Groupe indie pop très influent et pourtant sous-estimé des années 1990, Stereolab revient dans la lumière à la faveur d’une nouvelle compilation, Electrically Possessed [Switched On Volume 4]. Retour, en compagnie de sa cofondatrice Lætitia Sadier, sur les traces de ce monument underground qui sut marier conscience écologique, inspiration situationniste et anticapitalisme sous des atours pop.
Sur fond de couleurs criardes, un étrange personnage au sourire carnassier tend un doigt en forme de pistolet vers l’auditeur, le défiant presque d’oser l’achat. Cette cultissime pochette est la première des variations de Cliff, mascotte graphique de Stereolab inspirée par le personnage créé en 1970 par Antonholz Portman pour son comics Der tödliche Finger (“le doigt mortel”). Elle grave la naissance du groupe sur vinyle et symbolise sa démarche exigeante.
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Grâce à sa musique, dont le psychédélisme repose autant sur le postpunk, la pop 60’s que sur les boucles électroniques et les plages hallucinées des synthés, Stereolab a toujours tenté de faire passer un message politique radical auprès du plus grand nombre. La révolution n’aura pas lieu, mais les fans n’ont jamais abandonné cet ovni tout au long de sa carrière unique et prolifique.
Comment aborder le parcours d’un tel monument de la pop ? Sous quel angle s’approcher pour tirer le portrait d’un des groupes alternatifs les plus influents et pourtant sous-estimé des années 1990 ? Stereolab reste impossible à réduire à une seule définition.
Insaisissable, c’est le rêve “bubble pop” que ferait une machine, c’est le monde du futur comme on l’imaginait dans les années 1950-1960, c’est une dystopie alignant des parasols aux couleurs chatoyantes sur un terrain d’essais nucléaires. L’excellent critique Simon Reynolds l’écrivait d’ailleurs dans le magazine Rolling Stone : “Leurs disques forment un corps inlassablement séduisant qui sonne toujours pareil, toujours différent.”
Montpellier, début des années 1980…
Le groupe a toujours souhaité anticiper l’avenir en citant le meilleur du passé comme le jazz, le rock arty, le Krautrock et la Kosmische Musik, le postpunk, l’easy-listening, la bossa nova ou les yéyés… Tout a déjà été écrit sur Stereolab. Le meilleur comme le pire. Saisir l’essence définitive d’une formation aussi polymorphe, sonnant différemment d’un disque à l’autre, est un exercice que nous n’aurons pas la prétention de relever dans ces pages.
Laissons de côté l’analyse appliquée de l’ensemble de sa vaste discographie (une dizaine d’albums studio, une quinzaine d’EP, de nombreuses compilations, pléthore d’inédits, de raretés et de collaborations) pour nous offrir la possibilité de l’ellipse : raconter la genèse, la fin, puis la renaissance du groupe en laissant la parole à Lætitia Sadier, car c’est son histoire avant tout.
Montpellier, début des années 1980. La jeune Lætitia Sadier grandit auprès de parents mélomanes. Sur la platine familiale tournent en boucle les disques de Pierre Henry et de Boulez, quand il ne s’agit pas de grands airs d’opéra. La musique la fascine très tôt, bien plus que la littérature à l’époque. Elle se considère comme “légèrement dyslexique” durant l’enfance. La vie est douce mais, à l’école, elle se sent parfois comme “une paria” ne trouvant pas dans quel moule elle pourrait s’intégrer.
La famille voyage beaucoup et a déjà posé ses valises dans de nombreux endroits de par le monde. Lætitia garde encore en tête toutes les pop songs ensoleillées et les rengaines disco qu’elle entendait à la radio aux Etats-Unis. Elle a désormais 15 ans et une première certitude en tête : elle fera de la musique !
Elle s’intéresse au fourmillement de la scène punk locale de Montpellier, avec des groupes tels que Kamizol ou The Lost Boys, tout en repassant inlassablement ses classiques favoris (The Cure, Young Marble Giants, The Residents). Elle vit l’explosion du punk comme une stimulation, la preuve que tout est possible en art quand on fait preuve d’un peu de volonté.
Jeune fille au pair à Londres
1988, Paris. L’envie de musique, et surtout d’en faire, est là, plus que jamais. L’étudiante en langues étrangères appliquées (LEA) écume les concerts à la nuit tombée, au New Morning notamment. Mais la lassitude s’installe quand elle ne trouve pas sa place dans la scène rock : “Je n’ai pas rencontré de gens assez sérieux, tous les projets tombaient à l’eau. C’était trop de paroles, beaucoup d’inaction. J’étais déçue et frustrée, je voulais que les choses avancent.” Son échappatoire ? Londres.
