L’envahisseur. Refusant de se laisser réduire à une dimension, la musique de Steve Coleman s’apparente aujourd’hui aux explorations effrénées d’une tête chercheuse larguée dans l’espace sans cadastre du jazz contemporain. Trois nouveaux albums enregistrés live à Paris attestent du travail novateur de cet insatiable bouffeur de sons. “J’ai un profond respect pour ceux qui, comme […]
L’envahisseur. Refusant de se laisser réduire à une dimension, la musique de Steve Coleman s’apparente aujourd’hui aux explorations effrénées d’une tête chercheuse larguée dans l’espace sans cadastre du jazz contemporain. Trois nouveaux albums enregistrés live à Paris attestent du travail novateur de cet insatiable bouffeur de sons.
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« J’ai un profond respect pour ceux qui, comme Graham Haynes ou Ornette Coleman, continuent de poursuivre leurs recherches. En ces temps ultraréactionnaires, c’est un exploit suffisamment rare. » Celui qui parle se nomme Steve Coleman, 40 ans l’année prochaine. Natif de Chicago, « dans le South Side, l’un des quartiers de la communauté noire », Steve Coleman se passionne très tôt pour le funk. Il en gardera un goût immodéré pour la pulse. Ce n’est qu’à 18 ans qu’il se prend d’affection pour la musique de Charlie Parker. Saxophone alto au bec, il dévore alors l’œuvre du maître. D’ailleurs, cette boulimie maladive est emblématique de sa forte personnalité. Sa marque de fabrique. En résultent un attachement évident pour certains, une répulsion quasi physique pour d’autres. Steve Coleman ne laisse guère indifférent. Toutes ses conquêtes se font à la force des anches. Le grand Bird a surtout donné à l’élève la force de dépasser le maître. Steve Coleman est un visionnaire, un théoricien, un fêlé de logique. Un empêcheur de jazzer en rond. Toujours en quête. Il est comme ça, insatiable insatisfait. C’est aussi pour cela qu’on l’aime.
1995 restera l’année de la consécration pour le saxophoniste, compositeur prolixe. Un avènement des plus prévisibles pour le fondateur ludique d’un nouveau son : le M’Base, soit Macro-Basic Array of Structured Extemporizations. « Il fallait s’affubler d’un nom avant que l’on nous en colle un. » Comme son aîné, Ornette, cet autre Coleman joue sur les mots. Il en a saisi l’importance dans une civilisation où nommer c’est identifier et, plus loin, exister. M’Base sera son porte-voix dans la jungle publicitaire. C’est tout autant le prétexte à bien des expérimentations. Plus qu’un ensemble défini, il s’agit d’une mouvance née à l’orée des années 80, entre les confrontations avec le batteur Doug Hammond, le quintette du bassiste Dave Holland et les rues new-yorkaises. C’est à cet endroit que l’athlète de l’alto croise le fer avec d’autres musiciens aux devenirs passionnants : Graham Haynes, Geri Allen, Cassandra Wilson, Lonnie Plaxico, David Gilmore, Greg Osby… Ils ont tous en commun un âge, un background, des préoccupations esthétiques. Lui va les unifier autour de ses principes. A l’instar d’un Miles dont on a dit qu’il était l’une des meilleures écoles en jazz, la pesante tutelle du Chicagoan ne dure qu’un temps. C’est l’une de ses caractéristiques : il sort de l’ombre des musiciens, avant de les voir s’afficher avec d’autres. Il n’en garde que peu d’amertume : « Les musiciens s’en vont, et c’est normal. Le tout est qu’ils fassent de bonnes carrières. » Qu’importe : ce qu’il perd en talent épanoui, Steve Coleman le gagne en recherche et fraîcheur.
Au fait, ces trois albums que vient d’éditer BMG, qu’en pense l’intéressé ? Et pourquoi les avoir enregistrés en France ? « Par hasard, et parce qu’une double opportunité s’est présentée : le Hot Brass a eu envie de consacrer une semaine à ma musique et BMG France, celle de l’éditer. Mais je ne crois pas avoir un lien particulier avec la France. C’est la première fois que j’enregistre en club. C’est très stimulant malgré les imperfections inhérentes au concert.« Est-ce un résumé ? « Chaque disque est une étape. En fait, il s’agit d’un instantané à un moment précis. L’intérêt, c’est de faire la somme de ces moments. » Un coffret, c’est quand même une espèce de reconnaissance ? « C’est drôle mais, à moins d’être très populaire, ce qui n’est évidemment pas mon cas, il est rare qu’une maison de disques offre la possibilité de publier un coffret. C’est le privilège des morts ! » Il s’agit donc d’un succès ? « Un moment clé de ma carrière, c’est sûr. Une chose est d’être populaire et vendeur, une autre est de marquer son temps. Je me concentre sur l’avenir. Le problème, c’est que, avec le succès, le public et les maisons de disques demandent de reproduire la même formule. Cette logique commerciale constitue un danger permanent pour la création. »
Enregistrés au Hot Brass, ces trois CD restituent cette chaleur, cette exactitude qui fait tilt. Ces cinq soirées constituaient un vaste projet à la hauteur du personnage. Trois collectifs s’y étaient donné rendez-vous : les Five Elements, l’élément permanent de la fusée, renforcé le temps d’une jam explosive par l’impromptu ténor de David Murray et les incartades verbales des Metrics ; les Metrics, justement, trio de rappers tout en freestyle, animés d’une géniale envie d’en découdre entre les mots et les maux ; enfin, la Mystic Rhythm Society, constellation réactive de cultures diverses, du muezzin marocain Yassir Chadly au suave koto de Miya Masaoka, des percus latines de Joshua Jones à celles, indiennes, de Ramesh Shota. Le fil conducteur étant les indications de Steve Coleman, toujours secondé par ses Five Elements et la verve de Kokayi, rondouillard tchatcheur nourri au gospel.
