de Frankie Lymon, le dernier black kid à avoir été couronné par l’industrie.
Le succès de Fingertips ébauche le conte de fées, la suite relève d’une plus âpre chronique. Il lui faudra muer, apprendre et s’affranchir. Ce que la Motown a toujours prétendu incarner pour ses artistes (une famille, une école, une entreprise, un son), elle s’appliquera à l’être plus encore pour le jeune prodige, lui payant ses études à la Michigan school for the blind, lui offrant son premier contrat (2 dollars 50 par semaine) et l’entourant d’un team de songwriters, auteurs de ses premiers titres. Les succès Uptight et Nothing’s too good for my baby, plus que l’évidence d’un jeune talent, établissent la preuve de l’infaillibilité d’une formule sonore ayant trouvé sa plénitude avec Smokey Robinson, puis le brelan royal Holland-Dozier-Holland.
Son adolescence, Stevie Wonder la passa ainsi à tâtonner, parfois avec une maladresse de non-voyant, le long de ce « wall of sound » qui scellera l’enfermement artistique de certains (Martha Reeves, David Ruffin), à la recherche d’une brèche par où s’évader. S’il n’a jamais quitté la Motown, c’est que son évasion se fera de l’intérieur, de la structure même à laquelle il finira par imposer ses vues et ses conditions , mais surtout à l’intérieur de lui-même, où il trouvera ce que beaucoup ne soupçonnaient pas qu’il puisse posséder : du génie.
On percevra peut-être une manifestation plus spectaculaire du génie chez Sly Stone, qui saura mettre en connivence un langage poétique ressourcé par la rue et une conception musicale plus innovante, moins soucieuse d’équilibre, plus apte à déranger ; alors que chez Wonder, l’essentiel se passe au niveau de l’accomplissement mélodique, de la mise en apothéose d’idées musicales qui s’épousent dans un monde où dissonance et conflit sont proscrits. Si les deux ont pour fond commun le gospel et sa dynamique de progression « extatique », Sly pratique la rupture alors que Stevie préfère le débordement.
Ses premiers pas d’artiste émancipé au début des années 70, où il jouit d’une plus grande liberté qui l’amène à s’emparer définitivement de son répertoire, nous montrent combien, loin de rejeter la « manière » Tamla Motown, il la submerge. Where I’m coming from et Music of my mind sont ainsi les deux étapes d’une chrysalide qui, mieux qu’un papillon, va libérer un black Beatle, spécimen d’une totale rareté pouvant refléter dans le même prisme harmonique, où s’inscrit déjà toute l’histoire de la musique noire, la géniale mièvrerie de McCartney et les splendides introspections de Lennon. Et qui, tel Ringo Starr, sache jouer de la batterie les yeux fermés.
Son sourire ne cesse alors de s’évaser pour atteindre cette amplitude solaire où se lit une joie pleine et secrète qui balaie, irradie ses trois chefs-d’ uvre : Talking book, Innervisions et Fulfillingness’ first finale, un triptyque de la béatitude funk, paroxysme élégiaque de la soul mutante. Le contraste est frappant avec l’humeur désenchantée et amère que l’on rencontre chez ses concurrents. Le Sly de Fresh, le Curtis d’America today sont des hommes frustrés, blessés, désillusionnés, artistiquement sur le repli.
Le rêve intégrationniste enfanté par la lutte pour les droits civiques a pris fin avec l’assassinat de Martin Luther King, épisode devant sonner la retraite d’une grande partie de l’intelligentsia afro-américaine, de plus en plus sensible aux thèses radicales du Black Panther. La voix de Stevie Wonder chantant You are the sunshine of my life est alors comparable au vol d’une libellule sur un champ de bataille napalmé, hérissé de brisures de rêves, bercé de chants d’agonie. Immunité de l’aveugle ou privilège du sanctifié, Stevie Wonder ignore les réflexes d’isolement ; mieux, avec Superstition, il traverse la rue sans regarder et sans prendre les clous. Tube planétaire, la chanson (écrite à l’origine pour Jeff Beck) fait sauter la cloison avec le verrou. C’est le message d’une certaine conscience à une certaine culture, le franchissement d’une frontière qui aura de fait disparu lorsque Michael Jackson et Prince seront en âge de voyager seuls.
D’avoir été si longtemps soumis au bon vouloir de la fabrique Motown, lui imposant format et réalisation, l’incite à faire valoir une omniscience absolue qui s’épanche jusqu’à la mainmise sur tous les instruments. Seuls Malcolm Cecil et Robert Margouleff, deux membres de l’Expanding Head Band auquel Wonder doit la découverte du synthétiseur, sont commis à l’ingénierie sonore. Mieux qu’un nouveau jouet dont il ne manque pas d’abuser avec l’inlassable et joyeuse obstination d’un enfant le jour de Noël, le synthé devient le descripteur de rêves musicaux formulés depuis ses jeunes débuts.
Instrument mutant, sans appartenance de genre ni racines, le synthé se transforme sous ses doigts en flipper musical, celui-là même que le Tommy des Who cornaque comme un Hamelin psychédélique, entraînant à sa suite une génération plus aveugle, sourde et muette que lui-même. Les Beatles avaient leur « Pepperland », Wonder nous ouvre son « Wonderland ». Qui n’est pas un paradis perdu, plutôt le développement externe d’une intense félicité intérieure. Ainsi You and I chante-t-il l’amour avec une bouleversante grandeur qui mêle l’aspect particulier et son extension universelle. Ainsi cette période est-elle riche en gospels futuristes et orgiaques à la Hey Jude (Heaven is 10 zillion, I believe, He’s misstra know it all), qui montent progressivement vers la lumière et finissent dans l’éblouissante clarté d’un règne où homme-femme, Noir-Blanc, divin-humain sont enfin réconciliés.
Bien que le commentaire social ne soit jamais omis (Living for the city puis Pastime paradise), on sent Wonder plus à l’aise dans un travail musical consistant à traire le lait de la bonté humaine et à dessiner les contours d’une utopie pop où se réalise le crossover parfait entre soul et rock, échappées du réel et conscience globale. Songs in the key of life (son « album blanc ») laissera du rêve quelques beaux restes (If it’s magic, Nigiculela) avant que la redite ne le gagne, que le succès de I just called to say I love you (BO du film The Woman in red) ne signale que le mièvre chez lui ne l’ait définitivement emporté (le principal écueil de ce coffret est d’avoir consacré un volume sur quatre à cette période mineure).
Respectant les consignes du réalisateur, le projectionniste éclairait, avant la fin du film, la salle où passait une uvre sans grande notoriété de Jodorowski datant du début des années 70. Ainsi, alors que les personnages de celluloïd s’adressaient aux spectateurs dans leurs fauteuils, ceux-ci étaient mis dans l’obligation d’abandonner leur voyage imaginaire pour revenir à la réalité et à la présence d’anonymes voisins que cette soudaine irruption de lumière rendait du coup moins anonymes, peut-être plus proches. Le titre de ce film, La Montagne magique, aurait pu servir à récapituler l’ uvre de Stevie Wonder dont la musique, puisée au plus profond d’une nuit sans fin, nous éclaire d’une soudaine fulgurance : « The wonder is yet to come. »
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Stevie Wonder at the close of a century, coffret 4 CD (Motown/Universal).
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