Avant l’arrivée prochaine de son deuxième album, “Gemini Rights”, le jeune surdoué de Compton nous dévoile ses nouvelles envies créatives, dans la continuité d’un parcours en évolution permanente, aussi riche que passionnant.
Alors que le soleil cogne sur la capitale en ce début d’été, Steve Lacy débarque tout de noir vêtu dans un studio d’enregistrement du XIIe arrondissement de Paris, hoodie imposant sur les épaules. Venu présenter en avant-première son deuxième LP solo à une poignée de professionnel·les de l’industrie et de journalistes, le Californien raccorde illico son portable à la console principale, avant de faire grimper le volume pour offrir un environnement sonore à la hauteur du projet.
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Dix pistes, trente-cinq minutes, et autant de temps pour saisir tout le chemin parcouru par le multi-instrumentiste/producteur de Compton, depuis ses premières démos façonnées sur smartphone à ce deuxième long enregistré comme il se devait dans un studio de Los Angeles. Entre la bossa-nova de Mercury, les guitares signatures présentes sur Bad Habit et une succession de beats et de synthés finement produits, Gemini Rights se présente comme une nouvelle étape majeure dans la carrière précoce de Steve Lacy. De quoi aller recueillir l’avis du principal intéressé à l’issue de cette session d’écoute surprenante.
Le titre de ton premier album, Apollo XXI, faisait référence à ta majorité, que tu venais d’avoir à la sortie du disque. Celui-ci renvoie à ton signe astrologique. Et le moins que l’on puisse dire est que les nombreuses définitions des gémeaux trouvées rapidement sur le net sont plutôt flatteuses : caractère vif, intelligent, charmant, curieux, sympathique… Est-ce que tu confirmes ?
Steve Lacy — Je suis d’accord. Dans mon sens, je pense pouvoir coller à cette définition (rires). De manière générale, les gens qui s’intéressent à l’astrologie racontent toujours des conneries sur les gémeaux, alors je me suis dit que ce serait marrant de faire un album qui irait à l’encontre de ces idées reçues. Mais ce n’était pas vraiment sérieux. Je trouvais juste que ce titre, Gemini Rights, était drôle et qu’il restait assez vague pour que chacun puisse l’interpréter à sa manière. Je n’ai jamais aimé donner un sens bien défini aux choses que je mets en avant. Je suis plus du genre à laisser une porte ouverte, à me mettre dans la position inverse : “Toi plutôt, qu’en penses-tu ? Qu’est-ce que cela t’évoque ?” Chacun doit ressentir ce qui lui convient le mieux et se faire sa propre idée.
Après tes débuts prometteurs et un premier long en solo accueilli avec enthousiasme, comment as-tu abordé cette suite ?
J’avais absolument envie de me dépasser, de m’élever à un certain niveau. J’ai surtout réalisé à quel point je prête finalement attention à ce que je fais. À l’époque d’Apollo XXI, je ne m’en préoccupais pas trop. J’étais plus dans cet état d’esprit : “Voilà ma musique, laissez-moi tranquille, je n’en ai rien à foutre.” C’est véritablement en enchaînant les concerts pour promouvoir mon premier album solo que j’ai pris conscience de tout cela et Gemini Rights reflète ce sentiment. Je ne m’en fous pas et j’aime ça. Je veux devenir meilleur et me surpasser, étape par étape.
Tes premières démos avaient été enregistrées et produites sur ton smartphone, puis Apollo XXI a été élaboré presque entièrement sur ton ordinateur portable. Cette fois-ci, le passage en studio ne pouvait être que la suite logique.
J’avais l’impression d’avoir épuisé totalement l’approche DIY du home studio. Je peux toujours faire mes maquettes à la maison – pour cet album, j’ai d’ailleurs collecté presque 300 idées sur mon ordinateur – mais je voulais surtout faire de la musique qui sorte de ce cadre. Et je suis finalement arrivé à boucler 10 bonnes chansons. Mes premières démos m’ont appris que je pouvais produire autant d’idées que je voulais. Mais je sentais qu’il fallait que je me donne davantage. Je viens d’avoir 24 ans, j’en avais 23 quand je bossais sur Gemini Rights, et j’étais arrivé à un point où je me disais : “Ok, il m’en faut plus.” On a enregistré au Village, à Los Angeles, dans le studio A, là où Dr. Dre a notamment travaillé. C’était fou et je me suis habitué à ce que mes idées sonnent vraiment bien en studio. J’ai adoré ça et ça m’a beaucoup aidé.
“Quand je bossais sur Apollo XXI, j’étais anxieux de ne pas réussir à atteindre ce que je voulais. Alors qu’avec ce nouvel album, je me suis senti en paix avec le fait d’être perdu”
Dans quel sens ?
Plus d’outils, plus de temps. C’était aussi une période où je travaillais sur moi et où je commençais à avoir une idée claire de qui je voulais être. Quand je bossais sur Apollo XXI, j’étais peut-être anxieux d’une certaine manière, anxieux de ne pas réussir à atteindre ce que je voulais. Alors qu’avec ce nouvel album, je me suis senti en paix avec le fait d’être perdu, de ne pas savoir où aller, et que je finirai par y arriver. J’étais plus apaisé, plus patient. J’avais accepté le fait que tout ce que je pouvais traverser n’était qu’un processus.
Apollo XXI prenait des allures de récit initiatique et introspectif, alors que celui-ci semble plutôt orienté album de rupture, d’après la première écoute.