Depuis dix ans qu’il enregistre sous son nom, il prend un malin plaisir à estampiller ses formations et disques d’étranges signes cabalistiques, clins d’œil à son refus de toute catégorie, à son admiration pour l’Egypte ancienne et, plus largement, à l’ésotérisme. La dénomination de ses disques Curves of life, Myths, modes and means, The Way of the cipher est inquiétante. Tout comme ses collectifs tels Strata Institute, The Mystic Rhythm Society et le petit dernier baptisé Secret Doctrin.
Ce curieux mélange de science et de religion renvoie aux partitions. D’une précision frénétique, elles juxtaposent sonorités acides et imprécations roboratives, cellules répétitives puis circonvolutions évolutives, sans jamais rompre une extrême lisibilité. Elles alternent avec allégresse toutes les métriques possibles, se jouent de toute trame mélodique, s’accordent le temps d’une sempiternelle ritournelle d’une simplicité enfantine. Elles relèvent d’une architecture complexe, elles révèlent une lente maturation. Ici, il n’est point question de séduction. Soit on est happé par cette machinerie, le cerveau scotché par le tourbillon des notes. Soit on reste sur le bas-côté, les esgourdes engourdies par tant de codes. Comme souvent, l’initiation est un passage obligé. On entre en M’Base. On en ressort aussi, différent. Tout ce qui passe dans les mailles serrées du filet est disséqué, trituré, éprouvé, toujours revu et corrigé sous l’angle du compositeur. Soit une pensée unique pour une musique multiple. C’est l’une des ambiguïtés de Steve Coleman. Chez lui, la liberté se conjugue avec la rigueur. Avec la tradition aussi. Il en use, maquille les standards, les cite, les éclate le temps d’une révérence allusive. Il les respecte bien sûr. Même les rappers se sont pliés à sa discipline de fer. Ils vous le diront : « Avec Steve, il faut toujours travailler, sinon on est largué. »
Les libres scansions de Kokayi, Black Indian et Sub-Zero (les Metrics) sont autant le fruit d’une longue quête de leur leader que d’une volonté des trois de se mettre à niveau. Mieux, les élèves dépassent le maître. Comme toujours. Et il en va ainsi pour tous ses partenaires. Les novices s’accrochent, comme le pianiste Andy Milne, et plus encore le trompettiste Ralph Alessi. Bien sûr, il y a quelques surdoués, pas le moins du monde réfractaires à l’omnipotence charismatique du leader. Le batteur Gene Lake s’est imposé naturellement. Comme une évidence. Talentueux ou laborieux, tous jouent le jeu. Au fait, quel est-il ? Steve Coleman interroge le jazz contemporain et, plus largement, la fameuse Great Black Music revendiquée voici trente ans par l’AACM, un collectif made in Chicago. Son vocabulaire et sa grammaire s’y réfèrent, formation et éducation obligent. Ne l’envisager que de cette oreille serait néanmoins bien illusoire. Un tantinet réducteur. Tout comme les concepts fumeux du genre « world-music », « rap jazz », « hip-hop » et autres tiroirs réversibles à volonté ne donnent qu’une vision mode et parcellaire de son univers. Lui se marre : « Ma musique n’est pas du hip-hop. N’importe quel producteur vous le certifiera ! » Du jazz peut-être… « Je ne pense pas jouer du jazz. Appelons ça musique. C’est plus simple et plus ouvert ! » Disons du Steve Coleman et c’est déjà plus que suffisant. Ne répète-t-il pas qu’il ne cesse de découvrir ? Les transes soufies, les ornementations moyen-orientales, les micro-intervalles vocalisés, les compositeurs européens, les principes bouddhistes mais aussi la culture des B Boys et les playgrounds new-yorkais, l’informatique et ses réseaux, tout l’intéresse.
« Le message de ma musique : que les gens pensent par eux-mêmes ! Peu importe le domaine, dès que tu penses par toi-même, tu es en position de création. » C’est pourquoi les étiquettes simplistes s’évacuent d’elles-mêmes, clichés d’un autre âge. Tout juste s’agit-il de rassurantes références. Utiles certes, mais inaptes à questionner et formuler l’aujourd’hui. Il ne peut en être autrement pour qui crée. Steve Coleman est moderne. Un point, c’est tout.
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