Profitant de son statut de jeune fille au pair, elle s’en va prendre le pouls musical de la ville. Quand elle revient en France, elle lâche ses études, bosse à la Fnac, et c’est au détour d’un concert de McCarthy, projet indie pop politisé, que tout va enfin s’accélérer. Leur chanteur, Malcolm Eden, utilise la scène et son charisme pour lancer ses revendications anti-Thatcher et anticapitalistes.
Mais c’est Tim Gane, qui officie en tant que guitariste, qui attire son attention. C’est le coup de foudre mutuel ; le couple nouvellement formé déborde d’envies et de projets. La Française le suit à Londres, puis fait ses premières armes sur le troisième et dernier album de McCarthy : Banking, Violence and the Inner Life Today (1990). Tim Gane souhaite “se libérer musicalement, ouvrir son son”. Le split ne tardera pas, les ambitions artistiques devenant incompatibles entre les musicien·nes.
Le panache et l’originalité de Stereolab
Le couple a alors une seule priorité : mettre la main sur un orgue électronique Farfisa et un Moog à moindre coût. Le do it yourself pour mot d’ordre, ils sortent deux EP en totale autoproduction, au format vinyle et en édition limitée, vendus par correspondance.
“Je me suis attelée aux paroles, et Tim à la musique. Il y avait chez lui un vrai désir de contrôler sa musique, de la maîtriser de bout en bout. C’est dans cette idée que nous avons lancé notre propre label, Duophonic Super 45s, soutenus par notre fidèle manager, Martin Pike. Personne ne devait pouvoir nous imposer quoi que ce soit en termes de son ou d’esthétique. C’était peut-être arrogant mais nécessaire. Cela correspondait aussi à une époque où la musique indépendante commmençait à se conscientiser et à s’institutionnaliser fortement.”
Un goût atypique pour les synthétiseurs vintage, les jeux rythmiques, le sens de la variation mélodique
Pour dénicher le nom du groupe, il·elles s’inspirent de celui d’une série de disques publiés dans les années 1960 par le label de folk Vanguard, mettant en avant les qualités de la stéréophonie. Stereolab est né. Leur musique est minimaliste et cérébrale, des suites d’accords répétés inlassablement sur lesquels des claviers viennent se fondre élégamment. Les textes, chantés indifféremment en anglais et en français, font référence à la philosophie situationniste, au surréalisme… “Etre unique était plus important qu’être bon”, comme aimait à le répéter Tim à leurs débuts.
Le panache et l’originalité de Stereolab attirent l’attention du label indépendant Too Pure, qui publiera son premier album, Peng!, et la compilation Switched On (titre clin d’œil à Wendy Carlos, pionnière des musiques électroniques). Avec Peng! en 1992, le groupe rode toujours la formule parfaite.
Une réaction virulente contre le conservatisme, la religion et le capitalisme
On décèle déjà son goût atypique – pour l’époque – pour les synthétiseurs vintage, les jeux rythmiques, le sens de la variation mélodique et cette voix si particulière de Lætitia, à la fois aérienne et détachée. On la compare parfois même à la chanteuse Nico. Avec The Groop Played “Space Age Batchelor Pad Music” (1993), Stereolab continue de poser les jalons d’une musique différente et influencée aussi bien par Neu!, Kraftwerk que le Velvet Underground.
L’empreinte politique que laisse McCarthy sur le groupe est nette : les premiers textes de Lætitia sont une réaction virulente contre le conservatisme, la religion et le capitalisme. Le léger succès américain de Stereolab leur offre pourtant l’opportunité de signer chez Elektra, tout en gardant le contrôle créatif. C’est pourtant l’incompréhension totale qui domine à leur première rencontre avec le label.
“Il paraît que Terry Tolkin, vice-président chez Elektra, est devenu totalement livide quand il a entendu les paroles et la musique de notre dernier LP, Space Age Batchelor Pad Music, pour la première fois. Etonnamment, il a cru en nous et a fini par nous signer. Après chaque nouvel album avec eux, nous étions persuadés qu’ils allaient nous lâcher, mais ils sont restés jusqu’au bout du contrat de sept disques. Ils avaient raison, c’est aux Etats-Unis que nous avons le plus marché au final.”
Terry Tolkin ne sera pas déçu ; le groupe enfonce le clou à grands coups de marteau rouge : leur single de 1994, Ping Pong, qui donne son titre au maxi du même nom de 1994, contient l’un des messages politiques les plus forts de Stereolab : “There’s only millions that lose their jobs/And homes and sometimes their sense/There’s only millions that die/In their bloody wars, it’s alright” (“Ce ne sont que des millions de personnes qui perdent leur emploi/Ainsi que leur maison et parfois leur raison/Ce ne sont que des millions de personnes qui meurent/Dans leurs foutues guerres, c’est pas grave”). Pas tout à fait le genre de pop que les college boys américains s’attendaient à chanter en serrant une Budweiser à la main.
