Le mot de la fin revient à deux activistes français de la musique de film : Stéphane Lerouge, qui exhume des trésors du patrimoine hexagonal au prix de contorsions invraisemblables, et Nicolas Saada, qui fait partager sa passion à la radio.
– Stéphane Lerouge, archéologue de la musique de film française
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« A la fois chasse aux trésors, jeu de piste et course contre la montre, la réédition de bandes originales est un chemin parsemé d’obstacles matériels et juridiques. Déménagements, catalogues voyageurs, bandes oubliées dans les studios, sinistres divers, l’inventaire des embûches ressemble vite à l’escalade d’un mini-Golgotha.
Pourtant, depuis plusieurs années, le marché de la bande originale et de la réédition s’est métamorphosé, grâce notamment à la télévision qui a créé une demande sur les musiques de film qu’elle rediffuse en boucle. Phénomène accentué par une prise de conscience de la musique de film comme musique pure, de son importance esthétique et patrimoniale. Pour résumer, il faut aujourd’hui rattraper des années de négligence, de mépris, courir après le temps pour rassembler des éléments égarés, dispersés, voire à jamais disparus. Pour une même partition, différentes bandes peuvent être retrouvées indistinctement dans les archives de l’éditeur, du producteur du film, du compositeur, de la maison de disques. Parfois, aucun de ces intervenants n’a gardé le moindre élément. Quant aux compositeurs, leur instinct de conservation est variable : autant Antoine Duhamel ou Georges Delerue ont méthodiquement récupéré une précieuse copie de leur uvre à l’issue de chaque session, autant Maurice Jarre ou Michel Legrand s’en sont toujours moqués. Dans leur esprit, leur mission s’achève au terme de la séance d’enregistrement.
Ces dix ans d’archéologie musicale, de fouilles intensives, me font l’effet de montagnes russes, avec des moments d’exaltation et de déception. Des bandes qui ne contiennent pas ce que leur boîtier annonce, qui se dévident en refusant de livrer ce que l’on attend d’elles… Mais ce sont aussi ces instants fragiles où, avec fébrilité, on a le sentiment d’accéder au Graal, en touchant du doigt des incunables secrètement espérés : Mic et Mac par Anna Karina, chanson inédite de Pierrot le Fou, un essai vocal de Delphine Seyrig sur les Conseils de la Fée des Lilas de Peau d’Ane, l’intégralité du score de Michel Legrand pour Le Cercle rouge, finalement refusé par Melville, des instrumentaux originaux de Gainsbourg… Sans oublier, au fond d’une boîte à chaussures chez Agnès Varda, plusieurs cassettes audio Philips des années 60 sobrement étiquetées « Essais Rochefort ». Et contenant l’intégralité des séances de travail entre Legrand, au piano, et Jacques Demy pendant l’écriture musicale de leurs Demoiselles. Tout un cheminement de création revécu en temps réel, avec ses incertitudes et ses enthousiasmes.
Enfin, cas extrême : le sauvetage des archives du compositeur René Cloërec (Le Diable au corps, La Traversée de Paris), stockées depuis quarante ans dans sa cave. Trois jours plus tard, elle était inondée. Et puis, il y a les situations sans alternative : que faire quand les bandes sont définitivement introuvables ? Une seule solution : reprendre le chemin des studios. Ainsi, Antoine Duhamel a récemment réenregistré la musique de Week-End afin de pouvoir publier une anthologie autour de sa collaboration avec Godard. Plus acrobatique encore, la musique de Fantômas de Michel Magne, dont toutes les bandes et partitions s’étaient envolées en fumée dans l’incendie du château d’Hérouville en 1969. Pour y remédier, le compositeur Raymond Alessandrini a patiemment reconstitué la partition ! Pour ensuite convoquer en studio exactement la même formation qu’à la séance d’origine, trente-cinq ans plus tôt. Ce sera aussi la méthode à adopter pour la musique de Monsieur Arkadin, coup de génie de Paul Misraki pour Orson Welles. « L’éditeur m’avait ordonné de lui prêter ma bande et mes partitions, soupirait souvent le compositeur. Mais il a fait faillite, il est mort, la société a été liquidée… Je n’ai jamais revu mes documents. »
Pour éviter l’irrémédiable, une piste possible en guise d’avenir : sur le modèle américain, créer une société pour la préservation de la musique de film. Afin que dans cinquante ans, on puisse toujours écouter ce qu’Alexandre Desplat ou Bruno Coulais écrivaient en 2001. »
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Stéphane Lerouge est responsable de la collection de musiques de film chez Universal et prépare une intégrale Gainsbourg au ciné.
– Nicolas Saada, animateur de Nova fait son cinéma, tous les samedis de 11 h à 12 h sur Radio Nova
« Avec Nova fait son cinéma, la réalisatrice de l’émission Isabelle Gornet et moi-même avons pris les choses un peu à contre-courant : résultat, la musique de film ouvre les oreilles de bien des profanes. Inconsciemment, un spectateur de cinéma s’acclimate à des formes musicales qu’il n’imaginerait même pas écouter en concert. La musique de film est la seule expression du siècle à avoir préservé toute une mémoire qui aurait disparu sans l’acharnement de ses créateurs. Quand on découvre Lulu d’Alban Berg, on entend à quel point la musique de film s’est inspirée du registre dodécaphonique. La musique de film se nourrit pour une bonne part d’intuition, de vitesse de réflexion, de dialogue avec l’image. Elle a aussi ouvert de nouvelles voies dans la création musicale : le third stream en jazz est un enfant de la musique de film. De même, les chanteurs soul ont trouvé un nouvel imaginaire en composant pour le cinéma. Chaque jour, je me rends compte que sans l’écoute des Rota, Rózsa, Schifrin, Morricone, Jaubert ou Delerue, je serais peut-être passé à côté de grands compositeurs. Il y a des échos de Bartók dans le thème des Tueurs de Rózsa, et l’ombre de Ravel plane sur tout ce que Herrmann a composé. Les musiciens de film sont le ferment de l’ouverture, de l’abolition des frontières entre toutes les musiques. Leur contribution est immense, et je réalise que je ne pourrais jamais me passer d’eux. Nova fait son cinéma programme parfois des morceaux en association libre : mélodies de Rota, thèmes de Misraki, compositions savantes de Takemitsu ; tout s’enchaîne dans une harmonieuse fluidité, et les hiérarchies entre les genres s’effacent. Je ne peux imaginer meilleure façon de rendre hommage à une des expressions les plus vivantes, les plus ardentes et les plus généreuses du siècle. »
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Nicolas Saada a écrit les notes de pochette de la collection Musiques de films chez Warner.
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