Lorsque j’ai fait découvrir le disque à mes ami·es, il leur a fallu deux premières écoutes : une pour la musique, l’autre pour les paroles (rires). Mais c’est exactement ça. Ce n’est pas un album de rupture type “va te faire foutre” en boucle, mais plus quelque chose du genre “je suis triste, je deviens fou, puis va te faire foutre, finalement revient, mais il me faut du nouveau…”. Tout est plus nuancé, l’album suit lui aussi un processus. Il commence sur Static, où je suis putain d’énervé, comme si je voulais en découdre sérieusement, et finit avec Give You The World, qui tient plus de l’idée d’avoir une colombe au creux des mains et de la laisser s’envoler. Comme si je pouvais enfin passer à autre chose, que j’étais allé au bout et que je m’en étais sorti.
Syd, avec qui tu collabores au sein du groupe The Internet, vient récemment de sortir elle aussi un album de rupture au titre plus qu’évocateur, Broken Hearts Club. Vous vous étiez passés le mot ?
Ce n’était pas prévu. Chacun à notre façon, nous gérons nos problèmes de manière interne et personnelle. Nous avons bien sûr évoqué nos peines de cœur respectives mais nous n’avons pas parler du fait que cela pourrait se traduire en musique. Moi-même, je n’en avais aucune idée. Je ne me suis pas lancé dans cet album avec l’idée d’écrire consciemment un disque de rupture. J’écrivais simplement sur ce que je traversais jusqu’à ce que je me dise “Ok, j’imagine que c’est bel et bien un album de rupture !” (rires)
Ta musique oscille constamment entre son côté fun, joyeux et entraînant, et ce côté beaucoup plus intime et mélancolique où tu sembles te livrer sans détour. Dans quelle mesure la musique que tu produis est-elle une exploration de soi ?
Gemini Rights est une sorte de journal intime. Il y a des chansons comme Mercury qui en prennent vraiment la forme. Un jour, je voulais appeler la personne à laquelle je fais référence sur le morceau, mais j’en étais incapable. J’ai alors pris ma guitare et composé cette chanson, et, après coup, je ne ressentais plus l’urgence de dire à cette personne ce que j’avais à lui dire. J’aime la musique pour cette ressource. C’est un procédé très spécial. Pour moi, une progression d’accords exprime des choses que je ne saurais expliquer autrement et jouer un riff de guitare sera toujours plus explicite que les mots que je peux formuler.
Tu as l’habitude de peser tes mots en interview et de prendre le temps de réfléchir à ce que tu souhaites vraiment exprimer. Fonctionnes-tu de la même manière lorsque tu écris tes morceaux ?
J’ai parfois peur d’en dire trop ou de dire la mauvaise chose, je prends mon temps parce que je ne veux pas divaguer, mais récemment ça devient plus facile. Je pense que c’est lié avec le fait de devenir plus conscient des choses qui m’entourent. Sur l’album, ce que je dis peut-être à la fois drôle ou cru, voire difficile, mais aussi vraiment doux. Ça me ressemble. C’est à la fois une conversation avec moi-même, mais aussi une conversation entre moi et l’auditeur.
Lors de notre premier entretien en juillet 2019, tu expliquais ne pas vouloir être célèbre et avoir envie d’être invisible à certains moments. Le fait de gagner en notoriété, au fil des années et des projets, a-t-il affecté ta créativité ou ta manière de t’exposer via ta musique ?
La célébrité est quelque chose de complètement fou. Je n’arrive pas à comprendre. C’est compliqué de me voir de cette manière, mais ça ne m’effraie plus. Après tout, je ne me considère pas comme quelqu’un de célèbre. Kim Kardashian est célèbre, pas moi. Tu es célèbre uniquement aux yeux de ceux qui pensent que tu es célèbre. Pour les autres, tu n’es personne. Je pense qu’à l’époque où je te disais vouloir être invisible, j’avais très peur de perdre le contrôle de ma vie privée ou que ça influe sur ma créativité. Mais plus je grandis, plus j’avance dans ce métier et plus je gère mon art à ma façon, plus je réalise que je garde le contrôle. C’est beaucoup plus facile d’être là où j’en suis aujourd’hui.
“Je veux que ma musique soit un t-shirt blanc, quelque chose avec lequel tu peux grandir et que tu continueras d’apprécier, encore et encore”
Quel recul as-tu désormais sur ton parcours, de tes premières sessions, à l’époque du lycée, à ce Gemini Rights ?
Heureusement que je n’ai pas explosé avec un hit numéro 1 des charts dès le début, je n’aurais pas su quoi faire de ma personne (rires). Je suis reconnaissant car j’ai l’impression que ma carrière m’a permis de grandir progressivement. Premier album avec The Internet. Ok. Premier album solo. Ok. Produire un disque de Ravyn Lenae. Ok. Faire une prod pour Kendrick Lamar. Ok. Toutes ces petites étapes progressives ont été vraiment cools pour moi, elles m’ont offert l’opportunité d’observer les choses sous tous les angles, d’être un peu en retrait, d’être dans la lumière, de voir comment les autres autour de moi évoluaient et d’analyser ce qu’ils faisaient. Toutes ces étapes ont fait ce que je suis aujourd’hui. J’aspire à être bon, je veux simplement être bon dans ce que je fais. C’est ça le principal. Je me fous d’être extravagant, magnifique, etc. Dans la mode par exemple, tu as la haute couture, un truc très cool, branché et artistique, et tu as le t-shirt blanc. C’est ce que je veux faire. Je veux que ma musique soit un t-shirt blanc, quelque chose avec lequel tu peux grandir et que tu continueras d’apprécier, encore et encore.
Gemini Rights (RCA/Sony Music). Sortie le 15 juillet.
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