Des clips commencent à tourner sur MTV
“Mon école pour l’écriture et la musique, c’est Stereolab ! Il n’y a pas eu de changement majeur dans ma manière d’écrire pour le groupe au fil des années. Avec Monade [son projet parallèle], j’ai pu expérimenter quelque chose de libérateur en construisant mes textes avant la musique. Mon but a toujours été de mélanger l’intime et le sociétal, de faire passer des messages simples et forts comme le fait que le système capitaliste marche sur la tête. Chose que je continuerai toujours à faire, d’autant plus que la situation ne cesse de s’aggraver.”
“Cornelius Castoriadis, philosophe politique radical, a pu influencer ma pensée [le nom Monade et le titre de son premier LP, Socialisme ou Barbarie, sont aussi des références à l’œuvre de Castoriadis], mais ne nous faisions pas de la musique à destination des seuls initiés : nous voulions nous adresser au plus grand nombre et tenter de faire changer les choses avec poésie”, raconte Lætitia Sadier.
Avec Elektra, Stereolab enchaîne les albums à un rythme stakhanoviste, comme Transient Random-Noise Bursts with Announcements (1993) ou Emperor Tomato Ketchup (1996), qui leur offrent un vrai succès d’estime et une première apparition dans les charts britanniques.
Les clips des singles French Disko et Jenny Ondioline commencent à tourner sur MTV. Une bonne blague situationniste en somme. En 1997, Dots and Loops prend une orientation electropop, et s’il laisse quelques fans de la première heure sur le carreau, c’est une nouvelle réussite.
Premiers signes de fatigue
Les choses se gâtent pourtant au début du nouveau millénaire. La claviériste Morgane Lhote les quitte. Sombre loi des séries, le couple que formaient Lætitia Sadier et Tim Gane se déchire. Il compose désormais seul, quand Lætitia doit se contenter d’envoyer ses textes par fichiers interposés. 2002, la mort de la chanteuse australienne Mary Hansen, dont la voix diaphane faisait un parfait contrepoint à celle de Sadier, est un choc terrible pour ses acolytes.
Chemical Chords, album up-tempo léger et inspiré, sort en 2008, mais le groupe commence à montrer les premiers signes de fatigue. La séparation de Stereolab arrive en 2009. Une annonce qu’ils relaient avec humour sur leur site officiel : “As we recently made #51 with Emperor Tomato Ketchup in the Amazon 100 Greatest Indie Rock Albums of All Time, we feel that our work is done for the moment” (“Comme nous avons été classés 51e avec Emperor Tomato Ketchup dans le top Amazon des 100 meilleurs albums indie rock de tous les temps, nous pensons avoir accompli notre travail”).
Nous sommes en 2010, et Not Music restera comme l’ultime album studio de Stereolab. Lætitia Sadier se consacre alors à Monade, à des projets solo et à de nombreuses collaborations éphémères (Aquaserge, Beirut, Deerhoof ou Tyler, the Creator), tandis que Tim Gane poursuit ses travaux de laborantin électronique avec son projet Cavern of Anti-Matter.
2019. Surprise totale, le groupe met fin à ce qu’il appelle un “hiatus”. Stereolab annonce son retour à travers une campagne de réédition de ses meilleurs albums, publiés à intervalles réguliers. Une tournée internationale est organisée pour la grande joie des fans.
Laissons le mot de la fin à Lætitia
Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, Warp publie, trois ans après le coffret Switched On [Volumes 1-3], la compilation Electrically Possessed [Switched On Volume 4], qui retrace les années 1999 à 2008 en vingt-cinq titres compilant un mini-album méconnu, The First of the Microbe Hunters, divers 45t de tournée et autres raretés, ainsi qu’un morceau indispensable réalisé en collaboration avec Brigitte Fontaine (Calimero).
Stereolab fut en avance sur son temps. C’est peut-être la raison de son manque de succès. Un pied dans l’underground, l’autre dans le mainstream, le groupe a brouillé les pistes. Passeurs géniaux, Stereolab a marqué les nineties autour d’un postulat fort : créer des passerelles, oser des croisements entre les genres.
Laissons le mot de la fin à Lætitia : “Nous avons conçu une musique contrastée, faite d’ombre et de lumière, dansante et troublante. Et s’il ne m’est pas toujours facile de réécouter certains de nos titres, je suis toujours surprise par la fraîcheur de nos mélodies, par le fait que nos textes soient toujours autant d’actualité autour de la prise de conscience de l’impact que nous avons sur cette planète. Cela ne vieillit pas si mal, non ?” Eternels, en effet.
Electrically Possessed [Switched On Volume 4] (Warp/Duophonic UHF Disk/Differ-Ant)
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